Le bonheur n’est souvent que de courte durée. Le temps de la fête était passé, et c’était la guerre qui s’était installée dans les palais et les esprits. Cette guerre qui déjà depuis de nombreux mois menaçait d’éclater avait fini par éloigner de leurs foyers les hommes, recrutés pour défendre la gloire du peuple Valyrien. Les flambeaux ne brulaient plus dans les jardins et les musiciens ne jouaient plus. L’empire ghiscari, adversaire de toujours, était à présent notre ennemi à la mort. Si nous nous étions attendus à une guerre rapide et à écraser sans équivoque la puissance Ghiscari, nous avions bien vite compris que tout ne serait pas aussi aisé. Les lettres décrivant les premières batailles avaient été meurtrières, et Valyria avait été attaqué en son coeur. Durant de long mois il ne pouvait y avoir de discussion sans évocation de Tolos et des pauvres erres affamés par le siège tenu par les ghiscaris.
Nous n’avions pas imaginé que la guerre puisse se propager ainsi, peut-être même avions nous été trop idéalistes, nous voyant déjà mener la guerre à notre avantage et sur le sol ghiscari. Pour la première fois nous commencions à imaginer des lendemains qui ne chantaient plus. Alors que l'on évoquait les prémices de la bataille de Mantarys, de nombreuses discussions eurent lieu à Oros afin de décider de l’attitude à adopter. N’était-il pas plus prudent d’envoyer la famille à Valyria ? Et si les ghiscari poursuivaient leur progression jusqu'à la ville ? Il était évident qu’ils ne feraient pas de quartier, et la ville ne disposait que de très peu d'hommes pour la défendre. Les conseillers de l'archonte avaient exhortés le maître de la ville d’évacuer au moins les femmes et les enfants.
C’était là bien mal connaître la détermination de ma mère. En l'absence de notre père, elle était devenue la chef de notre famille et même notre grand-père n'avait pu faire infléchir sa détermination. Nous n'étions pas de ces fuyards qui abandonnent ceux dont ils doivent assurer la sécurité. S'il fallait se battre alors il en serait ainsi. Qu'il ne soit pas dit qu'une femme ne pouvait défendre son foyer au même titre qu’un homme. Ainsi les entraînements furent plus nombreux, il ne se passait pas un jour sans que nous ne soyons exhortés à nous entraîner à voler dans des conditions difficiles, à tirer à l’arc, à monter à cheval. Rien ne nous était épargné. Et si je n'avais toujours visiblement aucun talent au combat à l’épée, je me trouvais galvanisée par l’idée d’être enfin considérée comme autre chose qu’une petite fille.
Très vite, la nouvelle de la victoire des galériens sur les ghiscari à Mantarys s’était répandue dans toute la péninsule. Quelle joie, quelle liesse ! Enfin la fête semblait revenir dans les rues et les coeurs ! Nous avions donné un grand banquet, en l’honneur des héros de la guerre, de ceux qui risquaient quotidiennement leurs vies pour assurer notre liberté et notre domination sur ce vieil empire prétentieux qu’était Ghis. Et ce ne fut pas la dernière fête, car quelques mois plus tard nos valeureux soldats parvenaient à libérer Tolos, repoussant encore un peu l’ennemi dans ses retranchements. Et l’enthousiasme revenait, petit à petit.
Aurions-nous pu envisager que tout cela n’était qu’un maigre rayon de soleil dans un ciel voilé de nuage ? Nous étions bien trop éloigné des batailles, bien trop inconscientes pour penser ainsi. Notre mère, Daenyra et moi-même étions seules au palais tant mon grand-père était occupé et indisponible. Alors nous entretenions nos illusions, encouragées par les rumeurs de victoires toujours plus éclatantes qui nous parvenaient. Sans doute aurions-nous du déchiffrer la prudence dissimulée entre les lignes que nous envoyaient régulièrement notre père et nos frères. Nous étions enthousiastes, idéalistes, peut-être même inconscientes, mais la vie et Balerion n’avaient que faire de nos espoirs aveugles…
Un cri retentissait dans le palais. Un cri déchirant. De ces cris qui vous percent le coeur et ne vous laissent jamais indemnes. Daenyra et moi étions dans le verger, occupées à cueillir quelques fruits lorsque ce cri déchirait l’air et nous glaçait le sang. Interdites, comme presque blessées avant d’avoir reçu le coup, nous restions quelques secondes à nous regarder, et déjà quelques larmes perlaient dans les yeux de ma soeur. Ce cri n’était pas celui d’un être blessé ou surpris… C’était le cri d’un être à qui l'on arrache une part de lui-même. Laissant tomber les fruits que nous avions entre les mains, nous repartions en courant en direction du cri.
« Non... non… Mon fils… Mon fils… mon enfant… non. » Agenouillée au sol, notre mère serrait contre son coeur un morceau de papier. Il avait fallu presque un mois à cette lettre pour arriver entre ces mains. Elle ne le savait pas, mais notre mère avait perdu un fils il y avait déjà plusieurs semaines. Le visage livide, les mains se cramponnant elle même, comme pour s’étreindre seule, elle n'avait pu contenir ce cri, cette douleur indicible de celle qui voit sa chair et son sang lui être volés. Alors que nous arrivions à sa hauteur, je me trouvais soudainement figée, incapable de m'approcher d’elle. Je laissais Daenyra se précipiter et l’enlacer fortement, comme pour la maintenir en un seul morceau alors que tout son être menaçait de se briser en milliards de morceaux.
