Tout était paisible. Des flots aux vols des oiseaux. Des claquements de rames sur les vagues, semblables à des bruissements, en comparaison de ceux produits par les ailes du dragon qui volait là. Une grande créature, bien que fine, qui voguait dans les cieux avec grâce, fendant les airs de ses ailes de cuir, effrayant les quelques nuées de mouettes et de goélands qui ne semblaient guère habituées à voir pareille créature. Le dragon ne semblait pas prêter la moindre attention à ces minuscules boules de plumes, aussi nombreuses puissent-elles être. Tout juste son regard se posait-il sur elles, l’espace de quelques instants, alors que leurs cris affolés brisaient ce calme, roi jusqu’alors en ces lieux.
Maesella se trouvait là, juchée sur la créature. Ses bras enserraient la taille de sa sœur aînée, tandis que sa joue reposait sur son dos. Les yeux clos, la Nohgaris se laissait bercer par le chant du vent, mêlé à celui des vagues et au rythme induit par les battements d’ailes du dragon de son aînée. Le temps était radieux, le soleil laissant ses reflets se fondre sur leurs chevelures argentées. Quelle belle journée que voilà. Les Dieux avaient offert là un bien beau présent à leurs créations. Eux aussi, célébraient la fin de cette guerre qui avait duré quatre longues années, festoyant à la santé de leurs enfants qui ne tarderaient pas à revenir au pays.
Hélas, la Grande Prêtresse n’arrivait pas à s’en réjouir. Lassée de cette berceuse, pourtant si douce à ses oreilles il y avait encore quelques instants, la Nohgaris laissa son regard mauve se poser sur les flots. Elles seraient bientôt arrivées. Bientôt. Au loin, Tolos s’étendait, masse sombre à l’horizon. Une telle vision n’aurait pas manqué de la faire sourire, il y a de cela quelques années. Combien de fois avait-elle profité de cette ombre salvatrice qui planait sur ces rues sinueuses ? Combien de fois avait-elle humé l’air marin, s’entretenant avec un capitaine inquiet du prochain voyage qui s’annonçait pour lui ? Combien de fois Aera l’avait invitée en sa demeure, lui permettant de rencontrer les siens ? De bénir leurs initiatives, leurs épousailles ? Combien de souvenirs heureux avait-elle ici ?
De doux souvenirs. De fort doux souvenirs que Maesella ne pouvait que chérir, malgré cette ombre menaçante qui semblait désormais planer sur Tolos. Aera n’était plus, morte, assassinée par la folie dont Ghis avait fait preuve. Deux de ses petit-enfants n’avaient pas tardé à la rejoindre dans la Mort. Gaerion avait péri sous les murs de cette ville, tentant avec bien d’autres d’en briser le siège. Comme Balerion pouvait se montrer cruel, laissant les vivants à leur peine. Instinctivement, la Grande Prêtresse serra les poings. Tolos était devenu un réel tombeau. Un charnier dont la puanteur ne disparaîtrait pas de sitôt, si toutefois elle devait disparaître un jour.
Naela et elle étaient attendues par une famille amie. L’une de ces familles de navigateurs à laquelle Maesella avait rendu service, par le passé. Une famille qui n’avait pu que lui rendre la pareille, durant la guerre, veillant sur les cendres de Gaerion. Une famille qui avait tant perdu, comme tant d’autres. Une famille que la Grande Prêtresse, l’envoyée de Vermax qu’elle était malgré tout, se devait d’apaiser, de rassurer. Comme le reste de la population de Tolos. Car Maesella resterait plusieurs jours en ces lieux, prenant possession du Temple de Vermax que cette ville abritait. Bien peu de temps pour apaiser toutes ces âmes, tous ces pleurs. Si seulement les journées comptaient davantage d’heures.
Le dragon de Naela les avait laissées dans les environs de la ville, ne pouvant se poser entre ses murs. L’espace de quelques instants, les deux femmes l’avaient suivi du regard, l’observant s’éloigner, les rayons du soleil dansant sur ses écailles. Maesella fut la première à détourner le regard, se mettant finalement en marche. Naela dut adapter son pas au sien. Au tout du moins, l’ancienne matriarche des Nohgaris essaya d’agir ainsi. Plusieurs fois, la Grande Prêtresse s’arrêta, attendant que son aînée se mette à sa hauteur. A chaque fois, Naela la rejoignait, pour mieux la perdre de vue par la suite, tant et si bien que Maesella jugea préférable de la tenir par le bras, ne la lâchant qu’une fois arrivée devant la demeure du navigateur à qui elles devaient tant.
« Dois-tu déjà t’absenter, ma sœur ? s’enquit Naela, alors que Maesella s’était assise sur le lit qu’elle occuperait, peignant sa longue chevelure d’argent.
