La patience est la plus grande arme d’une Dame Dragon.
Il s’agissait-là de la seule pensée que Naema avait à l’esprit, à cet instant. Les yeux clos, le visage marmoréen, la jeune femme esquissa encore quelques mouvements. Il lui fallait échauffer ses muscles, réveiller le feu qui courrait dans ses veines. D’éveiller cette sentience qui était sienne, de l’exercer pour lier son esprit avec le reste de ce monde. Lier son âme à nouveau à celle de sa sœur d’écailles, à celle de Gaelya, malgré la distance qui pouvait les séparer. Souplement, Naema étira tout d’abord le haut de son corps, de sa nuque à ses hanches, en passant par ses épaules, puis ses cuisses, finissant par ses jambes et ses chevilles. Elle avait vécu trop longtemps chétivement pour accepter de laisser son corps lui échapper à nouveau.
Elle était prête.
Rouvrant les yeux, nouant sa chevelure liliale afin de ne point être gênée par sa présence, Naema prit une profonde inspiration. L’heure était venue, le soleil venait de se lever. Dès lors, une toute nouvelle journée s’offrait à elle. L’espace d’une poignée de secondes, la jeune femme admira avec bonheur les quelques nuées de dragons qui virevoltaient dans les cieux, lorsque son regard ne se perdait pas dans des jeux de paréidolie. Si les nuages lui semblaient nombreux, l’été battait son plein. Dès lors n’avait-elle que peu de doutes sur la beauté de ce jour. Il lui restait cependant une ou deux heures avant que le Palais Hoskagon ne retrouve la vie qui l’animait. Il lui fallait profiter de ce moment de quiétude. Bientôt, ses responsabilités se rappelleraient à son esprit.
« Qu’Aegarax guide ma main et mon regard. Que ma foi m’épargne des griffes et des crocs de ses enfants. Que leurs ailes lui portent mes mots et mes prières, lui qui enseigna mon Art à la Mortelle que je suis, à mes confrères et consœurs également. » prononça humblement la jeune femme.
A une bonne distance d’elle, dans le sable que comportait cet atrium, destiné à l’entraînement, quelques céramiques avaient été disposées par ses soins. Des céramiques brisées, ébréchées par endroits, mises à mal par les exercices quotidiens que la jeune femme s’imposait. Des vases de tailles diverses, la plus grande n’excédant par la largeur de sa paume, la plupart provenant de rebus de cuisson. D’autres lui avaient été remis déjà éprouvés par la maladresse de ses proches, de quelques serviteurs. Quelques motifs effacés par endroits avaient été gravés, imprégnés, dans ces objets d’un autre temps. Guivres et dragons y côtoyaient poissons vairons et autres créatures marines. En un autre temps, sans doute de tels récipients avaient été forts beaux, avant de se retrouver entre ses mains et celles de son oncle.
Instinctivement, Naema posa sa main gauche sur son fouet. Ce dernier se trouvait là, lové contre sa cuisse droite. Un simple fouet d’entraînement, dont sa propriété était marquée par la tête de dragon cuivrée qui en composait le pommeau. Un fouet qui la suivait depuis ses seize années révolues, alors qu’elle effectuait son service militaire. Un fait qu’elle aurait pu éviter, il est vrai. Là n’avait pas été sa volonté, et si ce fouet avait été son arme usuelle à cette période, avec les années, elle l’avait pieusement reléguée à ses étirements et entraînements, de crainte que son âge ne commence à lui faire défaut. L’idée de s’en défaire ne lui était cependant jamais venue à l’esprit. On ne mettait guère au rebus un présent de cette nature lorsqu’il provenait d’un autre Zaldrīzes Giēñatī.
Déroulant la longe de son fouet, jouant de son poignet pour s’assurer qu’il était bien échauffé, Naema observa une dernière fois ses nombreuses cibles. De combattante, la jeune femme n’avait que quelques marques. Si fouet et lame elle possédait, c’était avant tout pour imposer un certain respect aux créatures qui ne se laissaient dompter autrement. De sa place de femme, Naema n’avait que trop conscience. Un fardeau dont elle se défaisait à l’instant, alors que sa sangle claquait, serpentait, faisait chuter dans le sable ces céramiques déjà fort usées. Gaelya aimait danser. Sa jumelle le faisait par ailleurs d’une manière fort charmante. Alors, Naema l’observait, comme sous le coup d’un profond enchantement. Jamais elle n’avait osé briser un pareil moment par sa présence à ses côtés. Elle était trop pataude pour cela.
Et pourtant, Naema semblait danser, à cet instant. Les claquements et les sifflements de sa sangle lui donnaient une mesure, quoique étrange, sur laquelle se mouvoir. Elle esquivait des attaques invisibles, répondant coup pour coup à ces adversaires inexistants. Une céramique de plus. L’exercice devenait moins aisé. Elle sentait son corps se fatiguer. Mais il lui fallait continuer. Tordre son tronc pour se mettre à l’abri d’un nouveau coup, d’une nouvelle attaque. Car les dragons n’étaient pas les seuls dangers, en bas monde. Il lui fallait aussi faire avec leurs cavaliers. Ou encore les protéger s’ils se retrouvaient blessés. Ses attributions étaient nombreuses, raison pour laquelle le titre qui était le sien était porté par de multiples têtes, et ce, dans bien des familles.
« Qui vient ? » s’enquit la jeune femme, arrêtant net son geste, alors que la sangle de son arme venait de mettre à terre une autre de ses cibles.
Le fouet de la jeune femme claqua une dernière fois dans l’air avant de trouver le repos sur le sable. Ainsi disposé, il ressemblait à un serpent de jais. Un serpent que Naema dompta bien vite, l’enroulant à nouveau, le glissant dans sa ceinture. Ce ne fut qu’après cela qu’elle releva la tête, se figeant à ce moment. La mâtinée était-elle déjà si avancée, pour qu’on vienne ainsi à sa rencontre ? Un visage dont elle reconnaissait certains traits, bien que ces derniers se soient renforcés avec les années, façonnés d’une manière qu’elle n’avait pu imaginer. Un regard perçant, mauve, qu’elle connaissait pourtant bien. Une stature qui lui était inconnue, en comparaison. Et pourtant, Naema esquissa un sourire, presque penaud. Face à sa jumelle, sans doute aurait-elle rit de cette situation. Là, les choses étaient bien différentes. N’était-elle pas dans la demeure de cet homme, dans celle de sa famille ? Avait-il juste connaissance de sa présence, avant de l’apercevoir en ces lieux ?
« … Je pense m’être améliorée, depuis mon service militaire. commenta Naema, sur le ton de la conversation, bien que son sourire laissait transparaître une certaine gêne. Qu’en penses-tu, mon cousin ? »
Leurs âges étaient semblables. Entre eux deux, il n’y avait guère plus de quelques mois d’écart. Aussi, Maekar et elle avaient quitté leur demeure ensemble, afin d’effectuer leur service militaire au même moment. Leurs chemins s’étaient ensuite entrelacés, Oros restant leur foyer, avant de se séparer à nouveau par ces quatre années de guerre. Quatre années de séparation. Il semblait à Naema que cela faisait une éternité qu’ils ne s’étaient pas trouvés face-à-face. Et dire qu’ils avaient grandi ensemble. Qu’il avait été question d’unir leurs vies, en d’autres temps. Une poignée d’années transformée en poignée de poussière, à présent. Car c’était deux adultes qui se faisaient face, désormais.
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