L'enfant sauvage Les rires claquaient dans l’air nimbé de chaleur et d’agitation de Valyria. Une hilarité entière portée par la douceur de l’enfance et la fraîcheur des jeunes années. Les jardins du Palais des Riahenor n’avaient jamais été autant les témoins silencieux d’un tumulte si furieux. La fratrie s’édifiait au nombre de quatre fiers dragons et enfants de dragons à l’énergie inépuisable. Leurs pas précipités foulaient l’herbe presque asséchée à cette période de l’année et se précipitaient pour éviter les doigts déterminés qui tentaient de s’emparer d’eux. Au cœur de cette cavalcade enjouée se démenait une enfant aux yeux bandés, sa chevelure d’argent flânant dans le vent. La flamme aveugle s’évertuait de tous les côtés pour tenter de saisir un frère ou une sœur. Mais ils échappaient ostensiblement à sa traque, empourprant d’une rage encore contenue ce visage aux traits délicats. Son corps était énergique et souple, cependant, ses aînés gagnaient en vélocité ; quant à Gaelor, sa discrétion naturelle le mettait à l’abri de cette chasse éperdue. L’écho des rires de Saerelys et Aedar eurent bientôt raison de cette patience infime chez l’enfant. La chute qui suivit à ses pieds empêtrés dans sa robe ne fit qu’aviver le brasier incontrôlable de sa colère. Tête toute première dans la poussière, Aelys éructa de rage en retirant son bandeau et pesta. « Ce jeu est idiot ! » A la vue de sa jumelle au sol, Salya s’approcha de quelques pas qu’elle regretta amèrement. Vexée du secours contrit de sa dragonne, l’enfant se mit à rugir, l’incandescence brûlant de ses prunelles. Le reptile répliqua du fond de ses entrailles, hurlant après elle. Ce fut là le théâtre improbable du dragon et de sa maîtresse mugissant l’un contre l’autre, tels deux bêtes féroces. Autour d’elle, l’hilarité ne se faisait que plus grandissante sous le regard plus tranquille du dernier de la fratrie. Une humiliation suffisante pour Aelys qui bondit sur ses pieds. « Arrêtez ! Ça suffit ! » Conscients des fureurs dévastatrices qui pouvaient animer leur cadette, les aînés s’évertuèrent à contenir leur amusement, mais ce ne fut pas chose aisée. Les petits poings serrés et la mine écarlate de l’enfant n’aidaient en rien à leur faire retrouver leur calme. « Vous n’êtes que des idiots ! Viens, Gaelor, on s’en va ! » Sa marche enflammée ne fut pas emboîtée par son benjamin. Entre indignation et colère, Aelys dévisagea les traits doux du petit garçon qui ne savait à quelle divinité se vouer. « Que Balerion vous emporte ! » Tremblante de rage, elle courut bien loin de la scène de cette haute trahison. Salya, encore courroucée du traitement qui lui avait été infligé, ne bougea pas non plus. Aussi la chevelure d’argent gagna-t-elle seule les contreforts de la demeure, prête à défouler son aigreur sur quelques mannequins de la salle d’arme. Sauf que sa course folle fut interrompue à l’impact de son corps contre les jambes de Daela. « Que t’arrive-t-il, mon enfant ? » demanda-t-elle, en avisant les larmes de rage qui se consumaient à ses yeux. « Ce ne sont que des idiots ! » - « Qui donc ? » La voix d’Aelys tremblait. « Sae, Aedar et Gaelor… je les déteste ! » Sa grand-mère s’accroupit pour être à la hauteur de la petite fille. Son regard était intense, inébranlable et merveilleux. Une bouffée d’admiration emplie la Riahenor en dépit de la tempête qui l’habitait. « La fureur des dragons coule dans tes veines, Aelys. Elle te vient tout droit de Riahenys. C’est un héritage précieux et que tu te dois d’honorer. Tu ne peux laisser les flammes te consumer ainsi. » La fermeté transperçait son ton impérial. Têtue mais sachant qu’elle se devait d’obtempérer, Aelys se contenta se hocher mollement la tête. « Va et sèche tes larmes. Tu es une Riahenor. Ne n’oublie jamais. »
