Jamais encore Elaena Tergaryon n’avait côtoyé la mort de si près. Elle avait senti son corps glisser vers les tréfonds, perdre pieds voilà donc les origines de cette expression si souvent utilisée sans être comprise ? Pour la première fois de son existence, Elaena perdit pieds, tant par la proximité de sa propre mort que par tous ces corps qui l’entouraient. Elle s’était cramponnée à la roche comme à la vie, et n’avait perdu de vue cette vie qu’elle ne comptait pas quitter si jeune. Elle était revenue à la surface, le corps ensanglanté et l’esprit curieusement anesthésié. Elle n’avait pas immédiatement réalisé ce que tous venaient de vivre, il lui avait semblé devoir d’abord réapprendre à respirer. Petit à petit, la vie était revenue. Maekar était en vie, acclamé par une foule qui voyait en lui le héros qu’Elaena avait toujours vu. Daenyra avait fait preuve de courage et d’abnégation, elle était en vie et les deux sœurs se retrouvèrent avec un soulagement non dissimulé. Leur famille avait été préservée lorsque tant d’autres s’en retrouvaient déchirées.
Les mois qui suivirent cette catastrophe, nommée le Grand Effondrement, ne furent guère placés sous le signe de la fête. Valyria avait été atteinte en son cœur, et tous pansaient des blessures parfois invisibles à l’œil. Il avait fallu à Elaena passer près de trois semaines au lit, sans pouvoir se lever, il lui avait fallu deux semaines supplémentaires de repos extrême. Le corps d’Elaena avait été soumis à rude épreuve, deux côtes s’étaient brisées, de multiples contusions, et une main dont la paume garderait une cicatrice discrète. Cependant, c’était l’esprit de la jeune femme qui avait été particulièrement marqué par les événements, et elle ne parvint pas à s’alimenter durant les trois semaines que dura son alitement totalement. Petit à petit, pourtant, la jeune femme reprit des forces et des couleurs, poussée par la générosité de la femme dont elle avait sauvé la fille. C’était idiot n’est-ce pas ? Que pouvait donc apporter cette femme qu’Elaena n’avait pas déjà dans ce palais dont on vantait la beauté et la richesse ? Trois fois rien. Un panier rempli de victuailles simples ou de plats cuisinés avec sincérité et reconnaissance. Lors de ses premières visites, la femme ne put entrer dans le palais, ce n’est que lorsqu’Elaena fut informée de ses visites qu’elle ordonna à ses gardes de la laisser entrer et de la conduire jusqu’à elle. C’est cette femme qui, semaine après semaine, parvint à rappeler à Elaena que si les morts ne seraient pas oubliés, il était à présent temps de se battre pour les vivants.
Trois mois s’étaient écoulés. Elaena constatait avec surprise que son corps continuait à exhiber quelques marques de la tragédie. Une longue cicatrice marquait son flanc là où une roche acérée avait coupé sa peau. Un bleu marquait son ventre, à l’endroit exact de l’impact qui avait brisé les deux côtes. Son dos et ses cuisses étaient striés de multiples ecchymoses et cicatrices à présent minuscules et presque invisibles mais dont les formes intriguaient la jeune femme dont le corps n’avait encore jamais eu à subir de tels assauts. Mais la cicatrice qui l’obsédait, c’était celle de sa main. Elle était de loin la plus importante, mais surtout, elle était la cicatrice de son élan de vie. C’était cette main qui s’était ancrée dans la roche et qui l’avait sauvée. Elle pouvait encore sentir la roche s’enfoncer dans ses chairs alors que le poids de Sarelys s’ajoutait au sien, suspendues qu’elles étaient au-dessus d’un précipice de feu et de sang.