Moi, je restais là, comme une statue, les poings serré et la mâchoire verrouillée par la peur. Quelle honte je pouvais ressentir à cette instant, comme j'aurais voulu ne pas penser ce que je pensais. Pourtant je ne parvenais pas à me départir d'une seule pensée, la seule que j'étais capable de formuler, qui tournait encore et encore, en boucle dans mon esprit, à me rendre folle... Arrax par pitié, par pitié… Ne me prends pas Maekar. Je pleurais, je m’en rendis compte plus tard, car en réalité mon corps tout entier était devenu insensible, entièrement dévoué à l’unique pensée de la mort possible de Maekar. S’il est mort, si je l'ai perdu, alors que Balerion m'emporte avec lui.
« Aenar… Aenar est… Il est tombé au combat, à Bhorash. » J’avais perdu toute maîtrise de mon corps, et je m'effondrais au sol. Tant d’émotions me brouillant l'esprit, la peine bien sûr, mais également le soulagement et la culpabilité. Quel monstre parvient à souhaiter la mort de l’un de ses frères pour en sauver un autre ? Je pleurais mon frère, cet ainé auquel je ressemblais à tant à plein d’égards et qui était tombé si jeune. Je pleurais d’avoir pu avoir des pensées si égoïstes, si répréhensibles. Et je pleurais, remerciant les dieux de protéger Maekar, les suppliant de le préserver encore.
Je relevais les yeux vers Daenyra qui me tendait la main, et je me trainais jusqu’à elle et ma mère. Il n’y avait que nous, nous étions en cet instant seules au monde, seule avec le chagrin et la douleur pour seuls compagnons. Il fallut plus d'une heure à notre mère pour parvenir à se relever et lâcher son emprise sur la lettre froissée et rendue illisible par les larmes. La nuit déjà avait recouvert Oros et le palais, preuve que la mort n'arrêtait jamais le cours du monde. Aenar était mort, et pourtant le soleil se lèverait encore demain. Etait-ce cela la malédiction des Dieux ? Que le soleil se lève sur les vivants, laissés derrière par les morts qui appartenaient à présent à la nuit ?
« Tu ne parviens pas non plus à dormir ? » Je me retournais, dans l’encadrement de la porte se tenait Daenyra, en tenue de nuit et le visage fatigué. Il avait fallu une tisane puissante pour permettre à notre mère de dormir, car le chagrin lui provoquait de terribles cauchemars et son esprit refusait de lui offrir un quelconque répit.
« Je me demande s’il a souffert… La lettre mentionne une flèche… » « Tu sais ce que l’on dit, la souffrance de la mort est celle des vivants. » Elle venait s’asseoir à mes côtés, dans cette bibliothèque où elle passait tant de temps qu’elle en connaissait tous les recoins et n'avait guère besoin de lumière pour y naviguer de nuit.
« Tu as crains pour Maekar, il n’y a là rien de mal tu sais. » « Je… Je ne sais pas ce que j'aurais fait si cela avait été son nom sur ce parchemin. »« Aenar était promis à un si bel avenir… Il a toujours été impulsif et incapable de réfléchir avant d’agir. Cela peut avoir des avantages en combat, mais associés à la volonté de gloire cela peut conduire à la catastrophe. » « Ne cherchons-nous pas tous la gloire, Dae ? » « Tous ne cherchent pas la même gloire. A trop essayer de plaire et d’attirer l’admiration, on finit par se perdre. Peut-être Aenar s’est-il perdu. » Peut-être Aenar s’était perdu… Et la famille Tergaryon avait perdu un fils, l’héritier de la branche d’Oros. Aenar aurait du être le successeur de notre père, son remplaçant a Drivo. Tout cela, tout cet avenir brillant avait été balayé d'un revers de la main par le destin, et il avait suffit d'une flèche pour arrêter sa course pour toujours.
Année 1063 - mois 12Anaea Voheryon était l'épouse d’un soldat ayant perdu la vie au combat, et elle avait un soutien indéfectible dans la démarche que nous avions décidé d’entreprendre. Une fois par semaine nous organisions au centre de la ville d’Oros un moment de recueillement en l’honneur des hommes de la ville tombés pour Valyria. S’ensuivait un moment où nous pouvions tous prendre le temps de nous parler, et où ma mère prenait le temps de s’enquérir du confort de chacun. Elle avait perdu un fils, et son coeur saignait encore à la simple évocation d’Aenar, mais elle n’avait pas à subir en plus de cela la peur de ne pouvoir nourrir ses enfants. De nombreuses sucreries et gâteaux étaient distribués aux enfants qui pouvaient se divertir avec les nombreuses animations que nous avions mis en place pour eux. Nous avions voulu rendre hommage à nos hommes disparus, mais nous n'avions pas voulu faire de ce moment quelque chose de dramatique. La vie continuait, le soleil se levait encore, et les enfants qui déjà avaient affrontés la perte d'un père, d’un frère, d’un grand-père, avaient le droit de comprendre que pour eux aussi de meilleurs jours se profilaient.
Chaque veuve sans ressource recevait un soutien financier de la part des familles les plus aisées de la ville, la nôtre en tête. Pour tous, la guerre était à présent faite pour durer, et s'il était peu commun pour des familles de la noblesse valyrienne de se mêler aux familles plus modestes, le sacrifice était commun et la mort faisait fi des titres et de la pureté du sang. Les marques sociales ne disparaissaient pas pour autant, et s'il était commun entre seigneurs-dragons de se tutoyer sans retenue, les femmes de plus basse extraction que nous rencontrions à l'occasion de ces rassemblements ne pouvaient que nous vouvoyer, maintenant une distance certaine entre nous.