***
« Aelys… je suis persuadé que c’est une très mauvaise idée. » se hasarda Gaelor avec incertitude. Son aînée réagit nonchalamment, haussant les épaules avec indifférence. Elle se contentait de tenir la main de son frère dans la sienne, s’assurant ainsi qu’il ne trouve pas un quelconque moyen de s’échapper ou de rebrousser chemin. « Cesse de t’inquiéter, nous ne faisons rien de mal ! En plus, ce n’est pas dangereux. » - « Je pense que si… » insista l’enfant, croyant naïvement pouvoir raisonner Aelys. Elle ignora avec superbe ce nouvel avertissement, éprouvant cette joie parfaite d’embrasser une telle liberté. Echappant à la surveillance du palais, la turbulente Riahenor s’était enfuie d’entre les murs pour goûter à l’agitation valyrienne d’elle-même, emportant son frère dans son aventure. Cette décision impulsive prenait sa source d’une première punition qui lui avait été imposée suite à un énième comportement qui avait déplu à ses parents. La compagnie de Salya lui avait été ôtée pour un temps suffisamment conséquent pour entamer la patience d’Aelys. L’âge plus avancé d’Aedar et de Saerelys les propulsait vers d’autres occupations très prenantes entre études et maniements guerriers. Il n’était presque plus possible de profiter de leurs jeux ensemble et la jeune fille ne se satisfaisait plus de la compagnie seule de Gaelor aux manières si délicates et à l’âme si calme. La lassitude l’avait emportée dans l’idée folle de s’offrir une escapade dans la ville, rassasiant sa curiosité et son besoin d’action. Néanmoins, elle n’imaginait point que ses aventures puissent se dérouler sans son benjamin. Pour se faire, elle avait chapardé auprès des domestiques des capes afin qu’ils puissent passer inaperçus. Elle avait pris beaucoup de plaisir à les raccourcir de ses petites mains avec les maigres outils à sa disposition afin qu’elles soient à peu près à leur taille. A présent, les deux enfants déambulaient dans les rues de Valyria, capuches sur la tête afin de dissimuler leur ascendance noble. Les yeux d’améthyste flamboyant d’Aelys se posaient sur tout ce qui appartenait à la lumière, des innombrables marchés qui jonchaient les rues à la somptuosité de l’architecture de la cité, de la superbe à la misère de ceux qui gravitaient parmi eux. « Nous pourrions acheter de belles boucles à mère ! Des boucles avec des améthystes. Cela irait si bien avec ses yeux ! » Là encore, Gaelor ne put objecter sur la pertinence de cette entreprise. Il fut traîné jusqu’à un marchand dont les joailleries scintillaient sous le regard médusé d’Aelys et l’observa mimer des airs de grande dame qu’elle puisait sûrement auprès de Vaelya et Daela. Quelques minutes plus tard, l’enfant de feu sautillait de joie dans les rues de Valyria, heureuse d’un cadeau si précieux entre ses doigts. « Mère sera si heureuse ! » s’imagina Aelys, ne concevant pas un seul instant que sa mère ne s’arrêterait guère à une flatterie. Leurs pas flânèrent longtemps encore, quittant peu à peu les quartiers les plus somptueux pour s’égarer dans la grande cité. « Aelys... il faudrait vraiment qu’on rentre. Il n’y a plus personne ici… » Aelys souffla de mécontentement. « Ce que tu peux être pleutre, Gaelor ! Le soleil brille encore dans le ciel. » Il restait tant à découvrir. Hélas les inquiétudes de son sage frère demeuraient plus que fondés. Ils s’étaient enfoncés sans le savoir vers l’est, atteignant un quadrant plus pauvre et démuni. D’ailleurs, alors qu’ils hâtaient le pas dans une ruelle qui déplaisait également au goût d’Aelys, ils furent interpellés par un groupe de gamins, un peu plus grands qu’eux. Agrippant la main de son frère, la Riahenor décida de les ignorer platement. Mais ils se mirent en travers de leur route. « On vous a jamais vus dans les quartiers. » Leur accent avait la force du marteau qui claque contre le métal. Leurs vêtements étaient rapiécés et une mauvaise odeur émanant d’eux fit froncer le nez de la petite fille. « Laisse-nous passer. » Les garçons haussèrent les sourcils, ne s’attendant pas à ce qu’on leur tienne tête avec hargne et condescendance. Un premier la poussa violement et la fit tomber à terre, agitant toute sa fureur. La chute fit tomber sa capuche et dévoila également un peu de ses riches habits. « Attrapez-les ! Fouillez-les ! » Ce fut le début d’une lutte pour les deux Riahenor. Gaelor, peu expert dans l’art du combat ou de la simple violence, tomba facilement sous leur joug. Aelys, elle, se démenait tel un dragon. Elle s’était redressée, jetant poussières et cailloux à leurs assaillants, misant tout sur l’intimidation que sa colère pourrait provoquer. « Lâchez mon frère, bande de brutes ! »
