Il fallait qu’elle la voit.
Telle était la seule pensée que Saerelys avait à l’esprit, alors que le Mage en charge de sa santé l’auscultait avec minutie. La première semaine après son réveil, l’homme passait une fois par jour. Ses visites s’étaient espacées depuis peu. Sans doute son état s’était-il amélioré. La jeune femme l’espérait. Assise dans sa couche, la novice l’observait alors qu’il appliquait un baume sur son bras gauche, se mordant l’intérieur d’une joue. La Riahenor connaissait l’homme. Le savoir à ses côtés l’avait même rassurée, à son réveil. Il était celui qui l’avait prise sous son aile, d’une certaine manière, au sujet de l’art de la guérison. Grand-Mère lui avait expliqué qu’il s’était présenté de lui-même, qu’il avait proposé ses services à la Dynastie, prenant à la fois soin de la mère et de la fille, toutes deux éprouvées et blessées par l’Effondrement.
« … Alors ? laissa finalement échapper la jeune femme, n’y tenant plus, craignant de découvrir un caprice de plus de son corps lésé.
- Les contusions de tes côtes ne seront bientôt plus qu’un lointain souvenir. Je laisse encore deux jours à ton corps avant de lui donner de l’aide à ce sujet, si le besoin s’en fait sentir. Le Mage se tut quelques instants, commença à bander son bras. Quant à tes bras, tu ne devrais bientôt plus y ressentir de la douleur. Plies les doigts, veux-tu ? »
Hochant la tête, la jeune femme s’exécuta, serrant la main du Mage dans la sienne. L’homme esquissa un sourire, déposant le bras de sa patiente sur la couverture qui lui couvrait tout le bas du corps. Finalement, l’homme trempa ses mains dans le récipient d’eau tout proche afin d’en ôter l’excédent de baume. Alors qu’il essuyait ses mains sur un morceau d’étoffe laissé à sa disposition, l’homme fronça les sourcils, découvrant juste à côté, un plateau encore chargé de quelques victuailles, certaines n’étant qu’à peine entamées.
« Novice, ne manges-tu donc pas ce qui t’es apporté ? s’enquit l’homme, la tête toujours tournée en direction du plateau.
- … Mon estomac me fait encore défaut. avoua l’intéressée sans détour, penaude.
- Il faudra que cela change, novice. Ton corps ne se remettra que mieux si tu lui offres davantage d’énergie. L’homme se tut à nouveau, se massant légèrement les tempes durant quelques secondes. Voilà ce que je te propose. Laisse-moi te faire apporter de la nourriture quand tu seras installée. La portion sera de petite taille. Il te faudra la manger dans l’heure.
- Installée ? répéta Saerelys, les sourcils froncés.
- Il m’a été rapporté que tu souhaitais voir dame ta Mère. répondit doucement le Mage. Je n’aies plus de raison de m’y opposer. Son état est stable bien qu’il lui… »
L’homme fut coupé dans son élan, Saerelys l’enlaçant précipitamment. Que les Dieux soient loués ! Quatorze fois loués ! Cela faisait des jours qu’elle attendait pareille nouvelle. Sa Mère. Elle l’avait cru morte, alors qu’elle retrouvait les vivants, alors qu’elle et Elaena sortaient de cet enfer. Dame Riahenor s’était interposée entre les wyrms et les dragons, sauvant les plus jeunes d’entre eux. Dame Riahenor s’était faite dévorée par un wyrm. Tels avaient été les mots qui lui étaient parvenus avant que son épuisement n’ait raison d’elle. Dès son réveil, la jeune femme l’avait réclamée. Elle avait réclamé sa tendresse. Elle avait réclamé sa présence rassurante, maternelle. De toutes ses maigres forces. On l’avait recouchée, Grand-Mère venant à sa rencontre. Mère vivait. Mère vivait, affaiblie. Mais Mère vivait. On s’échinait à la rétablir, à s’assurer que Balerion ne viendrait pas la saisir dans ses serres.
Les nouvelles s’étaient faites rares, après son premier réveil. Quelques mots à peine. Jamais le Mage n’en avait dit plus. Sans doute craignait-il que l’état de son autre patiente ne soit pas stable ? Par fidélité, par respect envers son élève avait-il préféré ne point lui mentir, plutôt se taire ? Aedar, tout fraternel était-il avec elle, n’avait pu lui en dire plus. Car il n’en savait pas plus qu’elle. Mère était stable. Voilà tout ce que la jeune femme avait besoin d’entendre. Qu’importe que son dos lui semble encore chaud. Qu’importe ses côtes ou ses bras douloureux. Qu’importe tout cela. Mère était stable. Mère vivrait.
