L’ouverture de la première séance du Sénat approchait à grands pas. Aeganon avait travaillé d’arrache-pied sur les projets de sa faction, et fourbissait ses arguments en vue des futurs débats. Il avait également pris le parti de commencer une cartographie des sénateurs en fonction des informations qu’il avait sur leurs affinités avec les propositions avancées, afin d’avoir une vue claire de la majorité pouvant éventuellement se dégager. Il lui manquait encore plusieurs noms, mais il avançait, dans l’ombre comme toujours, et c’était bien là le plus important. Il avait également commencé à tisser sa propre toile, lançant ça et là quelques appâts pour voir ce qui mordrait. Bref, il préparait studieusement sa rentrée dans la cour des grands, et il avait hâte de s’y faire une place. En attendant, harassé par sa charge de travail, il avait décidé de quitter son bureau qui, un peu trop souvent ces derniers jours, lui servait littéralement de demeure pour aller se délasser à la palestre. Les exercices physiques lui manquaient, après tant de temps passés dans l’armée, et ses muscles lui envoyaient des picotements de mécontentement. Le sport de chambre avait, il faut croire, ses limites pour contenter sa soif d’expérimentations physiques et de sueur partagée.
Traversant d’un pas sûr les rues de Valyria, il bifurqua donc vers la palestre, y entra et fut immédiatement entourée par un essaim de serviteurs se courbant bien bas devant l’arrivée d’un Sénateur, comme l’indiquait sa toge. Saluant le patron, qui se fendit lui aussi d’obséquieuses salutations, il entra dans le vestiaire et y déposa ses effets, avant de sortir en pagne, moins par pudeur que par commodité pour ce qui allait suivre, puisqu’il n’y aurait point uniquement des étirements athlétiques, et qu’il avait besoin de protéger un minimum ses parties. Une fois à l’intérieur, il commença quelques échauffements, faisant rouler sa musculature bien dessinée, dénouant les nœuds qui s’étaient formés dans son dos à force de rester assis. Une fois certain qu’il ne risquait aucune élongation, il commença à courir, pour réentraîner ses jambes, appréciant de fouler du pied le sol poussiéreux, prévu à cet effet, et de ne plus penser à rien pendant quelques minutes. Son esprit s’était tu, et seul comptait le martèlement de ses talons, à foulée régulière. Il n’entendait plus rien, ne voyait plus rien, tout entier concentré, tendu vers ses muscles qui bougeaient, qui le soulevaient de cette terre qui envahissait ses pieds. Les intrigues, les soucis, les interrogations, tout disparaissait au rythme de ses pas. Finalement, il s’interrompit, pour s’emparer des jambières, de la lance et du casque à sa disposition. Une fois le tout mis, il recommença à courir, alourdi par l’équipement, mais encore plus heureux. Il se sentait comme chez lui, harnaché de la sorte, et retrouvait dans cet exercice simple et très courant pour conserver la forme physique des soldats la vieille camaraderie des camps qui lui manquait plus qu’il n’aurait osé l’avouer. Il y avait une connivence virile qui s’établissait, les barrières sociales s’affadissaient, du moins, entre les cadets sans intérêt comme lui et les fils d’artisans. On y parlait librement, de tout et de rien. On y partageait ses rêves, ses désirs sans entrave. On parlait de femmes, oh, ça … Des femmes aimées, de celles qui n’étaient que chimères, des femmes espérées, des femmes des autres aussi. On parlait de la famille parfois, plus pudiquement. Des mères qui attendaient, des sœurs qui s’inquiétaient, des frères perdus à la guerre, de ceux qui n’y étaient pas encore. C’était un monde plus simple … en apparence. Car les amitiés de ces jours-là faisaient les alliances de demain. Et elles pouvaient finir par vous porter à Drivo. Rien n’était anodin, jamais.
Reposant son équipement, Aeganon prit une épée courte typique du fantassin valyrien et commença quelques moulinets, en soupesant le poids, pour s’habituer parfaitement à sa prise. Puis d’un geste, il invita un jeune homme qui s’entraînait non loin à le rejoindre. Le gamin, flatté, acquiesça rapidement, et ses amis entourèrent bientôt le duo de duellistes, beaucoup murmurant avec excitation alors qu’ils avaient reconnu celui qui avait lancé le défi. Des fils de commerçants bien établis qui rêvaient de s’élever à n’en pas douter. Rapidement, sans doute fouetté par l’ardeur et l’honneur, le jeune garçon s’élança à l’attaque. D’une feinte souple, le Bellarys s’écarta, manquant lui faire mordre la poussière. Se repositionnant, il lui laissa le temps de se relever. Le môme, vert de rage sous les quolibets, repartit à l’attaque. Cette fois, son opposant ne se déroba pas. A la place, il l’engagea, et l’acier rencontra l’acier. Avec précision, il le mena peu à peu où il le voulait, et lorsque le jeune homme chargea à nouveau, il rencontra encore une fois du vide, puis le sol. Cette fois, le Sénateur pointa sa lame contre sa gorge, signifiant la fin du duel. Avant de tendre la main pour aider le garçon à se relever, et de lui prodiguer quelques conseils pour mieux équilibrer ses attaques, ainsi que se placer, une main familière sur ses épaules. Le gamin but ses paroles, et lorsqu’il le laissa, il avait des étoiles dans les yeux.
Cherchant un partenaire plus en jambes, Aeganon sourit quand il reconnut dans un coin une silhouette bien connue. Depuis combien de temps était-il là ? Il avait dû assister au moins à la fin de son petit amusement. S’avançant vers lui, le Bellarys lança :
« Allons, Sénateur, joins-toi à moi pour montrer quelques passes d’armes à nos jeunes valyriens ici présents, pour leur faire voir ce que notre armée peut leur apporter ! »
Lui jetant une épée, il se plaça au centre de la palestre, à présent désertée, une pose faussement indolente, que seuls ses yeux lavande en constant mouvement trahissaient comme de pure forme. Il savait se détendre quand le moment arriverait, mais un peu de mise en scène ne gâchait rien.