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« Qu’est-ce qui a bien pu vous passer par l’esprit ?! Inconscients que vous êtes ! » Penauds, Gaelor et Aelys plongeaient dans la contemplation de leurs pieds. Ils étaient recouverts de poussières, les cheveux en bataille et la peau abîmée de leur précédente lutte. Face à eux, juges impartiaux, Vaelya et Daela se tenaient debout, tandis que les deux aînés observaient la scène d’un peu plus loin avec inquiétude et attention. A l’entrée de la pièce, trois gardes attendaient après avoir ramené les enfants Riahenor chez eux et les avoir tirés des griffes de ce mauvais pas lors d’une ronde de surveillance. Cela ne les avait pas empêchés d'être entièrement dépouillés avant que les gamins prennent la fuite. Aelys songeait d'ailleurs que son présent ne serait plus d'aucune utilité pour apaiser le courroux de sa mère. Maegon n’était toujours pas revenu de la cour, et sûrement valait-il que ce soit la fureur de leur mère qui s’abatte sur eux à présent. « Est-ce que vous réalisez à quel point ce que vous avez fait est dangereux ?! » Ils ne s’en tiraient pas à si mauvais compte. Quiconque aurait pu les enlever et réclamer une rançon, ou bien pire encore. Effectuant des nombreux pas pour apaiser sa colère et son inquiétude, Vaelya poursuivait ses réprimandes. « Aelys, qu’est-ce qu’il t’a pris d’entraîner ton frère dans cette histoire ?! » La concernée voulut se défendre d’une telle accusation mais le regard de sa mère la dissuada de se lancer dans une défense plutôt faible et bancale. Daela choisit ce moment pour intervenir. « Vaelya, il paraît évident que toutes ces histoires commencent à aller bien trop loin. Peut-être serait-il temps de songer à ma proposition afin qu’un tel drame ne se… » La main de Vaelya se leva prestement pour interrompre le discours de sa mère dont elle n’était guère encline à recevoir les leçons. La Dame-Dragon se pinça l’arête du nez, en proie à une longue réflexion. Les fautifs osèrent un regard l’un vers l’autre, incertains. « Je peux encore me débrouiller par moi-même. Néanmoins, une chose est vraie. Cette fois, les choses sont allées trop loin et il est grand temps d’y mettre un terme. » Son regard du crépuscule attaquait directement sa plus jeune fille. « Par Tyraxes, les choses vont changer. »
Le dragon dompté Gracile, la main tournoyait élégamment dans les airs, effectuant un ballet captivant. Il y avait là toute la subtilité de gestes maîtrisés, la grâce imprégnée dans chaque mouvement, la beauté dans chaque pas. La musique muette captivait toutes les fibres de son être comme si elle emplissait la pièce. Envoûtée, Aelys contemplait la danse que le corps souple de sa sœur effectuait. Ce fut en l’observant dans cette posture que fillette réalisa combien les années qui les séparaient creusaient un fossé entre elles plus important qu’alors. Sa taille s’était allongée et affinée. Ses traits avaient pris des propositions plus fines, là où son corps commençait à façonner des reliefs. Elle se surprit à l’envier, elle qui possédait encore tous les atours de l’enfance et qui se plaignait de sa petite stature ; Gaelor même la surplombait déjà. « Vois-tu ? Ce n’est pas très compliqué. Suis mes pas. » Obéissante, la cadette se plia aux instructions de sa sœur avec beaucoup de gaucheries. Ses mouvements étaient incertains et maladroits. Aucune fluidité ne liait ses poses les unes aux autres. Ce tableau grotesque donnait l’image d’un crapaud qui imite le cygne. « Je n’y arriverai pas ! » pesta Aelys dans un soupir de dépit. Son postérieur s’écrasa au sol et ses doigts s’activèrent à masser ses pieds endoloris de tant de travail. « Il faut de la persévérance, Aelys. C’est essentiel ! » Hélas, cette qualité s’alliait intimement à la patience qui n’imprégnait pas son caractère. Elle était d’un naturel dissipée, souffrant de rester immobile et de plonger son nez dans des ouvrages poussiéreux durant des heures. L’appel de l’extérieur et de l’exercice gonflait ses veines et tendait ses muscles. C’était la compagnie de son dragon qu’elle recherchait, non point à connaître des pas de danse ou apprendre par cœur les dernières dynasties valyriennes. Une incompréhension qui la distinguait de son cadet si calme et studieux. « Recommençons ! » Les yeux d’améthyste de la seconde Riahenor touchèrent le plafond. Cependant, elle abdiqua et se releva en dépit de toute sa mauvaise volonté. Ses indisciplines lui coûtaient plus chers qu’avant et il lui était de plus en plus difficile de vivre d’interdits. De plus, Daela menaçait sans cesse de la ramener sous son joug. Et bien que son admiration pour son aïeule fût immense, elle aimait sa mère plus encore.