- Je suis attendue au Temple de Vermax d’ici la fin de la journée. se contenta de répondre l’intéressée. Mais auparavant, je me dois de rendre visite à une famille de ma connaissance. Rassure notre hôte quant à mon absence. Je ne compte pas déroger aux règles de la bienséance en écourtant mon séjour en sa demeure. »
A la fin de sa tirade, la Grande Prêtresse s’était levée. Qu’importe que cela ne fasse que deux heures qu’elles étaient arrivées ici. Cette rencontre ne pouvait pas attendre. Sans doute avait-elle trop tardé. Aussi, après une toilette bien méritée et avoir ôté ses vêtements de voyageuse, revêtant la toge brunâtre du Clergé de Vermax, Maesella s’en était allée, n’emportant avec elle que sa besace et ce bâton de marche qui l’accompagnait dès qu’elle quittait son si cher Temple. La route ne serait pas longue, il est vrai. Mais Vermax voyageait ainsi. Son envoyée se devait de faire de même.
Pas une fois Maesella ne demanda son chemin. Tolos n’avait pas changé, bien que le siège n’avait pu que lui causer bien des maux. Les rues étaient toujours semblables, sinueuses, ombrageuses. Plusieurs fois, on l’arrêta cependant, demandant à échanger quelques mots, une prière, une bénédiction dans certains cas. Un jeu auquel Maesella se prêta volontiers, souriant pour la première fois de cette lugubre journée. La toge des envoyés de Vermax était connue de tous, dans des lieux comme celui-ci, où le commerce se devait d’être roi. Cependant, bien peu devaient se douter de son identité réelle, de part le dénuement dans lequel elle allait, en ce jour.
Un sourire qui ne put que s’étioler lorsque la Grande Prêtresse eut offert son attention à la dernière personne qui la demandait. Elle était arrivée. La Tour de l’Epée. Un lieu qui l’aurait faite rire aux éclats, à une autre période. Mais Aera n’était plus. Tant d’autres n’étaient plus. Et pourtant, il fallait qu’elle grimpe ces quelques marches. Qu’elle frappe à cette porte. Qu’elle entre. Elle n’était pas n’importe quelle âme. Elle était l’envoyée de Vermax. Ses sentiments, qu’importe leur nature, ne pourraient, et ne devaient pas, la détourner de sa tâche.
Alors, Maesella gravit les marches du parvis, frappant finalement contre l’huis du poing. Deux petits tapotements qui suffirent à un serviteur pour venir lui ouvrir. De simples mots furent alors prononcés. Maesella Nohgaris, Grande Prêtresse de Vermax, amie de la feue matriarche de ces lieux, demandait à entrer. Demandait à parler à la nouvelle maîtresse de ces lieux au plus vite. Nul contretemps ne la détournerait de cette idée. Alors, le serviteur s’effaça, se courbant respectueusement.
Laissant entrer la Nohgaris, l’homme prit le soin de la guider jusqu’au couloir menant à ce bureau dans lequel Maesella s’était déjà rendue bien des fois. Tout était si familier, ici. Si familier et si étranger à la fois. Le serviteur lui demanda de patienter. Soit. Elle attendrait. Debout, bien campée sur ses jambes, la Grande Prêtresse resta là, son bâton à la main. Rhaenys accepterait-elle de la recevoir, comme elle l’avait déjà fait auparavant ? Comme cela lui semblait lointain, à présent. La Grande Prêtresse retint un soupir, à cette pensée. Tout avait changé. Tout était si différent. Une réalité distordue qui était pourtant la leur. A laquelle il faudrait se faire.
C’est alors que la porte se rouvrit. Le serviteur s’inclina à nouveau, lui faisait signe d’entrer. Alors, Maesella entra. Droite, digne. Telle était l’envoyée de Vermax, la Voyageuse. Des traits qui ne purent que s’orner d’une certaine tristesse. Tout ce chemin qu’elle avait fait, ce voyage entreprit en direction de Tolos, telle était sa finalité. Cette rencontre que la guerre n’avait pu que repousser. Que le siège avait presque rendue impossible. Et pourtant, les faits étaient là. Vermax avait entendu ses prières.
« Bonjour Rhaenys. Je te prie d’excuser mon intrusion en ta demeure. Je ne pouvais me rendre à Tolos sans venir vous rendre visite, à toi et aux tiens. La Grande Prêtresse se tut quelques instants. Que Vermax te bénisse, ma fille. Qu’elle vous bénisse tous et toutes et qu’elle permette à vos navires de trouver leur chemin sur les flots et à vos marchands de voyager sans craindre les pillards. »
En prononçant ces quelques mots, Maesella avait légèrement levé sa main libre, droite, sa paume en direction de Rhaenys. Comme la jeune femme pouvait lui ressembler. Telle fut la pensée qui anima la Grande Prêtresse, à cet instant. Avec les années, comme ce fait pouvait lui sembler clair. Comme Aera serait fière. Hélas, Aera n’était plus de ce monde. Balerion l’avait ravi à sa famille, à ses proches. A elle. Comme il avait ravi Gaerion. Comme il avait ravi tant d’âmes innocentes.
( Gif de andromedagifs. )