Le silence était revenu sur la barge après la mise au point violente qu’avait eu à subir Aelarys pour ses agissements. Au milieu des effluves qui soulevaient le cœur des plus fragiles, et surtout des moins habitués, l’étrange équipage naviguait lentement dans un dédale de canaux relativement récents mais déjà encrassés et bouchés. Si les Valyriens étaient de grands constructeurs, ils n’étaient guère d’excellents ingénieurs hydrauliques et le manque de sophistication des égouts de la capitale en était une preuve criante. Le fait qu’une société de marginaux et de proscrits s’y était installée n’aidait en rien. Des déchets qui n’auraient jamais dû se trouver dans des égouts flottaient entre deux eaux, ou constituer de véritables barrages flottants qu’il fallait parfois briser à coup de lance. Parfois – souvent – un cadavre en état de décomposition plus ou moins avancé se joignait au magma d’immondices qu’il leur fallait traverser. Pour un peuple comme les Valyriens, pour lequel l’eau était l’élément du Malin, les égouts de Valyria avaient tout d’un enfer sur terre.
Le reste du voyage se déroula relativement sans incident notoire. Un bref regain de tension se fit sentir lorsqu’un groupe d’individus hirsutes d’origines multiples entreprît de pendre haut et court un jeune garçon au-dessus du canal. Craignant une altercation ou un nouveau geste héroïque d’Aelarys, les mages et les sbires se tendirent, prêts à tout mais rien n’éclata. Le navire passa aux côtés du groupe se préparant à l’exécution. Les cris désespérés du garçon, qui ne devait pas avoir plus de huit ans, s’amplifièrent dans les aigus alors que le navire le dépassait et ne s’arrêtait pas. Une fois qu’ils eurent dépassé la scène, les hurlements se muèrent en sanglots résignés, qui résonnèrent encore longtemps sous les voûtes des égouts et encore plus dans le cœur de l’équipage avant de s’éteindre définitivement.
Au bout d’un long moment, le courant commença à s’accélérer et Vhaegar donna quelques ordres, bientôt le navire s’immobilisa le long d’un quai défoncé, dont les pierres descellées semblaient prêtes à choir dans l’eau verdâtre un mètre plus bas. Alors que l’on amarrait le navire à un épieu planté dans le lit des égouts d’un côté et à un anneau engoncé dans le mur de l’autre, le colosse jeta un regard entendu à Jaekar. Ils avaient atteint leur première étape.
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Désormais, on mache. Et on porte, sauf Jaekar et Aelarys qui seront là pour surveiller notre avancée. J’insiste encore plus sur mes consignes de tout à l’heure, vu qu’elles n’ont pas été clairement comprises. En aucun cas vous ne devez vous éloigner du groupe et quitter le balisage lumineux. Sinon, personne ne retrouvera jamais votre carcasse, soyez-en sûrs car là où nous allons, la chair est une denrée immensément rare. Vos armures ne vaudront jamais autant ci-dessous que l’une de vos cuisses musclées. »
Ce faisant, le groupe commença à se répartir les tonnelets, tous dotés d’une lanière de cuir qui permettait de le porter comme un sac. Les deux mages, les quatre sbires – dont Vhaegar – et les deux marins qui avaient manœuvré la barge avant leur arrivée s’occupèrent du chargement. Certains portaient plus que d’autre et ceux-ci ne portaient pas de torches. Bientôt la vingtaine de tonnelets fut répartie entre cette étrange compagnie et ils purent se mettre en marche. Jaekar et Aelarys suivaient Xynera qui ouvraient la marche, brandissant tous une torche. Derrière le groupe se répartissait de façon à être correctement illuminé et protégé. Bientôt, ils trouvèrent un escalier qui semblait là depuis des siècles, ils descendaient en tournoyant sur un axe assez serré, promettant de s’enfoncer encore plus bas dans les enfers valyriens.