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« Cesse de bouger, veux-tu ! » commanda Aelys. Ses sourcils froncés d’un sérieux auquel elle n’avait guère habitué son entourage, la jeune fille traçait avec une agilité déconcertante les contours de son modèle au fusain. Gaelor se recomposa une posture après que l’ennui l'ait fait s’avachir sur sa chaise. Insatisfaite, elle arracha la feuille de son carnet, la pétrit rageusement dans ses mains et l’envoya au loin, parmi tous les autres brouillons égarés. Néanmoins, elle se jeta dans une nouvelle esquisse avec détermination. Cette victoire, elle comptait bien l’emporter car il lui était précieux de s’améliorer davantage. L’intérêt d’Aelys ne fut jamais aussi grand que pour le monde des arts. Une épiphanie pour les Riahenor qui percevaient là une astuce pour mater ce dragon turbulent. La véritable passion qui ébranlait la cadette pour la création était à présent le moteur de son éducation. Les arts s’étaient projetés vers elle tels un sortilège et elle était capturée dans leurs filets merveilleux. Ils étaient cette nécessité constante, comme elle avait besoin de la compagnie de Salya, d’eau et d’air pour vivre. Son existence s’illuminait dans toute sa superbe dès lors que ses doigts s’activaient à dessiner, à peindre ou encore à sculpter. Son meilleur modèle demeurait son frère si docile et patient ; de glace quand elle n’était que flammes. « Aelys, je suis fatigué… » - « Attends encore un peu, j’y suis presque. » Ses prunelles voguaient frénétiquement de son cahier à son frère, capturant toute la complexité de ce que l’œil et l’âme peuvent déceler. Luttant contre la lassitude qui engourdissait tous ses membres, Gaelor se montra une nouvelle fois patient. Une qualité qui relevait de l’ordre de la discipline quand il se trouvait en compagnie de son effroyable aînée. Enfin, au terme de nombreux autres essais, un sourire para les lèvres de la Riahenor qui bondit vers son frère. Elle vint s’asseoir à ses côtés, lui fourrant précipitamment le livret entre les mains. « Alors, qu’en dis-tu ?! » Ses yeux brûlaient d’impatience, détaillant la moindre expression sur le visage tant aimé de Gaelor. Ce dernier étudia longuement l’œuvre comme à son habitude. « C’est vraiment très beau… Tu as un don, Aelys, pour exposer tout ce que l'œil ne voit pas. » La jeune fille contint difficilement une exclamation de joie. Ses bras enlacèrent les épaules de son frère et elle déposa un chaste baiser sur sa joue. « Je vous dessinerai tous. Et puis je vous peindrai. Et je vous sculpterai même ! Je vous inscrirai tous dans le temps. Vous serez éternels ! » Enivrée et rêveuse, Aelys posa sa tête sur l’épaule de son frère en songeant à l'éclosion de ses talents.
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La sensation était grandiose, presque surnaturelle. Tout ce que la lumière touchait, Aelys pouvait à présent le voir ; elle capturait même les ténèbres dans le creux de ses iris sombres. Tout son être faisait corps avec Salya, comme un prolongement d’elle-même, un bout de son âme et de ses chairs. Pour la première fois, elle voyait à travers ses yeux reptiliens. L’émotion la submergeait dans ses tripes et dans sa poitrine, provoquant vertiges et excitation dans une alchimie parfaite. Elle offrit un cri superbe à l’horizon, galvanisée par ce vol inédit sur le dos de sa dragonne. La fierté embellissait son orgueil de prouver ainsi qu’elle était digne de monter Salya et qu’il n’y avait aucune limite, que son corps ou son âge, pouvait lui imposer. Digne descendante de Riahenys. Elle songeait que cette désobéissance valait pour tous les efforts produits durant toutes ces années, à son abnégation et à sa discipline. Aelys n’était point bête à être domptée.
Elle dominait les cieux.
Elle ne pouvait pas tomber.