« Ces fruits sont délicieux, Elaena. » « Le verger en est plein ! Il nous faudrait ne manger que cela pour espérer les terminer avant qu’ils soient gâtés. » « C’est la notre chance, Dame Elaena, comment vous remercier de votre bonté… »« Oh c’est là le rôle d’une Princesse, n’est-il pas ? » La voix qui intervenait dans notre conversation était reconnaissable entre toutes, et à peine avait-il commencé que déjà mes yeux s’étaient mis à brillé des larmes de l’absence que je retenais depuis bien trop longtemps. Les visages des deux femmes s’étaient figés en une expression de surprise et de surprise. Je me retournais avec quelques secondes de silence, osant à peine croire à ma chance. Les yeux que je rencontrais étaient les plus beaux de ceux qui m’avait été donné de voir jusqu’à aujourd’hui, et je ne me souvenais pas avoir été aussi heureuse qu’en cet instant.
« Tu… tu es vraiment là ? Où bien les fruits étaient-ils déjà gâtés et il me faut immédiatement consulter notre mage ? » Son rire s’élevait, aussi entier et vrai qu’à l’ordinaire, pas le moins du monde altéré par la guerre. Très vite ses bras s’étaient ouverts, me laissant tout loisir de m’y blottir. En une simple seconde je retrouvais son odeur, la douceur de sa peau, la force de ses bras, toutes ces choses sans lesquelles j'étais comme sans sensation, sans émotions, car elles seules étaient capable de me faire ressentir avec tant d’intensité.
« Qu’est-ce que tu fais là ? » « J’y viendrai, pour l’instant laisse moi profiter. » Un sourire aux lèvres, il ne dit rien de plus, se contentant d’encadrer mon visage de ses mains et de plonger ses yeux dans les miens. Pas de baiser, pas de geste plus tendre que cela, nous étions en public, et il avait toujours été entendu dans la famille que ce qui était accepté entre nous ne devrait être montré qu’à l’annonce officielle du mariage promis par notre père. Après quelques secondes encore à simplement nous contempler, profiter d’être ensemble pour le temps que cela durerait, nous prenions finalement congé pour rejoindre notre mère et Daenyra au palais.
« Oh mère sera si heureuse de te voir. » « Elle m'a vu. Tu imagines bien que mon premier réflexe en arrivant à Oros n'a pas été de venir sur la gran’place. » Le ton moqueur, sarcastique, ce sourire insolent, je l'aurais frappé si je n'avais pas été si heureuse d’être à nouveau moquée ainsi. Il pouvait se moquer, il pouvait me faire tourner en bourrique, tant qu'il était là, voilà tout ce qui importait.
« Combien de temps ? Combien de temps avons-nous ? » « Très peu de temps je le crains. Viens, rentrons, mère a fait préparer un véritable banquet, je vous expliquerai tout. » Le retour au palais me confirmait ce que Maekar venait d’affirmer, l’activité y était étonnante et peu habituelle. Les serviteurs allaient et venaient avec empressement pour préparer le nécessaire en prévision d’un diner que ma mère avait voulu abondant. Bientôt les mets commençaient à s’accumuler autour de nous alors que nous prenions place à table. Une bien petite table, peuplée d’à peine cinq personnes, mais Maekar avait demandé à n’être entouré que de la famille. Il n’était là que pour une journée et devrait repartir dès le lendemain soir.
« Si vite ? » « Je ne peux rester éloigner trop longtemps, Mère. » « Bien-sûr, bien-sûr, ils ne peuvent laisser leur brillant nouveau général loin des combats trop longtemps. »« Général ? », je manquais de m’étouffer
« Les capitaines-généraux m’ont fait l’honneur de me gratifier de cette responsabilité. Et je ne peux en effet rester trop longtemps éloigné de mes hommes. » « Tu es général, tu peux faire ce que bon te semble donc ? » Il se mit à rire.
« Non, ça c’est toi ma chère soeur. Ce titre signifie avant tout que j’ai une responsabilité envers mes hommes, mon commandement et Valyria… Cela ne pousse pas à faire comme bon me semble. » Il m’adressait un clin d’oeil avant de reprendre sa conversation avec notre grand-père et notre mère. La guerre, les batailles… la mort d’Aenar. Il lui avait fallu plusieurs semaines pour s’en remettre, se débarrasser de la culpabilité de ne pas avoir pu le sauver. Ces nouvelles responsabilités étaient pour lui l’occasion de se racheter, de faire honneur au nom de notre frère et de venger sa mort.
« Nous devrions parvenir à les repousser et retourner leurs méthodes contre eux. Dépasser Bhorash, c’est nous ouvrir le chemin de Meereen. Cette ville est la clé. Si nous parvenons à la prendre, alors… Alors peut-être pourrons-nous donner une leçon à ces ghiscaris. » Je picorais dans mon assiette, sans grand appétit lorsqu'il s’agissait de parler de guerre et du départ prochain de Maekar. Il était tout juste revenu, à peine avais-je regouter au bonheur d'être avec lui, que la guerre me l’arrachait à nouveau.
« Je pourrais venir, moi aussi. » J’avais eu beau parler tout bas, marmonner presque, la conversation s’arrêtait soudainement et les regards se tournaient vers moi.
« Et puis quoi encore. » La voix de ma mère s’était faite plus tranchante qu’à l’ordinaire, et sans doute cela aurait-il du être suffisant pour me dissuader d’aller plus loin.
