D’un air gourmand, Aeganon empoigna une grappe de raisin disposée par les serviteurs au milieu des quelques victuailles apportées et qui trônaient dans le petit jardin intérieur dont disposait la villa Bellarys à Valyria. La demeure ancestrale avait été vendue pour éponger les dettes de la branche principale lorsque cette dernière s’était éteinte et désormais, le siège officiel de la famille se trouvait à Rhyos. Cependant, leur père avait acheté après sa première apparition au Sénat ce pied à terre cossu, qui s’il n’avait pas de quoi égaler les antres les plus opulents des environs, avait au moins le bon goût de se trouver dans le quartier le plus fastueux de la cité, et alliait décoration riche avec quelques privautés du plus bel effet, comme donc ce petit plaisir fait à sa femme, qui consistait en un charmant jardinet intérieur, agrémenté d’une fontaine où une statue de Meleys trônait et se baignait, fausse ingénue, tandis qu’un poisson mordillait son orteil, symbole érotique bien connu et commun dans les grandes maisons valyriennes. Le cadet des jumeaux n’avait mis que peu de temps à investir les lieux en complément de son bureau au sein du Sénat, et des nombreux lits dans lesquels il traînait sa grande carcasse depuis les festivités, les maîtresses ne manquant heureusement pas pour combler ses nuits et lui offrir quelques endroits pour se reposer de jour – ou s’ébattre, au choix. Les riches veuves étaient de vraies bénédictions, dans cette ville.
A vrai dire, il risquait de les fréquenter d’autant plus que son frère avait annoncé son départ précipité pour Rhyos, à la surprise de tous, Aeganon y compris. Manifestement, les fêtes avaient été la goutte de trop dans l’esprit affaibli par le deuil de Daemor, qui préférait rentrer sur leurs terres pour pleurer son fils à son aise … et probablement préparer ses nouvelles noces. Son jumeau regrettait ce choix et ne désespérait pas de le faire changer d’avis, estimant qu’il s’agissait d’une erreur, et que retourner sur les lieux mêmes du drame ne ferait que le plonger un peu plus dans la détresse. Et puis, pardi, il était un Bellarys ! Ils avaient des responsabilités ! Il pouvait … ah mais que pouvait-il ? Il n’avait pas la douceur d’une épouse, le charme d’un enfant, la beauté d’un foyer. Il n’était qu’un pis-aller, une passion destructrice et cachée, une ombre détestée. Son double le lui avait amplement fait comprendre, lors de leurs retrouvailles. Il ne l’aimait pas autant que lui l’aimait. Soit. Qu’il s’enfuie donc. Il y aurait un Bellarys qui ferait honneur à son nom, au moins, qui serait au Sénat pour défendre ceux qui comptaient sur lui. Ironique, n’est-ce pas, que les choses se passent ainsi ? Leur père devait bien s’en mordre les doigts, tiens, d’avoir choisi le mauvais jumeau pour lui succéder. Était-il une sombre râclure pour penser une telle infamie dans ces circonstances ? Bien entendu. Mais Aeganon n’avait jamais prétendu être autre chose. Et on ne changerait pas des années de ressentiment d’un claquement de doigt. La dualité de cet amour/haine existerait probablement constamment au fond de lui. Pis, à l’idée d’être confronté à son propre père dans l’arène sénatoriale, puisque ce dernier ne supporterait sans doute pas que son siège ne soit pas occupé lors de la séance inaugurale qui viendrait, le ravissait. Oh, quel plaisir il aurait de le broyer !
En attendant, son esprit retors poursuivait d’autres buts. Toujours dans sa recherche d’obligés, mais aussi dans son besoin de sonder les adversaires de leur faction et de voir s’il y avait certaines fêlures à exploiter tout en prenant soin de sa gloire, il avait eu l’idée parfaite. Aussi avait-il contacté le Collège des Mages avec une idée bien précise en tête. Et maintenant, il attendait son auguste invitée, qui n’allait pas tarder. Il s’était fait élégant pour l’occasion, arborant la toge sénatoriale pliée à la dernière mode, sa barbe rasée de près et parfumée délicatement, de même que son corps qui avait été frictionné aux thermes toute la matinée. Bref, il irradiait de ce charme suave et animal qui avait fait sa renommée, ses yeux lavande continuant de briller de cette aura de danger caressante qui ne le quittait pas, tandis qu’il laissait son regard, parfois, se poser sur une servante pour l’envelopper de ses attentions, un mince sourire aux lèvres alors que sa bouche croquait le raisin et que du jus s’échappait, goutte à goutte, au recoin. Une jeune fille embauchée depuis peu rougit fortement en l’observant, et Aeganon lui décocha un sourire ravageur, notant mentalement d’en demander davantage sur cette délicieuse créature à leur intendant. Mais baste des amusements. Il avait plus important à faire. D’ailleurs, la voix de stentor du portier avait raisonné. En quelques pas vifs, Aeganon fut dans l’atrium, faisant signe d’y introduire celle qu’il attendait. S’inclinant brièvement devant elle, son éternel sourire plaqué sur le visage, le Bellarys déclara :
« Dame-Mage Saerelys Riahenor, c’est un honneur que ton charme embellisse notre humble demeure familiale en cet après-midi ensoleillé qui ne devrait pas le rester, car le soleil risque de se cacher, honteux de ne pouvoir rivaliser avec ton sourire.
Je te remercie, ainsi que l’Honorable Collège des Mages, d’avoir accédé à ma requête. Entre, je t’en prie, j’ai fait préparer quelques modestes rafraîchissements et petits plaisirs. »
Attendant qu’elle lui emboîte le pas, il la mena au cœur du jardin, où deux divans les attendaient, la table dressée et chargées de sucreries diverses et de fruits devant eux. Il l’invita à prendre place, avant de faire un signe discret pour qu’une musicienne entonne un air doux à la lyre, agrémentant le bercement de la fontaine à leurs côtés qui les rafraîchissait.
« J’ai conscience que tout cela n’a point les charmes singuliers de la vénérable demeure de ta famille, mais j’espère que mes modestes arrangements seront à ton goût pour le temps durant lequel tu nous fera grâce de ta présence.
Ces fruits viennent directement de nos comptoirs de la Rhoyne. »
D’une main, il lui tendit une pêche juteuse à souhait, son regard chaud la contemplant avec une attention perçante.