« Quoi ?! » Le retour à la terre et à la poussière fut atrocement violent. Le sol tremblait sous ses pas et l’hébétude la fit trembler toute entière. Plusieurs jours s’étaient écoulées depuis son escapade interdite, l’exposant à de longues remontrances et à une infinité de punitions. Une fois de plus, Salya lui était retirée jusqu’à ce qu’elle montre digne de monter à nouveau sa dragonne. Ce châtiment l’avait plongée dans un effroi qui ne trouvait cependant pas d’égal à celui qu’elle était en train de vivre à cet instant. L’âme enserrée par la détresse, elle dévisageait tour à tour son aînée, puis chacun de ses parents et sa grand-mère. « Sae… ce n’est pas vrai. Tu ne peux pas partir… » Le Collège des Mages. Il semblait qu’une partie d’elle-même lui était odieusement arrachée. Les prédispositions de Saerelys et son intelligence aiguisée la destinaient à un destin extraordinaire, mais Aelys n’aurait jamais songé à son départ. La trahison transperçait son cœur alors que la rage, poison insidieux, infusait ses veines. « Je serai plus sage, je le promets ! » s’emporta l’enfant en agrippant le bras de sa sœur avec tempête. Cette dernière, démunie, ne savait comment apaiser la tourmente de sa cadette. La langue de Maegon claqua bruyamment au sein de la petite assemblée. « Cesse tes enfantillages, Aelys. Ta sœur se destine à de grandes choses et jour, toi-même, tu devras commencer à faire honneur à ton nom. » Les mots, comme le ton, étaient cinglants, avivant les blessures de la petite dragonne. Ses yeux s’emplirent de larmes, étourdie entre injustice, colère et douleur. La punition prenait des aspects bien trop cruels. « Je vous hais ! » rugit Aelys en s’échappant de leur compagnie mortifère. Sa fureur la mena jusqu’à ses appartements où elle se jeta sur tous ce que ses doigts avaient pu créer avec acharnement. Tous les visages de sa famille se déchirèrent bientôt sous la rage de ses mains assassines. De tout ce qui avait été, il ne resta plus rien, subissant les assauts implacables de sa colère et de sa souffrance. « Aelys… » La voix d’Aedar interrompit l’éruption chaotique de son être. Le brasier humide de ses yeux s’accrocha avec douleur à son aîné. « Ils n’ont pas le droit de la laisser partir ! Pourquoi ne dis-tu rien ?! Tu l’aimes, toi aussi ! » Il s’approcha prudemment, esquivant les ruines de ses œuvres qui avaient tant fait sa fierté. « Ce n’est point à nous de décider de cela. Saerelys a été touchée par la grâce de nos Dieux. C’est un honneur qui lui est fait et elle doit s’en montrer digne. » La dragonne détourna le visage brusquement, comme pour échapper à ces paroles si déplaisantes. « Ne pleure pas, petite sœur. » Arrivé près d’elle, sa main se glissa tendrement dans ses cheveux pour l’apaiser un peu. « Ils n’ont pas le droit… » bredouilla-t-elle avec indignation. « Nous ne le perdons pas. Elle nous reviendra un jour. » Ses mains se posèrent de part et d’autre de ses épaules, capturant ainsi son regard et son attention. « Et à son retour, ce dont elle aura besoin, c’est de savoir que nous avons grandi aussi et que la sagesse s’est emparée de nous. De plus, il nous faut veiller sur une nouvelle Riahenor à présent. Tu comprends, Aelys ? » L’émotion obstruait trop sa gorge pour qu’elle puisse émettre le moindre son. Elle se contenta de hocher la tête, scellant une promesse muette à son aîné. Elle serait sage à présent. Elle éteindrait le brasier qui serait simple flamme, jusqu’au jour où elle pourrait éveiller à nouveau le volcan, jusqu’au jour où elle s’éveillerait à nouveau, superbe et invincible.Raison et sentiments Les mouvements ondulaient en écho aux stances d’autrefois. La sublime silhouette traçait dans l’air la mélodie du corps, imposait les pauses et marquait les soupirs tel qu’ils lui avaient été appris dans le temps. Cependant, le port était moins haut, les traits taillés d’une autre matière et le regard contant une histoire différente de celle de Saerelys. « Comme tu es belle, Aelys… J’aimerais tant danser comme toi. » minauda Rhaelys, rêveuse. La concernée adressa un regard plein de charme et de tendresse à sa benjamine. Enfant turbulente, voilà qu’une fleur avais éclos, nourrie de la sagesse des années et abreuvée de la discipline des siens. « Ce n’est point chose impossible avec de la persévérance. » enseigna la Riahenor, se rappelant les sages leçons de son aînée. « Cela a été un travail de longue haleine pour que Saerelys parvienne à m’inculquer tout son savoir. » Si cette dernière avait été présente, sûrement aurait-elle enchérie pour raconter combien son élève avait pu être difficile. Puis un jour, à force de travail, elle s’était transformée. « C’est bien peu de le dire ! » Aedar fit le commentaire à sa place, comme s’il était cette bouche absente parmi les enfants Riahenor. Aelys darda sur lui un regard faussement courroucé qui l’amusa. « Accompagne-moi dans ma danse, plutôt que de servir des bêtises à notre sœur ! » Mimant la mauvaise grâce, le jeune homme s’approcha afin d’accorder quelques pas de danse à sa sœur. Cette dernière n’en jeta pas moins une œillade appuyée du côté de son cadet Gaelor, le nez ostensiblement enfoncé dans un ouvrage et guère spectateur de la scène. Le regard sauvage et le sourire mutin, elle jouait cette récente comédie d’exciter l’intérêt et les jalousies de son frère. L’âge entre femme et enfant l’agrippait en entier dans ses filets arrogants et agitait de nouvelles facéties dans son esprit provoquant. Elle s’immergeait dans cet océan d’émotions et de sensations inédites avec un plaisir affiché. Plus studieux et sérieux que jamais, Gaelor ne réagissait que peu aux tances de sa sœur. Elle ne s’en montrait alors que plus insistantes dans ses démarches, si bien qu’Aedar ou sa mère avaient dû parfois la ramener doucement à l’ordre. Aussi se dédiait-elle à cet amusement en partageant cette danse intime avec son aîné, jaugeant par quelques coups d’œil discrets l’intérêt de Gaelor pour la chose. A son plus grand désappointement, son livre semblait plus captivant encore.
