Un léger rayon de lumière jaillit au travers des lourdes tentures qui offraient à la pièce cette aura tamisée. Les nombreuses voilures sombres plongeaient les appartements de Gaeron Taellarys dans une pénombre assez confortable pour apaiser ses maux. Nul rayon de l’astre du jour ne pouvait le toucher sans qu’il ne gémisse de ses feux trop ardents et cuisants. Il ne trouvait sa salvation que dans l’obscurité et les vapeurs d’herbes et d’essence qui imprégnaient les lieux, la quiétude de ses longs repos et la chaleur bienveillante de cette main qui serrait doucement la sienne. Le réconfort de ce contact tendre parvenait à lui redonner suffisamment de vigueur pour ouvrir les yeux et éprouver l’univers qui l’entourait, arraché à ses délires et ses rêves vaporeux. Ses prunelles pures contemplaient ce visage qui lui rappelait tant les contours gracieux d’un être chéri et aimé au-delà de toute mesure. Quelquefois, ses confusions maladives l’amenaient sur des chemins incohérents et malheureux où les fantômes d’autrefois prenaient vie une nouvelle fois. Des résurgences gonflées d’espoir qui s’écrasaient sur les contreforts escarpés de la réalité. Le chagrin le frappait avec une telle violence qu’Elineor avait rarement le cœur à le détromper de ses douces chimères. Sa main se faisait caressante sur son visage buriné par le temps et les épreuves. « Tu me manques… » bredouilla-t-il, amenant un sourire empli de compassion sur les lèvres de sa fille. Sa bouche maudite n’osa formuler de réponse de crainte de se trahir par quelque balbutiement. Ses tendresses se déployèrent par les soins qu’elle lui prodigua, épongeant son front fiévreux d’un linge humide et frais.
Un geste devenu si naturel au fil du temps qu’Elineor ne parvenait à se persuader qu’elle n’aurait plus l’occasion de l’exécuter. Ses jours en ces lieux étaient comptés, l’ombre menaçante de son destin s’approchant d’heure en heure pour venir définitivement la cueillir et l’arracher aux siens. S’il était entendu qu’elle ne pleurerait point les siens, son cœur se lacérait à la simple idée d’abandonner son père à une progéniture si indifférente. L’une, auréolée de ses vanités et de ses artifices, l’autre, enivré de ses excès et de ses vides. Hélas, l’avenir qu’on lui prédestinait l’écarterait de ce chevet qu’elle ne quittait que très rarement.
Lorsque le temps eut raison des forces de Gaeron, il s’en alla trouver refuge dans un sommeil où, l’espérait-elle, il rencontrerait l’étreinte réconfortante de Daerya Notheos. Discrète, son pas léger la mena hors des appartements de son père. Elle se dirigeait vers sa propre chambre, cherchant quelque solitude, quand la voix duveteuse d’Alyhrys réclama sa présence derrière elle. Elle fit volte-face, observant sa demi-sœur se démener avec une chevelure encore humide. Elineor la rejoignit dans ses appartements où elle venait d’entrer. Helys s’affairait autour de sa maîtresse pour parvenir à lui sécher et lui démêler correctement sa soyeuse chevelure d’argent. A son plus grand dam, la jeune femme était une bien piètre poupée qui ne cessait de s’agiter et de voguer d’une toilette à une autre, cherchant celle qui lui siérait le mieux. Un combat perpétuel auquel devait se confronter la servante chaque matin. « Aide-moi à choisir ma tenue, Eli. Je ne sais sur laquelle me décider. » Alyhrys s’enfuit à l’autre bout de la chambre, à la recherche d’autres vêtements, obligeant Helys à devoir lui courir après. Cette dernière devait se mordre la langue pour ne point ordonner à sa maîtresse de se tenir tranquille. Une vaine lutte dans laquelle elle n’osait se projeter. Elineor se mit à étudier toutes les étoffes étalées sur le lit. « Quelle toilette expose le mieux notre richesse ? Je ne tiens point à paraître quelconque, si sauvages soient-ils. Faudrait-il seulement qu’ils aient la moindre appréhension de ce que l’élégance peut signifier. » La benjamine Taellarys eut un sourire sardonique. « N-n’est-ce p-pourtant parce q-que nous s-sommes pauvres que j-je dois ép-pouser l’un d’eux ? » Cette ironie cinglante ne trouva aucune faveur aux yeux de son aînée qui lui jeta un regard assassin. Sachant qu’elle ne pouvait se permettre plus d’insolence, Elineor se replongea dans son étude, désignant bientôt du doigt une robe de soie raffinée, sertie de motifs d’or et de pierres. Si l’ostentatoire était de rigueur, elle ne manquerait point d’atteindre son but.