« J’ai 21 ans, Meghar est largement de taille à partir en guerre. Je n'ai pas besoin de votre permission, je pourrais partir avec lui. Un dragon de plus… » « Ça suffit. Ça suffit, Elaena. Je ne veux plus t’entendre évoquer ce genre d’idées… » « ... Mais, Mère… » « ... J’ai perdu un fils ! Un autre risque sa vie à chaque bataille ! Faut-il encore que la vie d’une de mes filles soit mise en danger ? Est-ce ce que tu cherches, Elaena ? » Elle jetait sa serviette sur la table avant de quitter la pièce, nous laissant tous interdits et mal à l’aise. Mon grand-père se levait à sa suite, suivi de Daenyra, tous deux partis afin de réconforter ma mère visiblement bouleversée. Les yeux baissés sur mon assiette, je restais silencieuse alors que Maekar semblait ignorer ma présence.
« Je ne voulais pas… je ne voulais pas lui faire de peine. » « Tu voulais être l’héroïne guerrière venue arracher la victoire des griffes de la harpie ? » Sa voix n’était ni amusée, ni moqueuse, comme à son habitude, elle était tranchante. Je me retournais vers lui et le regard sur lequel je tombais était aussi dur et froid que la voix.
« Maekar… » Il rapprochait son visage du mien, visiblement furieux.
« C’est une guerre, Elaena. » « Merci, je n’avais pas saisi cela encore. » Il se levait d'un bond, laissant tomber sa chaise au sol dans un fracas qui alerta les serviteurs postés à la porte. Je les congédiais d’un geste de main avant de me lever à mon tour. Maekar me tournait le dos, hésitant sans doute à quitter la pièce.
« Aenar a pris une flèche perdue. La flèche n’avait pas frappé à un endroit immédiatement mortel. Il a été évacué rapidement, et je n'ai pas pris le temps de le rejoindre, j’ai continué le combat. Si j’avais été là, j’aurais pu l’empêcher… Cet idiot à sous-estimer sa blessure. Trop fier, trop impulsif, il a laissé son égo blessé guider ses actions. Il a tenu à retourner au combat. Il y est mort, pas par le coup d'un ennemi, mais parce qu'il se vidait de son sang. » Je restais silencieuse, en larme et une main sur la poitrine comme pour bercer mon coeur brisé par les détails de la mort de mon frère ainé.
« Il est mort seul. Entouré d’ennemis. Et je n'ai rien pu faire. » Il se retournait, le visage fermé par la douleur et la culpabilité.
« Tu sais à quel point je t’aime ? Je ne le dis sans doute pas suffisamment, et nous avons été longuement séparés… Mais je t’aime. Et si tu étais sur ce champ de bataille, dragon ou pas, je ne ferais que chercher à te protéger. Je te sais capable de partir dans la nuit, persuadée que tu es dans ton droit… Mais si tu ne le fais pas pour la santé de notre Mère, reste ici pour moi. » Je me précipitais dans ses bras, trop émue et bouleversée pour dire quoique ce soit. Cela avait été une idée idiote, un caprice de jeunesse venu d'une jeune femme avide de prouver sa valeur. Je ne pouvais partir, et je n'avais aucun doute de ma faible chance de survie sur un champ de guerre.
« Peut-être pourtant pourrions nous utiliser tes talents avec une épée pour déconcentrer l’ennemi… Cela à toujours eu quelque chose de comique. » Il s'était apaisé, et déjà revenaient ses bonnes habitudes. Je riais au travers des larmes, désarmée par ce changement soudain d’humeur et rassurée par l’étreinte de ses bras.
« Il est tard et la soirée a été plus que mouvementée… Tu devrais aller te reposer. » « Viens avec moi… » Je tirais sa main alors que je me dirigeais vers la porte. S’il devait ne passer qu’une nuit avant de repartir en guerre, alors il était exclu qu’il la passe loin de moi. Il restait un instant immobile, me regardant avec un sourire et une lueur d’hésitation dans le regard. Nos mains unies frissonnaient du simple effet de ce contact que nous retrouvions. Ce n’était pas la première fois que je lui demandais de se joindre à moi la nuit, et il avait cédé à de maintes reprises, sans que j’eu à trop le convaincre. La lutte était constante, il était honorable et réservé, j’étais spontanée et sensuelle, pourtant nos désirions la même chose. Je me contentais bien souvent du simple fait de m’endormir dans ses bras, cela suffisait à rendre la nuit plus belle, plus douce, et le matin enchanteur.
Ce soir était différent. Les années avaient passé, et nous avions grandi. Le désir qui déjà faisait rage en nous à l’époque ne s’était pas éteint avec la guerre, et je ne pouvais ignorer la force qui m’attirait à lui, me donnait envie de l’embrasser et le toucher pour toujours. Je ne voulais faire que cela, lui offrir mon coeur, mon âme et mon corps. Si je me fiais à ma mémoire, il avait toujours eu les deux premiers, et je lui avais le troisième de plein gré. Il est un jour où une jeune fille devient une femme, et sous la protection de Meleys elle offre d'elle ce que nul ne peut convoiter avant ce rêve. Je n'avais pu offrir cela à qui que ce soit d'autre que lui.
« Elaena, je ne sais pas s’il serait très raisonnable de… » « Je serais sage. » « Mais je ne sais pas si je parviendrai à l’être… » Je souriais, flattée et amusée de le voir, chose Ô combien rare, assumer une certaine faiblesse.