« Mes enfants ! Venez me rejoindre, voici une nouvelle lettre de Saerelys. » annonça Vaelya en pénétrant dans la pièce, brandissant fièrement la missive. L’amertume d’Aelys se dissipa au profit d’une joie immense et se joignit aux exclamations de ses frères et sa sœur. Alors que leur mère prenait place sur un élégant sofa, ses enfants vinrent se poster tout autour d’elle et Rhaelys trouva son chemin sur les genoux de son aînée. Un silence cérémonieux s’installa tandis que Vaelya dépliait la lettre et en lisait les premières lignes. Comme il était réconfortant d’entendre les mots de cette grande absente ! Comme la mélopée de ses nouvelles était enivrante ! « Je voudrais tant la connaître… » La voix de Rhaelys était imprégnée d’espoir et d’envie à la fin de la lecture. La main d’Aelys se perdit affectueusement dans ses cheveux tandis que la bouche de sa mère lui promettait une rencontre future et une sœur merveilleuse. La jeune mage vivait dans l’écrin de leurs mots, dans la flamme de leurs souvenirs et dans les lettres qu’elle écrivait assidument. Il y avait également tous les dessins et les peintures que la deuxième des filles produisait pour lui offrir une place toute particulière au regard de Rhaelys, pour qu’elle soit encore parmi eux en dépit de la distance. Elle ne les avait jamais vraiment quittés…
***
Elle était le brasier qui dévore tout ce que sa langue de feu avale. Elle était la lave destructrice de tout ce qui vit autour. Elle était la tempête qui emporte tout sur son passage. La rage bouillonnait dans ses veines ardentes. Ses mains, animées de la fureur de Balerion, détruisaient, arrachaient, écrasaient en lambeaux les tristes victimes de sa rage. Réfugiée dans cet atelier aux mille visages, ce qui fut autrefois sculpture redevenait à présent poussière et éclats d’argile. « Aelys, arrête ! » Les mots de Gaelor ne l’atteignaient pas. Un orage incroyable la possédait, la faisant osciller entre rugissements et sanglots. « Aelys, je t’en conjure ! » Extirpée brièvement de sa folie, elle dévisagea son cadet qui ne sut s’il parviendrait à l’apaiser ou s’il serait bouté hors d’ici par un dangereux projectile. « Je devrais y être aussi ! » glapit-elle, les crocs serrés. « Je sais me battre et je suis forte. Salya est bien plus forte ! Riahenys vit en moi ! » La guerre contre l’Empire de Ghis venait d’être déclarée, arrachant à cette famille un père et un frère envoyés sur le front. L’injustice craquelait toutes les fibres de son être. Si sa colère destructrice s’interrompit, elle se fit plus agitée et effectuait des mouvements impatients. « J’aurai dû naître homme, Gaelor. Par Arrax, quelle injustice que celle d’être ignorée pour son sexe ! » A nouveau, une œuvre fut emportée par sa fièvre furibonde. Prudemment, Gaelor s’approchait de son aînée. « Comme je hais ce monde ! Comme je hais cette impuissance ! » Il était à présent presque à sa hauteur, soucieux. Les prunelles sombres d’Aelys agrippèrent les siennes à cette proximité neuve. Ce fut à cet instant qu’elle capta toute la tristesse dans son regard, tout le chagrin qui l’inondait et la peur muette qui vibrait en lui. Il fut comme de l’eau jeté sur son feu dévastateur. Son visage s’empourpra et les larmes effleurèrent ses yeux. « Et s’ils ne reviennent pas ? » Gaelor ne répondit pas à la question tremblante de sa sœur. Le moindre de ses mots aurait été futiles et la jeune fille n’était pas prête à recevoir des mensonges réconfortants. Il lui vint soudain cette ferme résolution que, bien que le champ de bataille soit au loin, elle mènerait sa propre guerre ici. Pour les siens. Pour qu’ils se sentent protégés. Pour épauler Gaelor dans cette lourde tâche que celle d’être l’homme de la famille. Ils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre, comme un assoiffé sur de l’eau, se délectant de leur proximité, se rassurant de leur chaleur et des battements furieux de leurs cœurs. Il embrassa ses joues pour sécher ses larmes et elle caressa sa chevelure pour apaiser ses angoisses. « Je serai là… » murmura-t-elle finalement.La grandeur des jours«
