Rhyos, an 1066, dernier jour du mois 9
Aeganon n’avait jamais aimé Rhyos. Cette ville de commerçants lui rappelait à quel point il n’y avait jamais réellement eu sa place. La demeure Bellarys, imposante et sans commune mesure avec la villa à leur nom dans la capitale, était le lieu de sa déchéance. Entre ses murs, il avait été le fils mal-aimé, celui qui n’avait pas été choisi, l’intrus dans le spectacle parfaitement régulé de Jaegor Bellarys et de sa main de fer. Cet endroit l’avait humilié plus que de raison, et il en gardait une rancune sourde. Il avait toujours préféré Valyria ses excès, plus conforme à son tempérament, plus à même de le laisser se différencier. Il avait aimé ses villes de garnison à la frontière, également, pouvant s’y faire un prénom au lieu de subir le patronyme qui le renvoyait à son statut de second choix, puis de rebut. A Rhyos, il n’était que le jumeau dont le patriarche n’avait pas voulu, ou le trublion qui, adolescent, courrait déjà toutes les gueuses de la cité, avait son adresse dans la loge des actrices locales, et prenait déjà un malin plaisir à arpenter les orgies données par les notables locaux. Bien sûr, c’était aussi pour cela qu’il avait voulu, après la victoire sur Ghis, revenir ici, pour jouir sans entrave de son nouveau statut, pour être enfin reconnu pour lui-même, et pouvoir enfin mépriser à loisir ceux qui n’avaient jamais parié sur son succès contre celui de Daemor. Ce dernier, en revanche, paraissait infiniment plus dans son élément, ce qui était logique. Rhyos était le fief familial, celui qui lui reviendrait, et d’ici à ce que leur père passe la main, ou meure plutôt, il aurait peut-être définitivement conquis la ville. Sa richesse provenait de cet endroit, et des riches caravanes qui y passaient, ainsi que de son port disposé sur cette Mer Intérieure qui en avait fait la fortune. D’ici passaient une bonne partie des marchandises qui iraient irriguer les villes du Nord de Valyria, ou qui descendraient vers le Sud. Plaque tournante, comme l’autre grande ville du centre, du commerce de la péninsule, l’endroit s’était développé, et ceux qui étaient suffisamment habiles pour en tirer profit prospéraient. Quant aux autres, ils s’exilaient, et trouvaient leur gloire ailleurs, à l’image d’Aeganon. Cela ne l’empêchait pas pourtant de faire honneur à l’invitation de son frère. Son sourire le plus mondain plaqué contre son visage, il saluait les têtes connues, s’attardant souvent sur des figures plus féminines pour glisser quelques mots et se rappeler à leur bon souvenir, ce que de légers rosissements des joues indiquait avec ironie. Finalement, il y avait quelques remémorations agréables qui vivaient encore à Rhyos. Et bien entendu, la plus douce de toute se trouvait à ses côtés, reflet fidèle de sa personne, en plus digne et plus calme. Malgré toute sa rancune, le Bellarys ne pouvait oublier que cette ville était celle qui avait vu naître la passion incandescente qui animait les jumeaux, et sa mémoire était peuplée d’escapades d’enfance et, plus tard, de virées sensuelles dans les alentours. Il se souvenait d’une crique, d’un champ, de ces vols à dos de dragon, loin, très loin d’ici, ou encore des nuits voluptueuses à l’abri des murs du palais et à l’insu de tous ses occupants. Il se souvenait du goût de Daemor entre ses lèvres, de ses soupirs entre ses bras, de son odeur au creux de ses reins. Aujourd’hui encore, tandis qu’il l’observait, drapé dans ses plus nobles atours, à voguer d’un groupe à un autre, il se sentait empli d’une fierté indicible, à l’idée que cet homme soit sien, bien que personne ne le sache. Il se gorgeait de sa vision, et pendant qu’il susurrait des plaisanteries gouailleuses à telle ou telle matrone, il ne quittait pas des yeux son frère, semblant lui destiner les mots qu’il ne pourrait jamais prononcer à son égard en public. Même en saluant ses amis Tergaryon et ses autres connaissances, alors qu’il reconnaissait le Cellaeron et se souvenait des termes de leur rencontre au Pinacle, il conservait Daemor dans son champ de vision et dans ses pensées, comme à chaque minute de son existence.