La fête de ce soir devait marquer le début d’un retour officiel à la vie. Elle était la première donnée depuis la tragédie, et elle se déroulait au palais Hoskagon lui-même. Les Tergaryon ne donnaient pas les fêtes les plus récurrentes, mais elles étaient des plus courues de la capitale. Le palais tout entier se prêtait à la fête. Il était un dédale de jardins intérieurs, bien souvent encadrés d’allées sous arcades qui offraient un écho sans pareille au clapotis de l’eau des fontaines. Chacun de ces jardins avait été travaillé pour offrir une expérience différente à ses visiteurs. Certains étaient dédiés à la vue, mêlant le blanc diaphane des statues à la verdoyante nature maîtrisée d’un bosquet reconstitué. L’eau était partout, irrigant fontaines et bassins, donnant aux fleurs leurs couleurs et aux fruits leur jus sucré. Pour ceux qui ne goûtaient pas les plaisirs de l’extérieur, ils trouveraient refuge dans les nombreux salons richement décorés par les mains des meilleurs artisans du continent. L’art n’était pas un élément de décoration au palais Hoskagon, il s’insinuait partout, il habitait les lieux comme s’ils avaient été construit pour lui seul, et sans doute était-ce le cas. Le plaisir n’étant pas seulement visuel, la musique se trouvait à chaque recoin. Il ne se trouvait pas un jardin qui ne soit pas égayé de la mélodie d’un instrument ou d’une voix. L’immensité du palais permettait de contenter tous les plaisirs. On y trouvait la douceur, l’exubérance, l’emportement passionné et l’apathie reposante. Il n’y avait pas un vin, pas une liqueur, pas un met qui ne se trouve disposé sur l’une des tables dressées dans la grande salle du palais. Celle-ci s’ouvrait sur tant de jardins, de couloirs et de salons qu’il ne faisait aucun doute qu’elle était le cœur de ce palais, le nœud central et essentiel d’un dédale impossible à dompter.
Elaena avait voulu ne pas s’attarder dans cette grande salle de bal, elle lui avait toujours préféré l’intimité des jardins dont elle connaissait tous les secrets. Ce soir-là, pourtant, elle était en représentation, et il n’était pas question de se cacher. Pour la première fois depuis des mois, la bonne société valyrienne se retrouvait sur pieds pour célébrer la clémence des Dieux qui les avaient protégés. Il avait fallu de longs mois à Maekar pour se remettre de ses blessures, et à dire vrai Elaena ne parvenait pas à détacher son regard de lui, s’assurant constamment qu’il se ménageait et n’en faisait pas trop. Daenyra en faisait de même avec elle, et c’est avec une tendresse infinie qu’elle embrassa sa joie, l’invitant silencieusement à se retirer si elle le souhaitait. La foule était particulièrement dense ce soir-là, et Elaena ne souhaitait guère imposer à sa sœur une exposition trop longue à ce qu’elle savait éprouvant pour elle. L’ainée des filles Tergaryon, en revanche, se sentait galvanisée par ce soudain retour des festivités. Ces derniers mois, la morosité avait sans cesse menacé de l’emporter. Il avait fallu se remettre, le plus vite possible, et puis reprendre le travail avec plus d’ardeur encore qu’auparavant. La ville était en deuil, et le Sénat plus tendu que jamais. Les élections se lanceraient sous peu et les intrigues ne s’en trouvaient que renforcées.
Ce soir, Elaena était chez elle, et la musique qui déjà glissait sur sa peau avant de pénétrer son corps l’invitait à s’abandonner comme elle ne l’avait pas fait depuis longtemps. Chacun était libre d’être autre que soi-même en cette soirée si spéciale, car s’ils réapparaissaient en public pour la première fois depuis longtemps, les hommes et les femmes de Valyria n’étaient en rien reconnaissables… La consigne avait été claire : faire du palais Hoskagon le lieu le plus cosmopolite de Valyria. Les déguisements se devaient d’être exotiques, et surtout le visage devait être masqué. C’était ainsi que chacun parviendrait à élire celui ou celle qui l’accompagnerait dans ce qui devait être l’orgie la plus éclatante qui soit. Les Dieux les avaient sauvés, ce soir ils en seraient remerciés comme il se devait. Ainsi la règle était simple, lorsque sonnerait la cloche, il faudrait s’approcher de l’invité de son choix, prononcer son nom et l’inviter à se démasquer. Si ce dernier acceptait et révélait son visage, alors il signifiait par là son envie partagée d’honorer les Dieux ensemble. C’est alors que le courageux se démasquait à son tour. Mais si l’invité refusait de se démasquer ? Et bien peu importait, n’y avait-il pas bien d’autres amants à découvrir ?