Je t’en prie, montre-moi encore ! » L’excitation poignait sa voix quand elle n’était pas gloussements. Saerelys se redressa dans les draps, offrant sa paume vers le ciel. Ses paupières se fermèrent et Aelys sentit toute cette tension magique qui imprégnait l’air autour d’elles, jusqu’à ce qu’une flamme naisse dans la main de son aînée. «
C’est merveilleux ! » Une exclamation d’admiration éclata et elle applaudit les dons de sa prodigieuse sœur. Depuis que cette dernière était rentrée dans l’écrin du Palais des Riahenor, Aelys ne cédait aucune concession et accaparait grandement la compagnie de Saerelys. Chaque soir, il lui tenait à cœur qu’elles dorment ensemble afin qu’elle puisse lui conter le récit de toutes ces années au Collège des Mages ; les journées n’étant guère propice à de longues conversations, les responsabilités se faisant plus pesante après les années. Cependant, son retour alimentait toutes les joies de la seconde fille Riahenor et l’excitation ne la quittait pas depuis plusieurs jours.
Sa main s’approcha prudemment de cette flamme unique, éprouvant la chaleur bien réelle qui s’en dégageait. «
Les Dieux t’ont offert là un don sublime… » se prit-elle à rêver, elle que le feu avait toujours fasciné. Saerelys ferma sa paume et la magie ne fut plus, arrachant Aelys à sa contemplation. Elle s’écrasa contre son oreiller. «
Je suis heureuse que tu sois parmi nous. Les dernières années ont été si éprouvantes sans toi. » Les colères de la Riahenor étaient dévastatrices, mais elle ne boudait pas ses bonheurs, les affichant pleinement. Un sourire mutin drapa ses lèvres. «
Tu as beaucoup manqué à Aedar. » Elle ne cernait que trop bien l’attachement qui liait les jumeaux et le rougissement qui rosit les joues de son aînée déclencha son rire. «
Ne dis pas de bêtises. J’ai manqué à tout le monde pareillement. » Aelys haussa les épaules d’un air peu convaincu. Le flamboiement qui éclatait dans le regard d’Aedar lorsqu’une missive de Saerelys arrivait ne pouvait être ignoré. «
Je n’en serai point si sûre à ta place. Sache que les années ont su me faire gagner en sagesse et que je sais aisément lire ces choses-là… » Plus subtile que sa cadette, l’apprentie Mage ne réagit pas et préféra détourner la conversation. «
Cesse tes sottises et dis-moi plutôt ce qu’il en est de tes œuvres. Tu ne m’as encore rien montré. » Engager la discussion sur les arts se révéla plus qu’intelligent, puisqu’Aelys en oublia instantanément son petit jeu. «
Car il n’y a rien qui ne me satisfasse encore pleinement et je n’ai guère eu le temps de pratiquer dernièrement. Il faut encore que… » - «
Chut, attention ! » murmura Saerelys en avisant la lumière qui brilla sous la cloison de la porte. L’une comme l’autre s’enfouirent sous les draps et se turent. La condition de leur réunion nocturne incluait qu’elles dorment pour affronter les devoirs du lendemain, autrement, il n’en serait plus. Le souffle presque coupé, elles attendirent que les pas se soient éloignés. Sûrement un quelconque domestique. Une fois qu’elles furent certaines que nul ne trainait dans les parages, un rire incontrôlable agita les deux sœurs au creux de ces heures plus prospères.
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Jamais puissance ne fut plus grande qu’en cet instant. Elle gonflait ses veines de ses rayons radieux, inondant son aura de lumière. Etreinte dans son armure chatoyante et chevauchant Salya fièrement, Aelys était impériale. Ni rien de la fureur de la guerre, des hurlements en contrebas ou de l’éclat du sang n’effrayait la jeune fille. Ses cris guerriers déchiraient l’air chargé d’iode, de soufre et de fer. Le pouvoir dans la gueule de sa dragonne se déversait sur les troupes ennemis sans distinction aucune, animée seulement du besoin de vaincre.