Puis il fallut s’asseoir, et assister aux débuts des célébrations. A peu près aussi impressionné que par sa première caliga, Aeganon laissa la populace s’esbaudir et pendant ce temps, il en profita pour chuchoter quelques insanités à son frère jumeau, s’escrimant à le faire rougir, ce qui eut été drôle au milieu de tout ce charivari. Bien entendu, Daemor savait rester parfaitement maître de lui, mais l’impudent soldat espérait bien que la punition, plus tard, serait à la hauteur de son insolence. Après tout, il avait été très explicite sur le fait qu’il aurait préféré rendre grâce à Meleys, et non Caraxes, et sur les festivités qu’il aurait imaginées, à la place. Les sacrifices terminés, le tirage au sort pour la chasse put se dérouler. Le suspens était généralement limité, et Aeganon savait que son père avait dû payer pour que Daemor participe … et Daemor avait dû payer pour que ce soit son cas. A moins que, décidément, les dieux aient vraiment un sens de l’humour étrange, ne put-il s’empêcher de penser alors que leurs deux noms résonnaient. Il dut se mordre les lèvres pour éviter de pouffer en voyant que les Tergaryon frère et sœur avaient aussi été appelés, mais pas dans la même équipe, et que Maekar se retrouvait à devoir roucouler non pas avec sa sœur, mais Baelor Cellaeron. Nettement moins charmant, quoique l’homme soit de compagnie agréable. Plutôt au cœur d’une orgie voluptueuse que d’une chasse en pleine mer cependant, mais enfin, il était Seigneur Dragon autant que Seigneur-Soie, quoiqu’on ait tendance à l’oublier. Outre Daemor et Elaena, la jeune Aelys Riahenor les rejoignait. L’ensemble eut pu prêter à sourire, avec ces duos familiaux séparés ou réunis, cependant, in fine, les équipes étaient relativement équilibrées à ses yeux. Il y avait des novices comme des soldats plus expérimentés, et ce que son propre groupe perdait en expérience, il le gagnait en fougue de la jeunesse et en connaissance les uns des autres. S’adressant à Aelys, Aeganon lui décrocha son sourire le plus charmant, avant de déclarer :
« Chère Aelys, tu es d’une vue et, je n’en doute pas, d’une compagnie aussi délicieuse que ta sœur aînée. Ce sera un plaisir que d’entreprendre cette chasse en ta compagnie, j’ai hâte de voir ce que je vais pouvoir rapporter dans mes filets en ta compagnie. »C’est donc en galante compagnie, et pas uniquement parce que Aelys Riahenor était splendide, mais tout simplement parce qu’il se trouvait en compagnie de son frère-amant et de son amie-maîtresse, qu’il se positionna pour attendre qu’Astyrax ne vienne l’emporter. Ainsi, il observa les autres monter sur leurs dragons, et quand enfin, il eut suffisamment d’espace pour que l’Ancien puisse se poser, il l’appela, et la vénérable créature se présenta. Le dragon avait passé la majeure partie des derniers mois à se ressourcer près de la chaleur des volcans de Valyria, comme son maître, soignant les blessures reçues durant le Grand Effondrement. Ils n’avaient donc eu que peu l’occasion de se retrouver, cependant, Aeganon avait l’impression, probablement fausse et confuse, que vivre une telle épreuve ensemble les avait, comme durant la guerre, encore rapproché. Le dragon était toujours une masse impressionnante, et le Bellarys s’harnacha avec soin, attachant ses jambes avec précaution, avant de se caler contre la selle imposante dont il avait besoin pour se tenir sur le dragon sans que ses jambes ne finissent par brûler. La créature déploya ses ailes – plongeant momentanément une partie du port dans l’ombre avant de décoller, et, l’espace de quelques secondes, son cavalier se laissa aspirer par la sensation folle de s’arracher à la gravité. Il mena son dragon pour que ce dernier surplombe les autres, évitant de chevaucher trop proche d’eux pour laisser à Astyrax toute la place dont son envergure volumineuse avait besoin. A distance, il entendit Elaena plaisanter et répondit en haussant la voix :
« Que veux-tu, je suis un homme à Tergaryon ! »Puis, il envoya un clin d’œil à son frère et reprit son cri :
« Ensemble ! »Le vol, cependant, ne fut guère de tout repos. Rapidement, le temps leur joua un mauvais tour, et si Astyrax était peu gêné par les vents tourbillonnants et autres bourrasques, compte tenu de son poids et de son envergure, il n’en était pas de même pour les autres, et, hélas, cela avait les avantages de ses inconvénients, puisque manœuvrer se révélait particulièrement ardu. Ainsi, comme les autres, Aeganon aperçut, quoiqu’avec un temps de retard, comme il volait plus en hauteur, Aelys en difficulté avec son dragon face à la tempête, comme les navires qui les accompagnaient. Mais, le temps qu’il parvienne à redescendre, Elaena et Daemor étaient intervenus. Heureusement. Sauf que le temps ne se calmait aucunement, et que l’homme avait l’impression de nager aussi sûrement que s’il était en pleine mer, avec les tombereaux de pluie qui les assaillaient. A vrai dire, ne voyant plus grand-chose, il se résolut à faire confiance aux instincts de sa monture, qui, en plus d’un siècle d’existence, en avait vu d’autre, bien que la situation ne soit clairement pas à son goût, comme l’indiquait ses ébrouements pour se débarrasser de l’eau qui ruisselait sur sa gigantesque carcasse. L’Ancien était une créature de volcans, et non de mer. Et le pire était encore à venir.
