Cela faisait trois ans. Trois ans que Saerelys n’avait pas vu sa cadette. Qu’elle n’avait pas vu les autres membres sa fratrie également. Cette situation restait bien plus douloureuse, bien plus dommageable dans le cas de Rhaelys. A quatre ans, quels souvenirs conservait-on d’une inconnue aperçue une fois, au détour d’une fête ? Si elle avait été décrite à l’enfant comme sa sœur aînée, la novice ne pouvait que regretter le fait de ne pas avoir été là pour elle, comme elle l’avait pu l’être pour Aelys. Comme elle avait pu l’être pour Gaelor. Une étrangère qui lui ressemblait. Voilà ce qu’elle était pour cette petite fille de sept ans. Une étrangère. Rien qu’une étrangère. Une forme vague, celle d’un souvenir lointain. Peut-être même d’un souvenir déjà effacé.
« Rhaelys ma douce, vois qui est enfin chez nous pour te rencontrer. »
A la mention de son prénom par sa mère, l’intéressée releva la tête des figurines sur lesquelles toute son attention était tournée. Une minute passa. Un claquement d’ailes se fit entendre, à l’extérieur, la faute à un dragon un peu trop impétueux qui volait sans doute trop près de leur demeure. Une nouvelle minute passa. Toutes deux se dévisageaient. La mine de l’enfant semblait à la fois grave et intriguée. Une troisième minute s’écoula. Aucun mot ne fut échangé. Saerelys déposa ses prunelles mauves sur le jouet de bois que tenait toujours sa plus jeune sœur. Il s’agissait d’un petit dragon, peint en plusieurs nuances de bleu. Peut-être s’agissait-il du travail d’Aelys ? Croisant à nouveau le regard de sa cadette, la novice esquissa un sourire, lui demandant doucement :
« C’est un cadeau d’Aelys, je suppose ?
- Elle l’a peint rien que pour moi ! s’exclama la petite, dont les traits s’étaient adoucis en quelques instants à peine, esquissant un grand sourire.
- Cela ne m’étonne pas d’elle. commenta la novice, tout en s’approchant. Tu me laisserais le regarder de plus près ? Cela fait bien longtemps que je n’ai pas eu l’occasion de voir son travail, pour ce qui est de la peinture.
- Je l’ai appelée Meraxes ! J’aurai bien voulu l’appeler comme mon dragon mais c’est pas un mâle comme lui, j’en suis sûre. C’est Gaelor qui a eu l’idée. Tu sais, il connaît tous les prénoms des dragons de notre famille ! Même le nom de celui de Riahenys ! Même qu’il va tous me les apprendre ! »
Tout en s’asseyant à même le sol, se mettant ainsi à la hauteur de sa cadette, Saerelys esquissa un sourire. Elle ne doutait pas un seul instant de cela. Gaelor prendrait plaisir à parler, sans doute des heures durant, des dragons liés à leur lignée. Rhaelys ne tarda pas à lui confier son jouet de bois, prenant une petite figurine de terre cuite pour la remplacer. Une figurine qui avait appartenu à Aedar. Saerelys ne pouvait point s’y tromper. Comme il pouvait passer du temps, à les aligner, alors qu’elle l’observait, préparant les Seigneurs et les Dames Dragons de son côté, nouant des rubans colorés sur leurs montures. Ensuite, ils jouaient ensemble, avec leurs cousins de temps en temps. Il n’y avait guère qu’Aedar pour leur faire accepter sa présence, lorsqu’il était question de jouer à la guerre.
« … Aelys m’a déjà envoyé un portrait de toi, tu sais. reprit Saerelys, tout en observant le petit dragon de bois. C’était il y a un an. Tu as beaucoup changé, depuis.
- Bientôt, je serais assez grande pour monter sur mon dragon, oui ! Il est pas encore assez grand pour porter deux personnes. Aelys me l’a dit. Mais quand il aura grandi, comme moi, tu viendras le voir. Peut-être même qu’il te laissera venir avec moi !
- Je l’espère, Rhaelys, je l’espère. répondit doucement Saerelys, laissant son doigt tracer la courbe de l’aile du dragon factice.
- C’est vrai que tu fais de la Magie ? reprit l’enfant, qui avait entreprit de mettre son casque à la petite figurine. Mère m’a dit que c’était pour ça que tu n’étais pas ici, avec nous. Gaelor, il aime pas être tout seul quand il lit, qu’il m’a dit. Avant, t’étais toujours avec lui, quand il faisait ça. Parfois, je lui tiens compagnie. J’aime pas quand il est triste.
- Moi non plus, Rhaelys. Moi non plus. Le sourire de la jeune femme s’était quelque peu terni. Mais tout cela fait partie du passé. Que dirais-tu si je t’annonçai que je pouvais rester avec vous, désormais ?
- … Tu as le droit ? »
Rhaelys avait déposé le petit soldat devant elle, dévisageant son aînée. Sans doute cherchait-elle à savoir si elle disait la vérité. Combien de fois devait-on lui avoir dit, après leur première réelle rencontre, que cette jeune femme qu’elle avait vu ne reviendrait pas tout de suite ? Qu’eux-mêmes ne savait pas quand cela se produirait ? Que cela n’était point en leur pouvoir, alors que tous lui manquaient terriblement et inversement ? Le sourire de Saerelys s’agrandit sensiblement. Elle ne serait pas là tous les jours, certes. Mais elle reprendrait possession de ce Palais et y retrouverait sa place. Telle était la volonté des Dieux.
« Le Collège me pense prête à vous retrouver de temps en temps. Accepterais-tu que je joue avec toi, lorsque je serais là ?
- J’ai un autre dragon, si tu veux. Un rouge. Aelys a dit qu’il était comme celui d’Aedar. Je peux te le prêter ! »
En disant ces quelques mots, l’enfant s’était levée, trottinant jusqu’à son bureau pour en revenir avec un autre dragon de bois, peint d’écarlate. Déposant le dragon bleu devant elle, Saerelys se saisit de l’autre figurine. Alors que la pointe de ses doigts frôlait la paume de sa cadette, une curieuse chaleur lui envahi les phalanges, puis la main, avant de se diffuser dans son bras puis dans l’ensemble de ses muscles. Une douce chaleur, bien loin de ces brûlures intérieures que lui causait parfois sa Magie, lorsqu’elle en abusait. La novice fronça les sourcils. De quoi pouvait-il bien s’agir ? Rhaelys la détourna cependant bien rapidement de ses interrogations, se rasseyant à ses côtés, plaçant le soldat comme elle pouvait sur son dragon. Dragon qui ne tarda pas à s’envoler, la fillette imitant son vol comme elle le pouvait.
Alors, Saerelys esquissa un sourire. Cela attendrait. Trois années s’étaient écoulées depuis leur dernière rencontre, qui n’avait duré que quelques heures. Sept ans. Voilà ce qu’elles avaient à rattraper, toutes les deux. Des souvenirs qui ne se feraient jamais ou dont elle était la seule gardienne. Une absence de souvenirs qu’il fallait combler, qu’il fallait faire oublier. Qu’après toutes ces années, il lui soit possible de reprendre son rôle d’aînée. La dernière à se trouver au Palais.
( Gif de juliacaesaris. )