« Dame Riahenor est stable, novice. reprit le Mage, repoussant doucement sa patiente. Il lui faut cependant encore du repos. De beaucoup de repos. Tout comme toi. Tu devras restée couchée, comme elle. Elle ne devra être dérangée sous aucun prétexte. J’ai fait venir deux serviteurs, avec une civière. Ils te porteront jusqu’à elle. Tu y resteras pour le moment. Je reviendrai l’ausculter à la fin de la journée. Là, tu repartiras avec moi. Ce sont là mes conditions. »
Vivement, Saerelys hocha la tête, au point que cette dernière lui tourna quelques instants par la suite. Ce n’était pas encore cette semaine qu’elle repartirait à la conquête du Collège. Il s’agissait là d’un accord, d’une alliance, d’un marché convenable. Le Mage fit entrer le brancard, l’aidant à s’y installer aussi confortablement. Saerelys ne garda avec qu’elle qu’une longue pièce d’étoffe, qui lui ferait office de couverture durant ce cours trajet. Il s’agissait-là de l’une des capes d’Aedar. Souvent apeurée dans l’ombre, de leur danse, la jeune femme ne trouvait l’apaisement que dans les bras de son Soleil. Le seul à pouvoir éclairer ses nuits en toutes circonstances. Aussi avait-elle fini par conserver ce vêtement, en son absence, bien que les ombres n’étaient jamais reparues. Un acte digne d’une simple idylle, d’un simple béguin. Et pourtant comme la jeune femme pouvait en avoir besoin…
Le voyage ne dura que quelques instants. Bientôt, la jeune femme se retrouva dans une pièce doucement ombragée. Une pièce dont l’atmosphère était envahie de ces effluves, de ces fantômes, de plantes médicinales et de baumes. Des odeurs que Saerelys ne connaissait que trop bien. Des odeurs davantage liées à la vie qu’à la mort, dans une telle situation. Que les Mages ne s’évertuaient pas à soigner une personne déjà mourante. Tout juste pouvaient-ils apaiser ses souffrances. Un ballet d’odeurs qui ne pouvaient que rassurer la novice, habituée à leur usage, à leur signification. Les deux serviteurs s’arrêtèrent au niveau du lit partagé en temps normal par ses parents. Alors, la jeune femme retint son souffle.
Mère se trouvait là. Somnolente. La respiration douce, mais présente. Vivante. Elle était vivante. Comme pour s’en assurer, Saerelys s’appuya sur ses coudes, se redressant. Une grimace déforma ses traits, la faute à ses côtes et son dos encore douloureux. Le Mage la força à se recoucher dans la civière, faisant signe aux serviteurs de rapprocher la civière du lit de son autre patiente. Ceci fait, il guida son élève hors de la civière, l’installant comme il se devait sur la couche de sa mère, l’aidant à s’asseoir, le dos contre plusieurs coussins afin de limiter les douleurs ressenties par sa plus jeune patiente.
Instinctivement, la novice s’enveloppa dans la cape de son frère. D’un léger signe de la main, le Mage la salua, avant de quitter la pièce en compagnie des deux serviteurs et de la civière. Prudente, Saerelys regarda tout autour d’elle, se recroquevillant légèrement sur elle-même, craignant de voir les ombres s’animaient. Une minute passa. Puis une autre. Rien ne se produisait. Alors, la jeune femme s’autorisa à reprendre son souffle, à laisser échapper un soupir. Son regard améthyste se posa alors sur sa mère. A nouveau, l’air lui manqua quelques instants. Une boule s’était comme formée dans sa gorge en un battement de cœur à peine. Ses yeux semblaient lui brûler, la faute à des larmes qu’elle retenait à grand peine. Elle était bien là. Bien vivante.
« … Mè… Mère ? » tenta doucement Saerelys, bredouillante.
Délicatement, la jeune femme avait déposé sa main sur l’épaule de sa mère, la secouant avec la plus infinie des douceurs. Ne pas déranger sa patiente. Saerelys se souvenait parfaitement des termes du contrat qu’elle avait noué avec le Mage. Mais elle devait s’assurer que ses yeux ne la trompaient pas. Que les visions d’horreur qui avaient été les siennes, de voir sa mère dévorée sous ses propres yeux dans ses pires cauchemars, n’étaient qu’oniriques. Que le signe de son esprit encore affaibli. Il fallait qu’elle s’en assure.
« Mère… C’est… C’est… C’est moi… Saerelys… Es… Es-tu là ? »
Réponds, je t’en supplie. Réponds. Telles étaient les pensées de la jeune femme. Les larmes étaient désormais bien présentes. Saerelys ne pouvait pas les contenir. Ses entrailles étaient comme nouées. Son cœur, pris en étau. Était-elle dans l’un de ses cauchemars sans même s’en rendre compte ? A cette pensée, ses larmes se firent plus nombreuses. De sa main libre, Saerelys resserra la cape de son jumeau autour d’elle, humant son odeur, allant jusqu’à essuyer ses joues humides à l’aide de l’étoffe. Il ne fallait pas qu’elle la laisse seule. Sa Mère n’en avait pas le droit. Ni maintenant. Ni jamais.
( Gif de jorindelle. )