Cela faisait un mois. Un mois que tout cela s’était produit. Laissant ses doigts glisser le long de son dos, Saerelys ne put retenir un frisson. Il lui semblait que sa chair était encore bouillante, à cet endroit. Et pourtant, elle était la seule à ressentir cela. Ni Aedar, ni Aelys, ni Gaelor n’avaient remarqué ce fait, malgré le temps qu’ils passaient ensemble. Si tous trois avaient reçu la consigne de la laisser se reposer, ce fait n’était désormais plus d’actualité. Elle allait mieux, selon les Mages. Selon Mealys, qui lui rendait visite bien trop souvent à son goût, elle avait retrouvé des couleurs. Qu’est-ce que cette Mage pouvait savoir de cette douleur qui était la sienne ? Pouvait-elle ne serait-ce que l’imaginer ? Non, c’était impossible. Ce n’était pas quelques couleurs qui lui faudrait pour retrouver ce qu’elle avait perdu. Il lui faudrait un miracle…
Assise devant son miroir, la mine morne, Saerelys s’effrayait presque. Grand-Mère avait rehaussé son teint avec ces poudres dont elle avait le secret. Grand-Mère venait ici une fois par jour, la forçant à se préparer, à s’apprêter comme auparavant, quand Mère n’avait pas le temps de venir par elle-même. C’était de là, qu’elle tenait ses couleurs. Aussi fausses que sa douleur pouvait être réelle. Aussi fausses que pouvaient être réelles ces brûlures qui parcouraient encore son dos par moments. Ce n’était pas elle, que Saerelys voyait dans la surface miroitante. Non. Ce n’était pas elle. Elle n’était qu’une image déformée de celle qu’elle avait été. Déformée et affaiblie. Blessée au plus profond des ses chairs. Une créature qui n’avait même pas pu se tenir sur ses deux jambes pendant plusieurs semaines.
« Père doit avoir honte de moi. » murmura la jeune fille, un voile de larmes masquant ses prunelles mauves.
A ces mots, les poings de Saerelys se serrèrent. Tout le monde devait avoir honte d’elle, au Palais. Peut-être même était-ce le cas d’Aedar ? Et de Mère ? Peut-être même qu’Aelys ne la voyait plus comme sa grande sœur ? Qu’elle n’était plus digne de l’être ? Pourquoi avait-il fallu que cela tombe sur elle ? Se redressant comme elle le pouvait sur son siège, la jeune fille grimaça sans pouvoir se retenir. Des larmes, elle en avait. Elle en avait même de trop. Mais elles ne pouvaient point couler. Ni ici, ni ailleurs. Alors, Saerelys resta là, la tête baissée, les poings serrés, contenant ses larmes.
Et pourtant, une larme perla. Une seule et unique larme. Une goutte d’eau qui glissa du coin de son œil gauche, pour se perdre sur sa joue rougie par une légère couche de maquillage, dans laquelle elle laissa une fine trace. Une larme que Saerelys ne chercha pas à retenir. L’aurait-elle pu ? La Magie était si belle, pourtant. Ne pouvait-elle pas s’en réjouir, comme cela avait été le cas pour les membres de sa famille lorsque Père leur avait annoncé, qu’elle, sa propre fille, son aînée, allait devenir Mage ? Crispant ses poings, ses doigts blanchissant au passage, la jeune fille se laissa, quelques instants à peine, aller au chagrin. Un rictus déforma son visage, mais aucun son ne quitta ses lèvres. Elle voulait juste voler. Voler avec Aedar, voler avec Aelys. Guider Aelys, qui avait fait preuve d’imprudence lors de son premier vol. Accompagner Gaelor, aussi. Si son frère n’avait jamais craint son dragon, le premier vol était un instant si particulier…
Et il avait Rhaelys. Une toute petite fille. Un bébé. Elle n’était qu’un bébé. Un tout petit bébé qui ne se souviendrait jamais d’elle. Qui ne connaîtrait que son nom. Rien de plus. Elle ne serait qu’une ombre, pour elle. Un vague souvenir que sa fratrie évoquerait en son absence, de même que leurs cousins et leurs cousines. Elle ne serait que cela. L’éternelle absente. L’éternelle dernière. La seule qui resterait au sol alors que les autres voleraient. Comment pouvait-elle se dire descendante de Riahenys dans une telle situation ? L’était-elle encore, dans les faits ?
C’est alors qu’on frappa à la porte. Doucement. Quelques petits coups qui brisèrent le silence. D’un seul mouvement, Saerelys se redressa, grimaçant à nouveau, ses douleurs s’étant réveillées dans l’ensemble de son dos. Se relevant, encore tremblante, la jeune fille se rendit précautionneusement jusqu’à la porte. Dans son esprit, le temps n’était plus au doute mais à la crainte. Elle ne savait pas qui se trouvait là, juste derrière l’huis. Mère devait venir la chercher, il est vrai. Pour qu’elle l’accompagne de certaines de ses tâches. L’espace de quelques instants, la jeune fille espéra de tout cœur qu’il ne s’agissait pas là de Père. Elle n’était pas de taille à affronter sa fureur…
Déglutissant difficilement, Saerelys ouvrit finalement la porte. Une lueur de soulagement brilla quelques secondes dans son regard, lorsqu’elle se rendit compte de qui se trouvait là. Mère. C’était bien Mère. Mère était là, sur le pas de la porte. Alors, la jeune fille releva la tête, tentant de sourire. Tentative qui se solda par un échec. Elle avait trop mal pour cela. Moins que le mois dernier, il est vrai. Mais la douleur était toujours là, tantôt vive, tantôt latente. Si elle ouvrit la bouche, aucun mot n’en sortit dans un premier temps, au point que la jeune fille dut s’y reprendre à plusieurs fois pour formuler une phrase pourtant simple.
« Bonjour Mère. J’espère ne pas t’avoir fait attendre. »
Oh oui, elle l’espérait de tout cœur. Père n’était pas un homme avec qui on pouvait se permettre d’être en retard. Pour ce qui était de Mère, Saerelys ne voulait pas être en retard. Pas alors qu’il ne lui restait que si peu de temps. Mealys tenait son avenir entre ses mains, étant la seule à pouvoir annoncer à ses parents quand elle serait apte à se rendre au Collège. Une échéance que la jeune fille ne voulait que repousser. Repousser encore et toujours. La repousser autant que possible. Juste pour pouvoir serrer encore les siens dans ses bras. Juste pour retrouver le goût à la vie. Pour rire à nouveau. Pour ne plus souffrir de ce feu qui lui rongeait les chairs, les nerfs et les veines.
« … Je… Je suis… Je suis désolée... » bredouilla Saerelys.
Tels furent les seuls mots qui s’échappèrent de la bouche de l’enfant qu’elle était redevenue en instant, alors que des larmes, plus nombreuses qu’auparavant, roulaient sur ses joues. Saerelys était désolée. Désolée pour ce possible retard. Désolée pour cette honte qui se lisait sur son visage, maintenant qu’elle ne parvenait plus à contenir sa peine. Désolée de ne point être présentable comme on l’attendait d’elle. D’avoir réduit à néant les efforts de Grand-Mère pour lui rendre un semblant de vie à l’aide ses artifices. Désolée d’être si faible. Désolée de montrer ses pleurs à cette mère qui était la sienne. A cette mère qui avait perdu un enfant. A cette mère qui avait, elle aussi, souffert.
Désolée, en cet instant, de ne point être digne.
( Gif de rosecobalte. )