« Qui sait quand nous nous reverrons ? » Je m’étais hissée sur la pointe des pieds, jouant avec ses cheveux, caressant sa peau, embrassant ses joues, la ligne de sa mâchoire, son nez, et finalement sa bouche avec une voracité que je ne me connaissais pas. M’étreignant de ses bras, il me soulevait de terre sans sourciller, et j'entourais son cou de mes bras pour nous rapprocher encore un peu si c’était possible. J’embrassais son cou, son oreille, emmêlant mes mains dans ses cheveux et chuchotant :
« Dis oui… viens… » « Je ne me souvenais pas que tu étais si diabolique… »« Alors vois-tu, déjà tu commences à oublier mes plus grandes qualités… » A bout de souffle, nous trouvions encore le moyen de rire, étourdis par ce rapprochement impromptu et les pulsions contradictoires de nos corps et de nos raisons. Déjà mon nez s'ancrait dans son cou, tentant d'imprimer à jamais le souvenir de son odeur. Lui-même, qui avait tenté de rester stoïque, promenait ses mains sur mon dos, jouant avec quelques mèches de mes cheveux, fermant les yeux comme pour repousser encore un peu la tentation qui nous appelait tous deux. Combien d'années s'étaient écoulées depuis cette première communion de nos êtres et de nos corps ? Je me souvenais de chacun des détails. Comme j'avais tremblé. Conduite jusqu'à la grotte, j'avais dû me dévêtir, couronnée des ossements rituels, j'avais tenté de dissimuler ma nudité, gestion témoignant des restes encore prégnants d'une pudeur toute adolescente. Le corps n'était pas un objet honteux à dissimuler, il était un cadeau des Dieux et devait être vénéré comme tel. Alors je m'étais avancée, je m'étais étendue comme l'exigeait la cérémonie. J'avais fermé les yeux, comme pour mieux ressentir... Le contact froid et dur de la roche contre la peau fragile de mon dos et de mes fesses, la sensation d'être à la merci du vent et du monde, la sensation d'abandon total... tout ce qui brouillait mes sens et mon esprit. Je savais qu'il arriverait. Je n'ignorais rien du déroulement de cette cérémonie, j'avais été prévenue et préparée, et pourtant l'attente me rendait fébrile. Qu'il était idiot de trembler à ce point face à la volonté des Dieux... Une volonté qui trouvait échos en moi depuis si longtemps. Ne l'avais-je pas désiré ? N'avais-je pas, si souvent, laissé ce moment envahir mes nuits ? Et pourtant, je tremblais.
Je n'avais pu l'expliquer, mais lorsqu'il était entré dans la grotte l'air avait subitement changé. Je maintenais les yeux fermés, comme si les ouvrir n'aurait eu pour effet que de me rendre plus fébrile encore. J'avais été préparée mais il était impossible de se préparer à la réaction de l'homme certes masqué mais dont je n'ignorais pas l'identité. Serait-il empressé ? Réticent ? Doux ou violent ? Patient ? Comment deviner si un homme restait le même lors de ces moments ? Il s'était approché de moi et n'avait pas dit un mot. Durant de longues secondes il sembla rester à me regarder, sensation étrange qui me donnait envie de disparaître. Pourtant, rapidement il initiait un premier contact... Ses doigts commençaient à effleurer mon pied droit, remontant lentement le long de ma jambe et de ma cuisse à mesure que lui-même se déplaçait. Il parcourait mon ventre, et après une certaine hésitation effleurait ma poitrine. Le manège reprenait de l'autre côté, de mon cou à mon pied gauche. Je frissonnais, tremblait, et le froid ne pouvait plus décemment être considéré responsable. J'avais ouvert les yeux lorsqu'il s'était rapproché encore, attirant mon visage au sien pour plonger son regard dans le mien. Il resta ainsi un instant, cherchant peut-être la confirmation que j'étais consentante. Il m'avait embrassée comme jamais je n'avais été embrassée. Il m'avait aimée comme jamais je n'avais été aimée. Il avait gravé ce moment en mon coeur, mon âme et mon corps.
Revenant à moi et à l'instant présent, je pouvais ressentir le feu qui s'était allumé en moi ce jour-là. J'avais imaginé qu'il s'était arrêté de brûler, de me consumer, et pourtant l'absence n'avait fait que l'attiser. Ses mains sur moi, son visage dans mon cou, ses lèvres sur ma mâchoire, rien n'aurait pu nous séparer à cet instant. Ses gestes présents faisaient échos au souvenir qu'avait gardé mon corps de cette première union charnelle. Nous étions devenu uns dans cette grotte, des années auparavant, c'était une chose que nul homme, nul dragon, ne pouvait défaire. La cérémonie du rêve de Meleys n'avait été que la première fois, il semblait impossible pour nous de ne pas rechercher le contact de la peau de l'autre. Pourtant, Maekar s'en inquiétait. Il craignait que notre... passion ne nous mène à des conséquences dramatiques. Nous devions être prudents jusqu'à ce notre père sécurise nos fiançailles, car s'il avait autorisé à ce que Maekar soit mon homme masqué, il continuait à souhaiter conserver le secret de notre union à venir.
« D’accord. Mais tu sais que… »« … Oui je sais. Pas de tentation, de la retenue et uniquement de la retenue ! Du moins si tu en es capable... » Après un énième baiser, une énième caresse, comme pour le pousser hors de ses retranchements alors que j'étais déjà hors des miens, j'avais sauté de ses bras avec un air satisfait sur le visage, attrapant sa main pour le conduire jusqu’à mes appartements. La guerre pouvait faire rage, le monde pouvait s’écrouler, il était à moi et j'étais à lui. Il repartirait le lendemain, et je ne le savais pas encore mais il me faudrait attendre plus de deux années supplémentaires avant de retrouver ses bras.
