Pratiquement enseveli sous une montagne de parchemins et autres tablettes, Aeganon parcourait les rapports sénatoriaux et autres missives qui lui étaient adressées, calé aussi confortablement que possible dans son lit. Bien qu’il put le quitter un peu pour éviter une perte musculaire trop importante et réhabituer son corps à une existence normale, il y passait encore une majorité de son temps, afin d’être certain que ses multiples blessures achèvent leur cicatrisation correctement. La magie, certes, avait sauvé sa main, et surtout sa vie. Cependant, elle avait un prix, et pas que pécunier. Des chairs aussi malmenées ne pouvaient être réparées sans des sacrifices immenses. Et une fois la Toile réarrangée, il convenait aussi à la nature de procéder, car l’art sacré du Collège demeurait avant tout une manipulation du vivant, et non un miracle en tant que tel. Cette nuance, il l’avait expérimenté durant la guerre, face à d’autres blessés. Plongé dans un sommeil artificiel par les mages pendant de longs jours pour permettre à son corps de récupérer et de faire face tant aux traumatismes qu’à la surcharge magique, le Bellarys avait ensuite été soumis à une convalescence interminable, du moins, selon ses standards. Pas question, cependant, de rester inactif. Dès qu’il l’avait pu, il avait repris le travail sénatorial, dans la mesure de ses capacités, dictant des lettres à un scribe quand il ne pouvait écrire, et se faisant lire sa correspondance ainsi que les dernières avancées à Drivo, notamment sur la gestion de la crise, l’enquête … et bien sûr, les bruits et tractations autour de la future élection. Pour le reste, certes, l’ennui avait vite assailli le bouillant Sénateur, et il avait rapidement épuisé les lectures potentielles, ainsi que l’amusement procuré par ses œillades gourmandes aux servantes chargées de changer ses bandages. A vrai dire, il était certain qu’après un baiser volé, Daemor avait décidé de prendre des mesures et lui avait assigné la plus âgée de leurs domestiques à Valyria. Ce qui n’avait guère arrêté ses jeux, par plaisir de l’agacer comme pour se procurer un peu d’amusement dans ces mornes journées qui s’écoulaient si lentement. Et pourtant, ce dernier et Maera se relayaient à son chevet, égayant ses journées de leur présence, chacun à leur façon. Taekar avait même obtenu la permission de sortir du Collège, et il avait reçu un courrier de Jaemor. Leur mère avait aussi voyagé depuis Rhyos, et Aeganon avait eu peine à se rappeler de la dernière fois où elle avait paru sincèrement s’intéresser à lui ainsi, sans l’ombre paternelle pour réfréner sa tendresse maternelle. Il n’y avait que Jaegor pour manquer à l’appel du touchant tableau familial. Il s’était contenté de passer une tête par la porte, de constater que son fils était en vie, avec presque une pointe de regret dans la voix qu’il avait été incapable de masquer, et s’en était allé après lui avoir souhaité un prompt rétablissement qui avait dû lui arracher la bouche entière. Bref, rien ne changeait. Mais la peste soit du patriarche : Aeganon l’avait rayé de son existence des années auparavant. Et le reste de la famille offrait une présence autrement plus agréable. Même s’il lui tardait de reprendre son existence normale. A vrai dire, il lui semblait n’avoir jamais passé une période aussi longue entre les murs d’une résidence Bellarys, sans en sortir, depuis son adolescence. Même de retour à Valyria, le Sénateur avait pris l’habitude de passer une partie de son temps libre dans son bureau à Drivo, ou dans les maisonnées de ses amis – et maîtresses, certes. Il rentrait au coucher du soleil, afin de se décrasser, avant de repartir au creux de la nuit. Parfois, il y menait quelques affaires, ou accueillait quelques connaissances, mais uniquement quand il estimait pouvoir user de ce nom pour lequel il n’éprouvait que peu de loyauté, ou simplement pour recevoir des personnes proches de sa famille. En trois mois, il avait donc eu tout le loisir de se tenir au courant des bruits courants dans le pied-à-terre familial dans la capitale. Bien sûr, il avait épuisé toutes les rumeurs