Ainsi se déroulait l’implacable affrontement de Mhysa Faer, le ciel obscurci par le vol de tous ces géants faits d’écailles et de lave. L’excitation vibrait dans ses tripes à sentir le tribut qu’elle apportait à la dynastie des Riahenor et à Valyria après de telles années d’impuissance et de frustration. Jamais elle ne s’était sentie si intiment liée à la grandeur de son aïeule Riahenys et il lui semblait qu’elle marchait, toute-puissante, dans ses pas glorieux. Elle prouvait par l’action que nul n’était plus agile qu’elle sur le dos d’un dragon. Pourtant, il y avait là l’œil attentif d’un frère qui veillait et ne quittait le côté de celle que son cœur réclamait en silence. L’impudence de la jeunesse poussait Aelys vers des dangers que le dernier fils Riahenor craignait pour sa sœur bien trop téméraire. Il se faisait ombre dans la sienne afin de la protéger de la fureur de la bataille et d’elle-même.
L’allégresse épousa le soulagement chez Gaelor quand la victoire fut pleine et célébrée. Les Seigneurs Dragon étaient portés en triomphe. Hélas, il ne ressentait nulle gloire à avoir vaincu la flotte adversaire. Et tandis qu’il retrouvait le contact rassurant de la terre, les théâtres des récentes horreurs se jouaient en lui, imprimant sa chair à son âme à jamais. «
Nous sommes invincibles ! » s’écria Aelys, plus rayonnante que jamais, en se précipitant dans les bras de son frère. Était-ce seulement vrai ?
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Aelys flânait en toute légèreté dans les couloirs du Palais, l’âme pure et le sourire aux lèvres. La fin de la guerre apportait une allégresse toute particulière, ayant conduit père et frère à retrouver la chaleur bienveillante de la demeure familiale. De ces longues années de souffrance, il n’en résultait aucun deuil, ni aucune perte qui les empêchait de célébrer aujourd’hui la quiétude des nouveaux jours. Le quotidien se traçait aux allures de fêtes et de grandeur, offrant à la chair neuve des Riahenor des perspectives audacieuses. La jeune Dragonne se dévouait corps et à âme l’expression de son art et à sa perfection après l’avoir si longtemps boudé durant la guerre, tout en gardant à l’œil l’éduction de Rhaelys. Il lui venait d’autres tableaux en tête, plus glorieux encore et contant la bataille épique de Mhysa Faer. Sa puissance ne suscitait plus l’ombre d’un doute et le chemin qu’elle arpentait dans les traces de Riahenys l’emplissait de fierté.
Ses pas trouvèrent naturellement le chemin de la bibliothèque où elle trouva sans surprise l’ombre de son frère penchée sur quelques ouvrages. Elle vint se poser à son côté, plaçant chastement sa tête sur son épaule et soupira d’épuisement. «
Alors, comment était cette journée à l’orphelinat ? » Aelys s’impliquait plus encore dans l’image des Riahenor, ayant à cœur de glorifier cette dynastie si prometteuse. Plus sage aussi, elle y trouvait là le moyen de satisfaire ses fantaisies sans la désapprobation des siens par la récompense de quelques bonnes actions. Avec les années, la jeune fille n’avait pas perdu ses pulsions et ses envies, toutefois, elle prenait des chemins plus détournés pour les assouvir. «
Ce n’était guère déplaisant. A vrai dire, je pense même avoir aimé cela. Mais par Arrax, que les enfants sont épuisants ! » Un sourire amusé fleurit sur le visage Gaelor. Il était ironique d’entendre cela de la bouche de la plus impossible des Riahenor. Elle se rapprocha encore pour lire par-dessus son épaule. Son attrait ne se portait guère sur les livres, préférant quand son cadet lui faisait la lecture ou lui léguait oralement son savoir. «
Ne te lasses-tu donc jamais de ces pages noircies et tristes ? » - «
Le savoir est important, Aelys. Sans lui, nous ne sommes que des ignorants et des bêtes. » La vision de la sœur déviait singulièrement de celle de son frère ; ce qui ne les empêchait pas de nourrir tendresse et admiration l’un pour l’autre. «
La puissance est plus importante encore. Surtout dans notre famille. » le tança Aelys comme à l’ordinaire. Gaelor prit la sage décision de l’ignorer, amusant son aînée. «
En tout cas, je ne saurais me satisfaire d’un simple érudit. » Ses lèvres rieuses vinrent déposer un doux baiser sur sa joue. Puis elle prit congés de lui, satisfaite de ses facéties qui mettaient Gaelor dans tous ses états.