Année 1066 - mois 1 Vaegon Tergaryon avait quitté le front à la minute où la victoire semblait assurée. Il avait eu pour ordre de porter la nouvelle au Sénat et il en profiterait par la suite pour retrouver sa famille. Qu'il était tout de retrouver son foyer, il avait savouré ses retrouvailles avec sa douce Saera et ses deux filles ayant été privé d’elles si longuement. Les premiers jours ressemblaient aux premiers jours d'un mariage, beaux, idéalisés, sans nuages. Il aurait sans doute du se douter que le ciel ne tarderait pas à s’assombrir. La guerre avait laissé derrière elle son lot de complications, et il s’agissait à présent de préparer l’avenir.
« Comment ça, il refuse ? Que veux-tu dire ? » « Je veux dire qu’ils lui ont offert un siège au Sénat… pour récompenser ses faits de guerre. » « Quel honneur ! Et pourquoi donc le refuse-t-il ? » « Saera il ne refuse pas le siège que le Sénat lui offre, il refuse d’être mon successeur ! T’imagines-tu ? Nous avons déjà perdu Aenar, et voilà que son frère se met en tête de réussir par lui-même comme il le dit ! » « Je vois… » « Il va jusqu’à me conseiller de faire d’Elaena mon héritière ! L’impertinence de ce garçon ! » « … Serait-ce si improbable ? » « Mais enfin Saera, absolument inenvisageable ! » « Et pourquoi ? » « Pourquoi ? Aenar a été préparé toute sa vie à assurer l'avenir de notre famille, Maekar est un homme, un militaire, un meneur d’hommes, alors qu’Elaena… Et bien… »« … Est une femme. » « Une très jeune femme, inexpérimentée, élevée en princesse éloignée des intrigues politiques et de la stratégie. Que voudrais-tu qu'elle fasse ! » « Elle pourrait apprendre. Tu te montres injuste envers ta fille, elle a peut-être été élevée en princesse elle n’en est pas moins ta fille… et la mienne. Elle est intelligente. Elle apprendra. » « C’est hors de question. Le sujet est clos ! » « Et tu t’imagines être en capacité de clore un sujet que je n’aurais pas décidé d’abandonner ? Non Vaegon Tergaryon tu ne me congédieras pas ainsi. Le seul argument que tu puisses opposer est le fait qu’Elaena ait eu la mauvaise idée de naître fille. Que comptes-tu faire au juste ? Rappeler Maerion du Collège ? Insulter les magistères et la société toute entière pour désigner comme un héritier un très jeune homme sans dragon ? Ou peut-être choisiras-tu l’un des enfants de tes frères et soeurs ? Tout vaux mieux qu'une fille de ton sang, n’est-ce pas ? » « Ne sois pas ridicule. Tu as grandi dans un univers différent du mien, tu ne comprends pas. Comment veux-tu que les vieilles familles de Valyria acceptent qu’une femme, aussi jeune, soit désignée héritière ? C’est impensable. Je ne risquerai pas de gâcher tout ce que nous avons construit avec un tel pari. »« Je vois que tu es déterminé. » « Oui, je le suis. » Saera s’était levée d'un bond, n'adressant plus un regard à son époux et se dirigeant vers la porte d'un pas empressé.
« Saera, où vas-tu ? »« A Valyria. Puisque tu fais si peu de cas des femmes de ta famille, tu ne verras sans doute pas d’inconvénient à ce que je ne sois pas à tes côtés. » « Qu’est-ce qui te prend enfin… » « … J’ai honte pour toi, Vaegon. » Elle claquait la porte. Pendant quelques heures Vaegon considéra cette menace comme prononcée en l’air, sous l’impulsion de la colère. Pourtant, lorsque pris d'une certaine inquiétude il fit demander son épouse, on lui indiqua qu’elle était partie. Il se serait attendu à ce qu’elle revienne sous peu si elle n’avait pas fait envoyer plusieurs de ses malles en direction de Valyria. Elle était partie.
***
Depuis combien de temps dansions-nous ? Avions-nous seulement cessé de danser une seule fois cette dernière semaine ? La guerre était finie, et nous avions vaincus l’empire Ghis ! Maekar était vivant, notre père était vivant, nous avions démontré au continent tout entier ce qu’il en coûtait de défier le sang du dragon. Lorsque la nouvelle s’était répandue, les rues s’étaient instantanément emplies d’une foule en liesse, trop heureuse de laisser derrière elle les angoisses de la guerre et les incertitudes de sa conclusion. Le palais avait été exceptionnellement ouvert à tous, nourriture, boisson et festivités unissant nobles et humbles comme la guerre l’avait fait. Je n’avais cessé de danser, de bras en bras, et de rire… Comme j’avais ri ! Il n’y avait plus lieu de craindre les ressorts du destin. Je retrouverai Maekar et nos vies pourraient enfin être liées.
Ce matin là, le palais avait retrouvé son calme habituel. Notre père nous avait rejoint pour le plus grand bonheur de Mère. Leurs retrouvailles étaient un avant gout de cette nouvelle vie qui nous attendait tous et pourtant elles avaient été largement troublée. Père avait fait plusieurs aller retours entre Valyria, les derniers campements militaires où se trouvait encore Maekar et le palais d’Oros. Si j’avais imaginé qu’il souhaitait simplement mettre en ordre ses affaires, son visage concerné me disait que quelque chose de plus sérieux se tramait. Un après-midi une dispute avait éclatée entre les deux et Mère était partie dans la précipitation pour Valyria sans plus d’explications. Nous avions eu beau questionner notre père, il éludait toutes les questions, évitant finalement même de prendre ses repas avec nous. Il finit par ne plus quitter son bureau, devenant progressivement une silhouette morne se trainant de ses appartements soudainement vides à son bureau où les parchemins d’empilaient. Il semblait en prise avec une hésitation, un questionnement, et je crains soudain que nous soyons témoins de la fin du mariage de nos parents qui avait été pourtant si heureux.