L’heure avançait et déjà les esprits s’échauffaient alors qu’à tout instant la cloche pouvait résonnait en ces lieux et marquer les débuts d’une dévotion d’ores et déjà mystique. Personne ne savait l’heure choisie, pas même Elaena, ainsi progressivement pouvait-on sentir la tension monter entre ceux qui déjà savaient qui démasquer. La sénatrice Tergaryon, quant à elle, se contentait de rire aux éclats et virevolter sur une piste de danse largement fréquenter mais qu’elle dominait largement. Elle aimait passer de bras en bras, ayant toujours un mot pour complimenter le déguisement des uns et des autres. Elle-même avait choisi une tenue tout à fait aux antipodes de ce qu’elle avait l’habitude de porter. Elle s’était débarrassée des soieries et pierres précieuses au profit de cuirs bruts et matières tressées. Ce soir, elle n’était pas Sénatrice valyrienne, elle s’était transformée en véritable guerrière Dothraki, en khaleesi. Ses cheveux parsemés de nombreuses tresses formaient un halo lumineux alors qu’elle tournoyait en laissant échapper des éclats de rire communicatifs. Elle ne s’était pas sentie aussi légère, aussi libre, aussi… vivante, depuis bien des semaines.
Les bras dans lesquels elle s’arrêta lui semblèrent familiers, et il suffit à la jeune femme de lever les yeux vers le visage masqué pour en reconnaître les pupilles. Pourtant, si elle savait tout à fait à qui elle avait affaire, elle n’en dit rien, mais s’attarda plus longtemps dans ces bras que dans les autres. Elle les délaissa cependant pour en rejoindre d’autres, gardant cependant à vue le jeune homme qui avait, lui aussi, trouvé une nouvelle cavalière. Ce n’était pas la première fois qu’elle le revoyait depuis l’effondrement, elle s’était rendue à de nombreuses reprises à son chevet et à celui de son frère, mais c’était la première fois qu’il lui semblait être vraiment de retour. Le masque ne dissimulait pas les sourires, ne brouillait que les visages dont le cœur et l’esprit ne se souvenaient pas. Elaena aurait reconnu Aeganon Bellarys les yeux fermés, au même titre qu’il lui suffisait de balayer la foule du regard pour repérer son jumeau, Daemor, dont le cœur était lié au sien de telle sorte qu’elle n’avait pas même besoin de le voir pour le savoir en ces lieux.
Étrangement, elle ne revint pas immédiatement vers les bras d’Aeganon, elle sentait son regard sur elle comme lui pouvait sentir le sien. Alors, galvanisée par ces yeux familiers qui se déposaient sur elle, la jeune femme ne fit que redoubler de grâce et de sensualité pour le plus grand plaisir de ses cavaliers éphémères. Pourtant, après quelques minutes ainsi, sa main se glissa, presque sans y penser, dans celle d’Aeganon dont elle senti la rugosité. Il était amusant de constater que les mains blessées s’étaient naturellement trouvées. Il n’y avait aucune commune mesure entre la blessure terrible d’Aeganon et ce qu’Elaena considérait comme son égratignure, et pourtant, ce furent bien ces deux mains là qui se trouvèrent. Instinctivement, le pouce d’Elaena se recroquevilla pour effleurer la paume de la main d’Aeganon, comme pour sentir cette cicatrice, comme pour en tracer les contours. Déstabilisée par cette exploration morbide, la jeune femme trébucha et ne dut son salut aux bras d’Aeganon qui la rattrapèrent sans difficulté aucune.
« Eh bien, cher chevalier, que les terres d’Andalos soient remerciées, leur fils m’a sauvée d’une bien terrible chute. »
Elaena se recula, détachant son corps de celui d’Aeganon, ou du moins de la version andale du jeune homme. Elle se mit à rire, prenant soudain conscience de l’absurde couple qu’ils formaient. Son haut fait de cuir, couvert d’écailles, dévoilait allègrement son ventre, et semblé déchiré par un combat qu’Elaena se plut à imaginer ayant tourné à son avantage. La ceinture tressée et ornée retenait une jupe d’une matière proche de la peau animale, au poil ras et très doux. Elle avait tout simplement l’air d’une sauvage selon les standards de la société valyrienne. Face à elle, Aeganon avait tout autant l’air d’un sauvage par la modestie de sa tenue et les attributs andals qu’il exhibait. L’une était la figure même de la reine guerrière indomptable, ne craignait de Dieux que ceux habitant la nature, l’autre était le symbole même de l’honneur chaste, drôle de costume pour un homme dont les exploits horrifieraient le plus déluré des chevaliers andals.
« Il me semble te reconnaître, chevalier. As-tu un jour chevauché dans nos contrées ? »
Le sourire, visible, d'Elaena se fit mutin, presque provoquant tandis que ses yeux brillaient d'une lueur nouvelle. La plaisanterie était trop belle et les fils trop visibles, mais peu importait, la soirée ne faisait que commencer.