Une grimace de douleur s’échoua sur les traits d’Aelys, crispant sa peau de porcelaine. Le vol de Salya se révélait affreusement maladroit, agitant ses ailes pour reprendre de l’altitude à chaque fois qu’elle perdait en énergie. La fatigue cumulée aux blessures de son affrontement contre le Léviathan mettait à mal les dernières ressources qu’elle possédât. Une félicité que sa cavalière pèse si légère sur son dos alors qu’elle tentait d’atteindre la demeure où les Riahenor résidaient au cours des festivités religieuses du Rêve de Caraxès. Son pénible voyage prit fin lorsqu’elle atterrit dans les jardins de la grande villa, s’écrasant à moitié au milieu des buissons et bosquets de houx. La Riahenor étouffa un cri de douleur à ce choc si violent qui mettait à mal l’état de ses côtes douloureuses. L’empreinte vivace de la poigne du tentacule autour de sa taille éprouvait toujours la peau de la noble. Un contact répugnant dont elle risquait de porter les stigmates très bientôt.
Aelys se laissa glisser du dos de son dragon, se réceptionnant autant qu’elle le put sur la terre ferme. Ignorant la douleur, elle tituba jusqu’à la tête de Salya, venant étreindre entre ses bras frêle sa jumelle. « Oh Salya, ma douce Salya… tu m’as sauvée aujourd’hui. » L’agitation derrière elle laissa présager l’arrivée d’une horde de serviteurs. La jeune femme se retourna, constatant cette présence inquiète prête à se jeter sur elle. « De l’aide ! Vite ! Soignez-là ! » s’écria avec flamme la jeune femme. Elle écarta d’un geste impatient les mains qui se tendaient à son secours. Ce n’était point pour elle qu’elle requérait de l’aide, mais bien pour Salya qui s’abandonnait à un sommeil réparateur. Des larmes vinrent poindre aux yeux de la fougueuse Riahenor qui connaissait à sa jumelle un tempérament plus enflammé. Son champ d’action s’arrêtait hélas là et elle ne pouvait laisser Salya qu’à des mains expertes et compétentes.
Les images vinrent cogner dans les contreforts de son esprit. Le Rêve de Caraxès était l’opportunité légendaire pour les Riahenor de briller et de reconstruire une image délitée par quelques actes inconsidérés de leur père. La jeune femme se rappelait encore les espoirs que les siens nourrissaient à cet événement si fédérateur et important. En dépit des dangers que ce Rêve représentait, qui aurait pu prédire un seul instant que le dieu de la mer se retournerait ainsi contre la progéniture d’Arrax ? Qui aurait pu songer que de tels défis se dresseraient sur leur route ? Aelys frissonnait encore de la terrible malédiction qui s’était abattue sur Elaena Teragryon, les frères Bellarys et elle. Au cœur de la tourmente, l’espoir avait menacé de lui manquer lorsque les tentacules gigantesques du kraken avaient jailli des eaux, engloutissant navires et marins, et menaçant le vol des créatures ailées et leurs cavaliers. L’horreur de la scène vibrait dans l’esprit de la jeune femme qui croyait toujours entendre l’éclat déchirant de la foudre à ses oreilles et les hurlements de terreur de ceux qui avaient péri. Elle en venait à ignorer presque les raisons de leur victoire sur l’affreux monstre marin, mais ils étaient ressortis victorieux de cet affrontement. La créature avait reflué des abysses dont elle avait jailli. Un dégoût souverain et une haine farouche ébranlaient l’âme de la Riahenor à l’idée de ne point avoir réussi à occire la terrible bête. La fuite avait été son unique échappatoire au milieu de ce chaos.
Puis tout n’avait plus été que brouillard. Aelys ne se rappelait même plus les acclamations des rescapés et les exclamations de louanges à l’égard des Seigneurs Dragons. Ne lui restait que la gifle cinglante de la tempête sur le visage, le bourdonnement à ses oreilles et une terreur atroce que les siens aient pu subir un sort équivalent, voire plus atroce lors de leur propre épreuve. Si Aelys avait pu cerner les silhouettes de sa mère et de sa sœur dans la foule entremêlée de la célébration, elle attendait des retrouvailles plus intimes pour attester de l’état de Vaelya et Saerelys. L’orgueil et l’honneur lui avaient ordonné de ne point montrer la faiblesse qu’elle affichait à présent qu’elle était à l’abri de leur lieu de résidence. Les désagréables souvenirs à la suite du Grand Effondrement ne cessaient de se rappeler effrontément à sa mémoire. La peur faisait trembler ses os et elle venait à détester cette odeur de sel et de vase sur ses vêtements.
Aelys agrippa brusquement une servante par le bras, réclamant de savoir sa famille était rentrée à la villa. Presque apeurée par le regard fou que la jeune Riahenor dardait sur elle, elle hocha la tête vivement. L’instant d’après, la jeune femme s’élançait déjà vers l’imposante demeure, faisant fi de la douleur qui l’agressait aux côtes. Elle n’accepta de reprendre son souffle que lorsqu’elle arriva au sommet des marches qu’elle grimpa avec difficulté. « Mère ! Saelerys ! » appela-t-elle en cherchant à moduler les tremblements de sa voix. Finalement, en pénétrant dans la demeure, elle trouva celles que son cœur recherchait. « Par la bonté d’Arrax, vous êtes sauves ! » Aelys ne s’embarrassa d’aucune manière et fondit dans les bras de sa mère, non sans gémir de douleur à l’étreinte qui lui fut rendue. Elle appliqua le même traitement à son aînée, furieuse de soulagement de les trouver saines et sauves. « Êtes-vous blessées ? Que vous est-il arrivé ? » s’enquit précipitamment Aelys, ne leur laissant à peine la possibilité de s’exprimer.