Alors que Mère avait quitté le palais depuis déjà cinq jours, je trouvais mon père assis dans le jardin à même le sol, jouant distraitement avec les brins d’herbe. J’avais depuis le début de la semaine pris le parti de le laisser en paix, comprenant qu’il n’était guère disposé à répondre à mes questions, mais à le voir ainsi je ne parvenais plus à contenir mon inquiétude.
« Je ne crois pas t'avoir déjà vu assis sur autre chose que le plus confortable des fauteuils de ce palais, Père. » Il levait la tête et m'adressait un sourire triste, le premier sourire depuis le départ de ma mère. N’attendant pas qu’il me le propose, je m'asseyais à ses côtés sur une herbe légèrement humide car le matin était encore récent et le soleil n'avait pu l’en débarrasser.
« Ta mère a toujours eu une passion pour ce jardin. C’est en partie pour cela que nous avons tenu à ce que vous soyez élevés ici… Elle disait qu’une âme habituée à la beauté ne pouvait être pervertie. » Je restais silencieuse, me plongeant à sa suite dans la contemplation de l'immense jardin qui s’étendait sous nos yeux.
« La Beauté est une des rares choses nous permettant de toucher du bout des doigts ce qu’il y a au-delà des choses. Certains appellent ça l’âme. Elle est un dépassement de la réalité… une touche du divin au coeur du réel même. » Je voyais au regard que me lançait mon père qu’il ne s’était pas attendu à une réponse de ce genre. Sans doute s’était-il imaginé que l’idiote petite fille que j’étais parlerai de la couleur des fleurs et de l’odeur des fruits mûrs… Il n’avait jamais réellement vu au-delà de ce qu’il avait bien voulu présenter au monde comme image de ses enfants. Il n’avait pas vu le besoin d’émancipation de Maekar, les raisons de la fragilité de Daenyra ou les conflits intérieurs de Maerion.
« Je peux te demander un avis ? » « Bien-sûr. » « Je suis face à un dilemme. Une partie de moi est encline à suivre le chemin qui lui a été indiqué depuis ma plus tendre enfance, le chemin que la majorité emprunte. Une autre partie de moi aimerait penser qu’un autre chemin est possible… Le premier chemin est une impasse, le deuxième est tortueux. » Je souris, amusée de le voir user d'une image pour éviter de s’ouvrir à moi pour de bon. Les hommes étaient-ils tous ainsi ou s’agissait-il seulement de ceux de ma famille ?
« Et bien… Nous sommes tous le fruit d’une éducation, mais nous réduire à celle-ci uniquement serait nier notre être. Nous ne sommes pas uniquement le produit de cette éducation, nos expériences, nos proches, notre personnalité… Tout cela nous porte parfois à emprunter un chemin certes tortueux mais nôtre. Cela nous pousse à être vrais, à être plus grand que le moule de notre éducation. Il est toujours plus facile d’accepter que les autres pensent pour nous… Plus aisé sans doute que d’affirmer et assumer un chemin - ou une pensée - à contre-courant. Mais n’est-ce pas là l’essence même de notre liberté ? N’est-ce pas cela qui nous distingue de ces esclaves soumis à la parole de leur maître ? Appelés à suivre le chemin que celui aura choisi pour lui ? » Il resta interdit un long instant, si long que je crus qu’il ne reprendrait jamais la parole.
« Quand es-tu devenue si sage, ma fille ? » Ne me laissant pas le temps de réponse, il déposait sa main à l’arrière de ma tête pour attirer mon front à ses lèvres. Il se levait finalement d’un bon, sans un mot supplémentaire et retournait à l'intérieur du palais. Je ne sus jamais ce que j'avais pu bien dire qui lui fit faire ses malles mais une heure plus tard il s’envolait vers Valyria. Il resta absent trois jours, puis lorsqu’il revint il n'était plus seul, notre mère avait accepté de rentrer. Alors nous avions dansé à nouveau, abusé de la boisson et de la bonne chair, nous avions sauté dans le bassin et dansé dans ses eaux. L’orage était passé, comme la guerre, et la paix était revenue dans notre foyer. Je m'étais imaginé que cela marquait la fin des bouleversements qui guettaient ma vie… En réalité je n'aurais pu être davantage dans l'erreur.
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« Je ne comprends pas. » Mes parents étaient tous deux assis face à moi, le visage sérieux mais bienveillant. Je ne feignais pas l’incrédulité, je n'avais en réalité pas pris la mesure de ce qu'ils venaient de m’annoncer.
« Maekar a refusé d’être le successeur de ton père. Il siègera au sénat grâce au bon vouloir de celui-ci. Tu l’y rejoindras en prenant place sur le siège de ton père. » Moi ? Siéger au sénat ? Succéder à mon père en tant que chef de famille ? Je regardais autour de moi l’air incrédule, cherchant les signes d’une plaisanterie mal ficelée. Pourtant nous étions seuls et leurs mines n’étaient en rien communes à celles de deux plaisantins.
« Mais enfin… Père, voilà deux jours vous pensiez encore que l’air lui-seul emplissait mon crâne ! » Ma mère laissa échapper un ricanement, mon père quant à lui se renfrogna.
« Je n’ai jamais pensé une telle chose. Tu partiras pour Valyria à la fin du mois, nous nous préparerons de toute manière pour le triomphe et le retour de ton frère. Après cela il siègera et tu entameras ton éducation. Nous avons encore le temps de te former, après tout je ne suis pas encore mort ou sénile. » Je ne disais plus rien, absorbant le plus d’informations possibles pour tenter de mettre du sens dans les mots qu’il prononçait et qui me semblaient ne même pas être dans ma langue.
