An 1066, Mois 12
« Non, cela n’ira pas. Celle-ci, oui ; et celle-là, aussi. Range les autres, et place ces deux pièces en évidence, cela devrait suffire. »
Naerya vérifie que l’esclave naathie dispose les somptueuses étoffes de la manière la plus avantageuse, avant de se tourner vers sa fille aînée. Les grands yeux bleus d’Alaera ont suivi avec attention le ballet frénétique mais ordonné qui précède toute arrivée d’invités dans la demeure familiale.
« Pourquoi n’as-tu pas gardé la soierie, Mère ? »
Comme à son habitude, Alaera est économe de ses mots. Comme sa mère lorsqu’elle était plus jeune, elle réfléchit beaucoup mais parle peu. À la différence de Naerya, cependant, elle s’exprime encore davantage dans ses dessins : peu importe la technique, ses créations révèlent un talent impressionnant pour ses dix ans. Sous ses fusains, ses crayons et ses aquarelles prennent vie dragons, animaux domestiques ou scènes de la vie quotidienne.
« À ton avis, Alae ? »
« Mh… » L’enfant réfléchit, laissant ses doigts fins frôler l’organza et la brocade drapés sur des mannequins de verredragon. « Ces tissus sont plus faciles à travailler… Tu penses les broder d’un motif particulier, non, d’une matière particulière. » Elle n’hésite pas, ne tente une hypothèse que lorsqu’elle a éliminé toutes les autres. Seul son regard inquisiteur trahit la question qui se cache derrière son ton affirmatif.
« Mais encore ? » Naerya prend un malin plaisir à pousser ainsi son aînée dans sa réflexion. La Dame est toujours curieuse de voir à quel point l’enfant comprend rapidement ce qui se joue autour d’elle, et cette dernière n’est jamais aussi fière que lorsqu’elle fait preuve de son intelligence acérée.
« Tu reçois le verrier, aujourd’hui, n’est-ce pas ? » Naerya confirme d’un hochement de tête gracieux, qui agite ses douces boucles blondes, savamment tressées ce matin même. Il n’est pas encore midi, mais déjà le soleil envahit les pièces de la résidence Deltheryon de sa chaude lumière, qui vient flatter encore davantage les étoffes. Elle peut voir l’idée naître au fond des yeux couleur de ciel de son enfant, qui se retourne avec le sourire. Elle a compris ce que sa mère attend du jeune marchand dont tout le monde parle à Valyria. Mais avant qu’elle ait pu prendre la parole, un second domestique annonce justement l’arrivée de Garaevon Agyreos, apprenti au sein du prestigieux atelier Taerros.
« Je crois que ton précepteur t’attend, Alae », dit-elle à contrecoeur. Naerya aimerait que sa fille reste, qu’elle observe et comprenne comment se mène une négociation dans la capitale. Mais Alaera n’a encore que dix ans, et toute à la joie de poursuivre ses leçons de dessin, elle file vers ses appartements sans un regard en arrière, le bruit de sa course légère retentissant sur les sols de marbre.
La jeune femme, restée seule dans le salon avec ses deux mannequins de verre, vérifie une dernière fois que tout est en place avant de signaler au domestique qu’il peut faire entrer son invité. Elle l’accueille avec un sourire chaleureux, à la sincérité évidente. Elle aime recevoir des artistes de talent, et au vu de ses dernières créations, Garaevon n’est rien moins que talentueux.
« Sois le bienvenu, Maître Agyreos. Désires-tu un rafraîchissement ? Assieds-toi donc, nous avons beaucoup à discuter, je crois... »
La Dame prend place sur l'une des banquettes qui font face aux silhouettes enveloppées de tissu, admirant une fois de plus le travail des artisans de sa Guilde. Elle n'est pas peu fière, mais il reste encore tant à faire qu'elle retient ses émotions et se concentre sur la conversation à venir.