Bouche-bée, Aeganon observa la mer commencer à se déformer en un tourbillon. Son instinct lui soufflait de s’enfuir au plus vite, et il sentit que celui de son vieux compagnon était du même avis. Le dragon avait reconnu un antique ennemi de sa race, et il prit de l’altitude par réflexe, malgré le danger. Ses lourdes ailes se soulevèrent et il propulsa dans un effort impressionnant son corps immense un peu plus haut. Bien lui en prit, puisque le tourbillon se creusa peu à peu, abîme noirâtre, pour laisser place à une gueule béante. Des tentacules en sortirent, et avec horreur, le Bellarys reconnut les monstres peuplant les contes valyriens ainsi que les récits alcoolisés des marins. Et pendant ce temps, la tempête redoublait encore. Fronçant les sourcils, Aeganon vit son frère en difficulté, et lia son esprit à sa créature pour lui intimer de redescendre. Astyrax parut renâcler, puis, comme s’il se rappelait que Jaelyx était issu de sa chair, se résolut à descendre pour secourir son rejeton. En vol stationnaire, il se laissa chuter, rétablissant ses ailes plusieurs mètres plus bas. Son cavaler sentit son estomac faire des bonds, mais, suffisamment habitué, réprima le haut-le-cœur qui venait. Il aida du mieux son dragon à se rapprocher, puis à étendre l’une de ses ailes pour protéger Jaelyx des bourrasques, qu’il encaissait lui-même. Le puissant corps frémit, mais tint bon.
Le cri d’Elaena lui indiqua qu’il n’était pas au bout de ses peines. Le dragon de la jeune femme avait été accroché par l’un des tentacules. Le danger était imminent, évident, et Aeganon se demanda ce qu’il pourrait dire à Maekar si jamais … Il chassa cette pensée de son esprit, déterminé à ne jamais, jamais, avoir à effectuer une telle action. Daemor n’avait pas attendu de réfléchir à un plan d’action pour agir néanmoins, et avec angoisse, son jumeau le vit décrocher pour se porter au secours de la jeune femme. Il ne savait pas si les deux dragons parviendraient à leurs fins, surtout que le feu risquait d’avoir des difficultés à prendre par un temps pareil, mais d’un autre côté, il aurait des difficultés à manœuvrer pour les rejoindre sans les mettre, et sans se mettre en difficulté. Peut-être que si Aelys elle aussi s’y mettait … Avisant la jeune femme, il tenta de couvrir le fracas ambiant en hurlant à se briser les cordes vocales :
« Aelys, va les aider ! »Lui-même serait plus utile ailleurs. Son esprit de soldat s’était activé. Laisser le navire déjà brisé se faire engloutir permettrait peut-être d’occuper le monstre, et donc de laisser aux trois autres l’opportunité de dégager Elaena. C’était un sacrifice douloureux, mais nécessaire. Les autres, en revanche. Peu importait les dommages qu’il leur infligerait, de toute façon, si rien n’était tenté, ils iraient par le fond. Sa décision prise, il intima donc à Astyrax de s’approcher. Ce dernier renâcla, et il dut parlementer avec sa monture une bonne minute avant que cette dernière ne se décide à agir. Arquant sa tête en avant et rabattant ses ailes, la créature se prépara à la plongée en piquée, et son immense corps fut soudainement propulsé en avant, plaquant Aeganon contre son cou en raison de la pression exercée, difficilement supportable. Il avait l’impression d’être brutalement écrasé par un poids insensé. Heureusement, la torture fut de courte durée, puisqu’Astyrax se rétablit brutalement, ses griffes immenses se plantant dans un des navires, qui crissa follement sous l’impact. Le soulevant comme un fétu de paille, le dragon souleva littéralement le navire de la mer, et entreprit de le déposer sur l’une des hauteurs du tourbillon, à distance raisonnable. Et Aeganon luttait pour se maintenir en selle, essayant de ne pas penser aux marins ballotés par les vents, certains devant tout de même passer par-dessus bord et finir droit dans la gueule béante … Serrant les dents, il s’agrippa, et enfin, son calvaire prit fin. Enfin, pour le moment. Restait à savoir si leur action avait été suffisante, et si les autres s’en sortaient correctement …