« Il nous faudra te trouver un tuteur, plusieurs tuteurs même. Je me chargerai d’une partie des enseignements, mais je n’aurais pas le temps de tout faire. Tu assisteras également aux banquets et fêtes données à Valyria comme ailleurs, cela te permettra de commencer à te familiariser avec les interactions politiques et à appréhender les jeux de pouvoir. » Il était si bien lancé que je n’osais l’interrompre.
« Oui, voilà, nous ferons ainsi. Maekar sera là bien évidemment pour te guider. » « Et nous pourrons annoncer les fiançailles ? » « … Et bien… Oui, sans doute. Nous patienterons encore. Ne donnons pas l’impression de nous précipiter. » « Nous précipiter mais… Père cela fait déjà plus de quatre années que nous attendons et… » « … La guerre à changé notre monde. Prenons le temps d’en appréhender les nouveaux contours. Toujours est-il : as-tu compris ce que nous attendons de toi ? » « Oui père, il y a cependant un menu problème. » « Lequel ma douce ? » « Je ne suis pas capable de faire tout cela… Enfin me voyez-vous ? Moi ? A Drivo ? C'est impossible ! Demande à Maekar de refuser le siège qui lui est offert et de te succéder, Père ! » Je m'étais levée, faisant les cent pas devant mes parents qui s’adressait un regard inquiet. Ma mère se levait en premier, mais mon père la retint pour se diriger vers moi. Déposant ses mains sur mes épaules il m’immobiliser et me forçais à lui faire face.
« Ton frère a pris sa décision, et j'ai pris la mienne. Je t'ai choisie. Je ne pourrais nier avoir eu les mêmes réticences que toi au départ, et je devrais même avouer avoir été injuste avec toi. Je ne te connaissais pas suffisamment, sans doute ai-je passé trop d’année loin de vous… Mais tu avais raison. J’ai décidé d’exercer ma liberté toute entière et de dépasser le carcan de mon éducation conservatrice. Tu es une jeune femme intelligente et volontaire, nous avons de plus tous fait les frais de ta détermination impitoyable. Ce sont autant de qualités qui te porteront. J’ai confiance en toi. Ta mère a confiance en toi. Et Maekar également. » Il déposait un baiser sur le haut de mon front, puis sur mes mains qu'il élevait à ses lèvres.
« Valar Dohaeris, ñuhus talus » Je sortais de la pièce, l’air hagard. Je m’étais attendue à beaucoup d’annonces, mais jamais je n’avais cru entendre celle-ci un jour. Je marchais sans but, cherchant seulement à ressentir le sol sous mes pieds pour me prouver que tout avait encore corps. Il y avait eu tant d’informations. J’étais à présent promise à un destin tout à fait différent de celui pour lequel j’avais été élevée, et de princesse futile j’étais passée au rang d’héritière, d’avenir de la famille et de notre nom. Notre père repoussait encore un peu plus le mariage qu’il nous avait promis, me faisant craindre de revenir sur une parole qui n’avait de témoin que nous. Et finalement Maekar avait refusé ce qui aurait du lui revenir de dire pour assumer une bonne fois pour toute auprès de notre père ses désirs d’indépendance. Cet avenir que je pensais certain se dérobait sous mes pieds.
« Je te cherchais. » « Que se passe-t-il, Elaena ? » Le regard paisible de Daenyra se déposait sur moi avec la douceur d’une flamme à peine allumée. Tendant la main, elle m’invitait à m’assoir à ses côtés alors qu’il ne lui avait pas échappait que je vacillais.
« Tant de choses, si tu savais… Il semblerait que je sois appelée à élire domicile à Valyria. Cela me semble absurde de même le prononcer mais… Père m’a choisi pour être son successeur. Bien sûr il ne l’a fait qu’après que Maekar ait refusé de s’y soumettre. C’est absurde ! » « Et pourquoi donc serait-ce si absurde ? » « Je n’ai rien d’une sénatrice… Je suis trop… pas assez… Je ne suis pas prête. » « Je n’ai aucun doute sur le fait que Père saura faire en sorte que tu le sois lorsque l’heure viendra. Et tu n’es ni trop, ni pas assez, Elaena. Tu devrais faire confiance à ton instinct. Car il te dit d’y croire, n’est-ce pas ? » « Je… oui… enfin je le crois. Il me semble. » « Ta raison te pousse à douter de toi, ton coeur tremble et ton instinct se réjouit. Il est normal qu’il soit difficile de formuler une pensée cohérente au milieu de cette cacophonie. Pourtant, tu sais au fond de toi que tu es capable du meilleur. » « … Comme du pire ! » « Et bien il nous suffira d’éviter le pire. » Sa voix avait été douce, elle s’était replongée dans son livre comme si la conversation était déjà terminée, comme s’il n'y avait rien ajouter à cela et que toute difficulté s'était évanouie.
« Nous ? » Elle quittait son livre des yeux pour m'adresser un sourire tendre et elle déposait sa main sur la mienne.
« Tu n’imagines toute de même pas que je vais laisser une tête de mule impulsive comme toi aller seule à Valyria ? Et puis, la bibliothèque du palais Hoskagon est remplie de livres que je n’ai pas encore pu parcourir, ici j’aurais bientôt fait le tour. » Je riais, émue du soutien indéfectible dont elle m’offrait la preuve. Nos mains se liaient et je déposais ma tête contre son épaule. Il nous faudrait sans doute plus que des mots pour parvenir à survivre à Valyria. Mais rejoindre la capitale signifiait retrouver Maekar… Et embrasser un destin pour lequel je me faisais la promesse d'être à la hauteur.