La descente semblait infinie et dura bien deux milliers de marches, descendant de plusieurs centaines de mètres. A cette distance souterraine, la chaleur augmentait d’un cran notoire, alors que le magma qui coulait sous Valyria se rapprochait dangereusement. A la grande surprise de plusieurs membres du groupe, ils débouchèrent sur un canal très semblable à celui qu’ils avaient utilisé pour parvenir jusqu’à l’escalier. Pourtant, alors que certains levaient la tête pour vérifier où ils étaient, la voûte de pierre d’avant cédait le pas à une haute cavité de roche noire et solide. D’ailleurs, le canal était vide, il n’y avait plus que de la poussière et de gros morceaux de roche sombre qui avaient roulé dans le creux du lit de pierres. Un peu plus loin, un effondrement indiquait pourquoi, probablement, ces égouts n’étaient plus utilisés. Se sentant guide touristique, et bien que le tourisme n’eût pas encore été inventé, Vhaegar leur conta l’histoire des lieux. Comment ces connaissances lui étaient parvenues et si elles étaient vraies étaient là une autre affaire.
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Ce sont les premiers égouts de la ville. Les anciens les avaient creusés suffisamment profonds pour que les effluves ne remontent pas et puissent se déverser directement dans un puit de magma. Malheureusement, les éruptions et les tremblements de terre des anciens temps ont fait s’effondrer une partie du réseau qui était, de toute manière trop profond pour être aisé à maintenir. Il a fini par être abandonné et ils ont construit celui que nous avons vu et utilisé. L’itinéraire que nous avons pris pour rejoindre l’escalier derrière vous était jadis la galerie qui permettait de descendre ici. Elle a servi de base pour le tracé des nouveaux égouts. »
Se remettant en marche, Vhaegar longea un temps le lit asséché des anciens égouts où quelques vieux squelettes achevaient de se transformer en poussière et d’autres, plus récents, luisaient d’une lueur maligne dans la lumière projetée par les torches. Au bout d’un court instant, ils obliquèrent dans une ouverture dans la paroi rocheuse. Le boyau s’enfonçait en serpentant au gré des résistances qu’avaient jadis rencontrées ses créateurs. Des odeurs de souffre et de chaleur bien connues des Valyriens venaient à leur rencontre alors que de minuscules flammèches virevoltaient dans l’air saturé. Bientôt, le sol lui-même se fit plus chaud. Alors qu’ils s’apprêtaient à sortir du boyau, une lueur rougeâtre se fit de plus en plus présente, écrasante de chaleur. Certains eurent une pensée émue pour les non Valyriens qui passaient par-là, si tant était qu’il n’y en ait jamais eu. Ils débouchèrent dans une vaste salle illuminée par le magma qui tombait en cascade depuis une ouverture qui devait bien être située à une trentaine de mètres plus haut. Contrairement à l’eau, il n’y avait nulle éclaboussure. Le débit régulier donnait une espèce de fluidité lente et magnifique à la lave en fusion qui s’écoulait ensuite dans une espèce de grand lac qui alimentait lui-même une rivière rouge qui s’enfonçait plus loin sous la terre.
Pourtant, ils ne s’y attardèrent pas. Vhaegar continuait de les mener d’un pas relativement rapide et inquiet. Il jetait des coups d’œil saccadés d’un côté et de l’autre, comme s’il s’attendait à se faire tomber dessus en permanence. Un rire débridé et inquiétant se fit entendre sur les parois rocheuses illuminées par la lave. Certains finirent par pointer du doigt les hauteurs de la paroi rocheuse. Elle était parfois percée de petites grottes d’où émergeaient des têtes à peine visibles. Des silhouettes décharnées se balançaient d’un rocher à l’autre, au mépris du danger évident que représentait une chute de cette hauteur, encore plus si elle finissait dans du magma. Vhaegar leur intima l’ordre de ne pas traîner et d’avancer plus vite. Ils dépassèrent bientôt un squelette étendu là depuis des décennies au moins. Le rocher qui lui avait écrasé le crâne était encore là, remplaçant la tête dont on distinguait encore quelques éclats osseux çà et là. Le plus inquiétant restait sans doute les traces de dents qui abîmaient absolument chaque os du squelette dépecé sur place. Un « splob » faisant jaillir un peu de lave confirma les craintes que certains pouvaient émettre en leur for intérieur et le groupe hâta le pas pour quitter cet endroit de malheur. Ils retrouvèrent l’abri bienvenu d’un boyau similaire à celui qu’ils avaient utilisé pour y arriver et Vhaegar poussa un soupir de soulagement.