à propos des serviteurs, engrangeant précieusement, cependant, ces dernières dans un coin de son esprit. On ignorait par trop ces petites mains, et ce qu’elles pouvaient faire pour un service rendu. Ainsi, il avait écrit une lettre de recommandation à Sandor Slagaeron, forgeron bien établi et peu enclin à laisser sa fille épouser un de leurs valets, pour conter les mérités de l’homme et l’assurer de son amitié, en souvenir de la guerre vécue côte à côte – récit fortement enjolivé, mais qu’importe. Les amoureux étaient reconnaissants, le forgeron flatté, et il était certain d’avoir désormais des yeux et des oreilles entièrement dévoués. Puis, évidemment, il s’était intéressé à ce qui concernait plus directement sa famille. Les spéculations sur le mariage – encore un, c’était décidément la saison – entre son jumeau et leur jeune sœur allaient bon train. Ajourné le temps de savoir, crûment, s’il ne faudrait pas tout d’abord fêter un enterrement, le sien, les préparatifs avaient tout juste repris. La perspective, évidemment, l’enchantait autant qu’avaler un verre de ciguë. Il aurait presque pu charger un autre wyrm pour repousser encore l’échéance. Hélas, tout cela n’avait que trop duré. Il aurait même parié que son père, finalement, trouvait la nouvelle date potentielle à son goût, espérant peut-être capitaliser sur la course au siège de Lumière pour transformer l’union en un événement mondain incontournable, où tous les candidats se presseraient. C’est ce que lui-même aurait fait, ne pouvait s’empêcher de penser Aeganon avec ironie, contemplant à nouveau la ressemblance patente entre son géniteur et sa personne. Un grincement de la porte le tira de ses pensées. Une silhouette blonde se dessina dans son ombre, aisément reconnaissable. Avec un sourire éclatant, le Bellarys salua sa sœur d’un signe de tête par-dessus ses parchemins :
« Déjà de retour, ma sœur ? Je te manque donc tant que cela ? A moins que je ne sois le refuge idéal pour échapper aux sermons de Père ? Il est vrai que c’est bien la seule pièce où tu es certaine qu’il ne te suivra pas. »
Le constat n’était même pas amer. Il était réellement amusé, car Aeganon était bien au-dessus de cela, désormais, blasé par cette situation dont il se moquait, prenant même un malin plaisir à agacer leur paternel. Ecartant de sa main gauche lourdement bandée encore le monceau de paperasse, sans se soucier de leur devenir, il tapota sur le rebord de son lit, l’homme prit un air conspirateur alors qu’il l’invitait à le rejoindre :
« Allons, dis-moi tout : t’a-t-il encore répété les différences é-vi-den-tes entre le poivre de Volantis et celui importé d’Andalos ? »
Se redressant autant que son torse lui aussi encore bandé le lui permettait, Aeganon prit une voix caverneuse et cassante, avec une mine d’outre-tombe pour délivrer une imitation particulièrement moqueuse de Jaegor Bellarys :
« Le poivre de Volantis est très particulier, par son goût si précieux, qui nous rapporte précisément deux onces d’or par sac, car les cours ont chuté après les récoltes de cette année, en raison de la migration des insectes. Tu devrais savoir cela par cœur, jeune fille. Qui ignore le cours du poivre sur trois saisons, le taux d’échange avec la muscade dans chaque port valyrien, enfin, et tu bailles en plus ! Sais-tu donc que si nous en sommes, c’est parce que ton arrière-grand-père a respiré plus de poivre que tout autre dans sa vie ? Ah vraiment, toi, tu te serais contentée d’éternuer, alors que lui, lui ! Jeunesse indigne de notre glorieux nom, qui est incapable d’énumérer les trente-six variétés de poivre sur le continent, et de dire correctement à quel plat elles s’associent le mieux. »
Un fou rire le gagnait à mesure qu’il s’animait, épousant les tics du patriarche Bellarys, roulant légèrement les yeux de fureur surjouée, les bajoues vibrionnantes d’indignation factice. N’y tenant plus, il arrêta sa logorrhée taquine, espérant avoir fait naître un sourire sur les lèvres de sa cadette.
« Je préfère entendre ton rire et voir ton sourire, petite sœur. Il est l’un des plus beaux joyaux que recèle cette demeure. »