Alyhrys sembla satisfaite de ce choix et ses traits se détendirent d’un seul coup. Pour le plus grand bonheur de Helys, elle vint se poser face à sa coiffeuse. Un soulagement de courte durée puisqu’elle fut congédiée presque aussitôt avec agacement par sa maîtresse qui tendit plutôt la brosse à Elineor. Réprimant un soupir de lassitude, la jeune femme s’approcha, brossant délicatement la chevelure de sa demi-sœur. Alors que cette dernière n’accordait que peu d’attention à ce qui l’entourait dès lors qu’elle trouvait son reflet dans un miroir, elle se mit à étudier sa benjamine. « Par Arrax, que tu es pâle. Il est à espérer que ce Tortionnaire, comme il se fait appeler, ne soit point exigeant en matière de beauté. » La main d’Elineor trembla. D’une rage sourde et maîtrisée. Une colère qui l’empêcha d’assouvir ses pulsions en tirant sur le cuir chevelu d’Alyhrys. « Enfin, la rumeur dit qu’il est boiteux. Vous voilà bien assortis. » L’héritière Taellarys se mit à glousser de son propre trait d’esprit, n’ayant jamais eu de meilleur public qu’elle-même. Elineor préféra ignorer ses remarques désobligeantes pour se concentrer sur son ouvrage, enduisant ses boucles d’huiles précieuses avant de laisser à Helys le soin de lui nouer un chignon complexe agrémenté de richesses et de merveilles. « Assieds-toi à présent. Il serait de bon ton de t’arranger un peu. Il n’est point question qu’il succombe à mes charmes. » Docile, Elineor ne laissa faire, sachant pertinemment qu’elle ne saurait réchapper aux volontés de sa sœur qui se plut à la parer plus qu’elle ne l’avait jamais été dans son existence. Elle se refusa toutefois à quitter le saphir qui brillait à son cou, unique héritage de sa défunte mère. Un merveilleux gage d’amour de la part de son père. Une promesse qu’ils se retrouveraient un jour.
Finalement, un serviteur vint quérir les Dames Teallarys, annonçant l’arrivée prochaine des Tyvaros. Le cœur d’Elineor se serra dans sa poitrine, consciente de cette nouvelle prison qui allait se refermer sur elle, telle les serres d'une créature féroce. Un désir irrépressible de s’enfuir vint titiller son esprit pour s’arracher à ce destin qu’elle abhorrait. Loin de cette destinée incertaine, loin des fils qui la retenaient à cette famille et à ses complots. Instrument malgré elle à dessein de réparer les inepties des idiots et des inconséquents. La jeune femme ne trouva la force d’avancer qu’à l’impulsion de sa demi-sœur qui vint enrouler son bras autour du sien pour la conduire vers l’entrée de la demeure. Il semblait que, en tout point, cette affaire l’amusait. Elle qui s’était pourtant insurgée de cette association profane avec une telle engeance. A présent que l’entreprise ne la concernait plus, elle y trouvait un divertissement profond. Fameux divertissement que ne partageait aucunement Maelor.
Le jeune Seigneur se tenait déjà aux portes de la demeure des Taellarys, joyau de Draconys, autour d’une armée de conseillers. La mine sombre et amère, il contemplait d’un œil torve le convoi qui se rapprochait progressivement d’eux. Bien qu’il ait consenti le premier à une telle alliance, une bile acide lui remontait de ses tripes face ce stratagème avilissant. Une preuve de faiblesse qu’il parvenait difficilement à accepter et qui le plongeait souvent dans la plus vive des fureurs. Son attention fut toutefois détournée par l’arrivée des deux Dames. Ne se départant point de sa mine obscure, il s’approcha d’Elineor qu’il attrapa fermement par le bras. Sur le ton de la confidence, il se pencha à son oreille. « Ne t’avise pas de prononcer la moindre parole tant qu’il ne t’aura pas culbutée. » Un goût de cendre agrippa la langue de la jeune femme qui dut se retenir de tout commentaire acerbe. Son regard s’exprima pour elle, transperçant la carcasse nerveuse de son demi-frère qui finit par s’écarter, déstabilisé malgré lui par ce regard translucide.
Quelques instants plus tard, le cortège arrivait en bas des marches, accompagnée de leur progression par le vol des dragons Taellarys au-dessu d'eux, vigilants et attentifs. Une bien maigre équipée constituée que d’une maigre poignée de personnes. Deux silhouettes se détachaient de ce groupe, se distinguant par une allure plus roide. Un homme et une femme. L’air vint à lui manquer sans qu’elle ne puisse commander à ses poumons. Son frère, Maelor, fut le premier à s’avancer pour recevoir les invités. Tandis que l’homme s’approchait, il fut aisé d’identifier son boitement. Alyhrys ne put retenir un gloussement qui provoqua un frisson inexpliqué chez Elineor. Cette dernière lui adressa un regard noir en guise de réprimande à cette moquerie incontrôlée alors qu’elles se joignaient à leur aîné. « Valaena Tyvaros. Daemon Tyvaros. C’est un honneur de vous accueillir en notre demeure. Nous espérons que votre voyage fut agréable. » Si les mots se voulaient cordiaux, il était difficile de ne point cerner l’acidité au fond de sa voix. Le regard d’Elineor n’osait se poser sur celui qui prendrait bientôt sa main, plus curieuse qu’elle n’aurait voulu l’admettre. « Hélas, mon père se trouve trop souffrant pour venir vous saluer comme il se doit. Toutefois, laissez-moi vous présenter Alyhrys Taellarys, ma fiancée, ainsi que ma seconde sœur, Elineor Taellarys. » Alyhrys ne leur fit l’offrande que d’une esquisse de révérence, prenant soin d’adopter une attitude majestueuse, escomptant obtenir admiration et contemplation. Quant à Elineor, elle se courba, non sans jamais baisser le regard, captivant d’un regard froid et pâle ces intrus… Ainsi était-ce le Tortionnaire...