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N’ayez crainte, nous serons sains et saufs ici. Les habitants des profondeurs sont trop frêles pour nous combattre. Ils n’attaquent que depuis les hauteurs, ou lorsque l’obscurité se fait et qu’ils ont la possibilité de frapper par surprise. Ils n’oseront pas frapper un groupe aussi armé et bien portant, surtout dans un endroit si refermé. »
Le tunnel dans lequel ils étaient remontait en pente douce et on pouvait sentir la chaleur s’éloigner quelque peu. Ils arrivèrent bientôt à une fourche. Entre les deux, un autel sanglant et inquiétant vouait une offrande à une divinité inconnue. Vhaegar se retourna vers son groupe.
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A gauche, vous déboucherez sur la fosse draconique du Quadrant Ouest. De là, il existe un passage unique qui vous permet de remonter longuement mais sûrement. Faites simplement attention aux dragons qui s’y reposent. Il arrive que des Anciens descendent jusqu’au passage pour profiter de la chaleur plus importante… et gober ceux qui passent par là. Nous, nous allons à droite mais il n’est pas exclu que nous ressortions par-là, donc souvenez-vous bien de l’itinéraire. »
Ayant laissé un bref moment à tous pour se rappeler de l’endroit particulier, Vhaegar reprit la route vers la droite. La pente continuait de monter légèrement et, de nouveau ce fut une longue marche. Au-delà de la surface, le jour devait déjà s’être levé depuis quelques heures. Alors qu’ils arpentaient les tréfonds du monde des vivants, Valyria vivait sa vie quotidienne. Les marchands ouvraient leurs étales, les puissants émergeaient lentement de leurs nuits torrides et les esclaves faisaient déjà chauffer les fours. Pourtant, dans cet univers où évoluait le groupe, il n’y avait ni jour, ni nuit : seules des ténèbres perpétuelles que chassaient la lave et quelques torches tremblantes. Ils finirent par déboucher dans une salle immense, plus vaste encore que tout ce qui avait pu être contemplé par chacun des personnes présentes n’étant jamais venu ici.
Devant le groupe s’étalait une grotte aux proportions immenses, emplie d’une structure fascinante. Haute d’au moins trois cents mètres, la structure ressemblait à un aqueduc, occupant tout l’espace de ses immenses piliers et arches de pierre grise qui s’enfonçaient profondément dans le sol. Immense et stupéfiante, la structure semblait soupeser un immense plafond de pierres immenses. Si elle avaient été visibles de si loin, on aurait dit des pavés comme il en existait des millions à Valyria, mais en y regardant avec plus d’attention, on aurait deviné que ces pierres avaient des proportions conséquentes. Chacune devait peser plusieurs tonnes et reposait sur un savant enchevêtrement de voûtes et de piliers, de croisillons et de tabliers. On aurait dit qu’ils étaient sous un immense pont construit pour porter toute un village. Que pouvait-il y avoir en son sommet, si haut que l’obscurité le faisait disparaître ? Un immense pilier qui ressemblait à s’y méprendre à la tour au sommet de laquelle siégeait le Conseil des Cinq semblait être le point central de cette fabuleuse construction. En s’approchant, on put bientôt remarquer qu’à la différence de la tour du Sénat, celle-ci, enchevêtrée par d’immenses piliers plus fins et des arches répartissant le poids entre toutes ces structures de pierre fondue par le feu-dragon, n’avait pas une surface lisse. Un large escalier en faisait le tour sur des centaines et des centaines de marches, remontant toujours plus haut. Les porteurs déposèrent précautionneusement leur fardeau et Vhaegar toisa le groupe.
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Bien, nous y voilà. Maintenant, nous allons nous occuper du reste. Vu votre équipement, je propose qu’Aelarys, Jaekar et Alareon restent là à surveiller la base. Je n’ai aucune envie qu’un rigolo nous prenne à revers. Nous autre, nous allons stocker la farine et nous serons vite revenus. Ne laissez pas le feu s’éteindre ! »
Sans en dire davantage, il plongea sa torche dans une grande bassine de cuivre qui devait contenir encore un peu d’huile. Le contenu s’embrasa en crachant une fumée âcre et se stabilisa, dégageant une chaleur agréable dans cet endroit bien sombre. Quoi qu’aient pu penser les deux compères, il serait bientôt trop tard pour faire machine arrière, quoi que cela puisse signifier.
Merci à Aelarys et Jaekar pour leur concours sur la réaction de leurs personnages