Nothing and no one can break this bond
« Comme tu es sérieux… » minauda Aelys d’un air faussement mécontent. Gaelor releva ses yeux violets de son ouvrage sur sa sœur aînée, la mine quelque peu désabusée. A croire, si elle ne le connaissait pas si bien, qu’il méprisait sa compagnie. « Je lis, Aelys. Cela demande effectivement du sérieux. » Cette réponse lapidaire déplut à la jeune fille qui ne trouva point le goût de répliquer. Elle connaissait déjà la saveur de leurs échanges si elle continuait à le tancer de la sorte et il lui arrivait de savoir dompter sa langue. Ainsi se replongea-t-elle avec application dans le croquis que son fusain traçait sur le papier vierge. Il n’était pas un jour qui s’écoule sans que la Riahenor ne ressente le besoin irrépressible de créer, de dessiner, de sculpter. Tout ce qui l’entourait alors devenait son modèle et s’inscrivait dans l’éternité de ses doigts, sous la réserve qu’elle soit satisfaite de sa création ; auquel cas sa vie passait à trépas. Cependant, rien ne lui était plus agréable que d’avoir son benjamin pour muse. Une énième ruse pour troubler ses solitudes et venir lui tenir compagnie au cœur de ses heures si studieuses. Avec les années et plus de sagesse, elle avait appris à respecter son appétence manifeste pour le savoir et sa sagacité ne faisait que l’impressionner. Aussi ne faisait-elle discrète, autant qu’une Aelys pouvait l’être. Il lui suffisait pour cela d’attraper ses feuilles et ses fuseaux pour interrompre le tumulte qui vibrait dans ses veines. Elle aimait à capturer les angles gracieux de son visage, à captiver la profondeur de son regard sérieux et intense, et tracer les quelques mèches sauvages qui lui retombaient devant les yeux. Grâce à cet exercice régulier, la transformation de son frère se faisait plus éclatante, se muant de garçon à un jeune homme. Elle pouvait le voir à sa stature et sa posture qui se modifiaient, plus affirmées, plus imposantes aussi. Les contours de son visage abandonnaient les rondeurs de l’enfance pour des traits plus taillés, plus marqués par le temps et le début de l’âge mûr. Il lui plaisait de constater cette évolution qui s’était accélérée aux premières heures de la guerre, quand il n’était plus que le seul homme de la famille toujours présent au palais. Aelys n’était pas restée aveugle à tous les changements qui s’étaient opérés progressivement chez Gaelor, modifiant également la dynamique de leur relation. Sous le vernis d’une relation tendre et fusionnelle couvait les braises timides d’une passion dévorante. Plus audacieuse que son frère, la jeune femme jouait de cette tension nouvelle qui s’était installée entre eux. Cependant, les espiègleries n’étaient plus dans son esprit actuellement.
« Il me semble que cela fait une éternité que nous ne l’avons pas vue… » Cette fois, Gaelor accorda une attention plus soutenue à sa sœur, constatant le ton chagriné et mélancolique qui était le sien. « Elle me manque tellement. » - « Malheureusement, il ne nous est pas encore permis de la voir. Nous devons nous montrer patients, Aelys et bénir Arrax qu’elle nous ait été rendue sauve. Tout comme Saerelys. » Les mots pleins de raison de son benjamin ne l’atteignirent pas complètement. Ces longues semaines de privation avaient déjà épuisé toutes ses patiences et elle n’en tenait plus de ne pouvoir visiter sa propre mère. S’arrachant à ses dessins, elle vint s’asseoir à côté de Gaelor et enroula ses bras autour du sien, se rapprochant de lui sous le ton de la confidence. « Ne pourrions-nous pas nous glisser dans ses appartements ? Si nous sommes suffisamment discrets, personne ne nous verra ! Après tout, nous sommes ses enfants, nous avons le droit de la voir. Sae a eu cette chance ! » Une pointe d’envie transperçait sa voix qui suppliait son frère de l’accompagner dans son caprice. Néanmoins, les années avaient su apporter à Gaelor assez de présence d’esprit et de caractère pour qu’il s’oppose plus opiniâtrement à sa sœur. « Ce n’est pas une bonne idée. D’autant qu’il y a une raison ces règles. Cesse de vouloir toujours les défier. » Aelys eut une expression pincée, vexée par le propos de Gaelor. Se détachant de lui, son poing frappa son épaule et arracha un cri au jeune homme, puis elle se redressa avec toute la dignité dont elle disposait. D’un pas furieux, elle quitta les appartements de son frère.
***
L’âme tumultueuse, Aelys ne parvenait à tenir en place. Depuis l’antichambre des appartements de sa mère, la Dame Dragon effectuait les cent pas depuis presque une heure. Au travers des fenêtres, elle pouvait constater la course de l’astre dans le ciel, avivant toutes ses impatiences et attisant son agacement. Ses mains malmenaient les papiers enroulés qu’elle possédait entre ses doigts. Négligemment, elle attaquait les coins de ses ongles pour apaiser sa flamme, avant qu’elle ne rappelle à l’ordre et interrompe son piteux manège. Elle avait conscience qu’elle n’avait aucun droit de se trouver en ces lieux. Toutefois, elle n’en tenait plus de cette distance imposée et l’injonction de Gaelor avait achevé de la pousser à outrepasser les règles.
De trop longues semaines l’écartaient de la dernière fois qu’elle avait pu voir Vaelya et il n’y avait là que le cri légitime d’une fille qui réclamait de voir sa mère. Ce privilège ne pouvait lui être refusé encore un instant de plus. Guettant la sortie des mages et des soigneurs, elle s’essayait à la plus grande des discrétions. Jusqu’à ce qu’elle n’entende des pas qui se rapprochent à la porte. Prestement, elle se glissa dans les imposantes teintures accrochées près des fenêtres et attendit, retenant sa respiration. Finalement, les pas s’éloignèrent jusqu’à disparaître complètement. Par mesure de précaution, elle patienta encore quelques minutes supplémentaires avant de s’extirper de sa cachette improvisée et se précipita à la porte de sa mère. Sa main agrippa la poignée sans la tourner pour autant. Une angoisse étrange lui agrippa les tripes. Non point qu’elle craignait d’être réprimandée. La chose lui était coutumière. Cependant, elle ne pouvait s’empêcher de songer à l’état de Vaelya lorsqu’elle la trouverait. Serait-elle diminuée ? Aelys soutiendrait-elle cette vision douloureuse ? Son flegme lui rappela tout le courage dont elle devait faire preuve et la poussa à franchir le pas de la porte. Incertaine, elle se glissa dans ces appartements familiers, des fragrances de plantes et d’onguents médicinaux flottant dans l’air. « Mère ? » appela-t-elle, emplie d’espoir. Son regard clair capta bientôt sa présence dans le lit, au cœur des draps éclatant. Aelys ne put contenir sa joie et se précipita vers le sujet alité. Elle se lança pour une étreinte mais retint son geste, de crainte de lui faire éprouver du mal. Sa main vint juste prendre la sienne et la serra fermement dans la sienne. « Oh mère, comme tu m’as manqué ! » Son regard luisait d’un bonheur sincère et toutes les inquiétudes de ces dernières semaines s’évanouissaient au contact de celle qui lui avait donné la vie. Son expression se fit plus réservée, comme une petite fille. Pour cette fois, malgré sa désobéissance, elle ne voulait être morigénée. « Je suis désolée… Je ne parvenais plus à me passer de ta présence. J'avais besoin de voir comment tu allais... » admit-elle, espérant que sa sincérité pourrait amadouer sa mère.