1066, mois 9
La première fois qu’Alynera avait posé le regard sur Garaevon Agyreos, son âme avait connu une révélation. C'était le mois 11 de l’an 1065 depuis le création de Valyria. Quelques semaines plus tôt, les Parques avaient déposé sur son front un voile mortuaire. Ces fileuses dévouées avaient coupé le fil de la destinée de Daelor Vaekaron, son frère-époux. Derrière les hauts murs de la Tour Vaekar, où elle vivait recluse, le chagrin était depuis frappé sur le visage de la veuve. Le jour de sa rencontré avec le Volantin était la seule fois où elle avait fait exception à ce deuil consulaire : le Rêve de Vermithor était une fête sainte à laquelle personne ne pouvait se dérober. Au milieu de la parade des artistes de la Cité, il lui était apparu. Au sortir de la guerre contre Ghis, le verrier avait offert à tous un object peu commun. Loin des épées, tant vénérées, arrachées à prix d’or, il avait dévoilé un cratère à volutes d’un bleu profond. Le dévoilement de l’œuvre avait semblé faire vibrer le cosmos tout entier. Instinctivement, Alynera avait su qu’ils seraient amenés à fouler côte à côte la voie divine. Et, attaquée d’une fièvre soudaine, elle avait pris part aux enchères jusqu’à l’excès — faisant murmurer à ses rivaux que sa nouvelle fortune personnelle lui montait bien à la tête ! La main excédée, tremblante, Vhaenyra Maerion avait voulu la dissuader de tant d’ardeurs. En vérité, la matrone des arts avait espéré mettre la main sur l’objet et n’appréciait que fort peu cette soudaine rivalité. Furieuse, elle observait sa compagne, d’ordinaire si discrète, ravir sous ses yeux les dragons de pourpre et d’or ! Alynera n’avait pas pu faire autrement que de s’entêter contre ses adversaires : le chant des créatures divines l’avait appelé jusqu’en son sein. Oui, dans son malheur, la lumière du génie lui était apparue ! Véritable ravissement béni par le Dieu, elle s’était emparée de son butin dans la plus grande béatitude. Par la suite, l’objet de convoitise n’était jamais réapparu en public. Mais le lien qui unissait désormais l’artiste volantin et sa mécène, lui, était bien visible.
En posant son regard sur Garaevon Agyreos, la Princesse avait compris le secret des couleurs. Sous le grand voile mortuaire, sombre et opaque, de son existence, la terre n’était plus rouge. Elle était d’usta, ocre. De son esprit génial, de sa divine ardeur, le Volantin lui avait fait don des polychromies du monde. Désormais, chaque nuance possédait un nom. La nature était d’une variation sans fin, d’une poésie inouïe. Amarante. Zinzolin. Orphin. Smaragdin. Alizarine. Caeruleum. Auréoline. Blanc d’Oros. Plus jamais elle n’avait prononcé une couleur aussi ennuyante et imprécise que bleu, rouge, vert ou jaune. Amante béate de son génie, elle avait fait surgir de la terre aride valyrienne un laboratoire de plantes rares et anciennes. Dans l’ombre des jardins Vaekar, à l’abris des regards curieux, elle lui permettait d’étudier les pigments, les liants et autres procédés chimiques. Anthrisque sylvestre, gaude, cosmos sulphureus et tant d’autres ! Toutes les colorations leur étaient permises grâce au mordançage. L’objet de leurs recherches était particulièrement porté sur deux plantes encore inconnues en Valyria, la persicaria tinctoria et l’indigofera tinctoria. Provenant des contrées reculées du monde connu, au-delà de la mer dothrak, leurs boutures étaient arrivées après de nombreux mois d’attente périlleuse. Lectrice avide des mémoires de ses ancêtres, Alynera en avait trouvé la mention de « septième couleur » dans un carnet de voyage quelque peu oublié. Bien évidemment, malgré la petite fortune dépensée, rien ne pouvait assurer que la plante survivrait au climat des Quatorze Flammes. De ces contrées étrangères, elle avait également fait rapporter un petit arbre, prénommé campêche, dont le sang permettait de réussir toutes les expérimentations colorés. Il était encore impossible de savoir si cela fonctionnerait pour le verre, mais tous leurs espoirs étaient tournés vers ces découvertes à venir.
Agenouillée dans la terre, elle était justement en train de porter toute son attention sur l’arbuste encore frêle. Délicatement, à l’aide d’un pinceau, elle déposait des larves de coccinelles afin de prévenir des attaques de quelques bestioles invisibles qui, malgré la chaleur, pouvaient faire des ravages. Sa tholia, chapeau parasol, la protégeant du soleil, elle s’appliquait avec une ferveur enfantine. La veille, des bourgeons étaient apparus gonflant son cœur de fierté. Elle avait tout aussitôt envoyé un message à Garaevon pour lui demander de venir le lendemain. En vérité, c’était un prétexte pour lui parler d’un projet au programme plus que colossal. Impatiente, elle faisait taire son cœur et ses battements frénétiques. Elle s’obligeait à ne pas regarder, toutes les quelques secondes, pour voir si le verrier était arrivé. Honorant son don furieux, elle lui avait ouvert les portes de la demeure ancestrale. Il était libre d’aller et venir, comme bon lui semblait. Une cassette lui était constamment mise à disposition afin qu’il puisse assouvir ses passions intérieures. Car chez le Volantin rien n’était beau, tout était sauvage. Ses œuvres, défiant le goût, semblaient surgir à des moments uniques. Et simple mortelle d’ascendance divine, il n’y avait pas de prix pour toucher à ces instants pénates.
Haut au-dessus d’elle, assoupi sur une large toiture, Yraenarys émit un bruit alerte. Levant la tête de son ouvrage, elle vit le verrier approcher. D’un geste rapide, et distrait, elle essuya ses mains sur son tablier.
« Garaevon, je suis heureuse de te voir ! »
Elle ne s’était pas relevée, l’intimant à la rejoindre. Juvénile, transportée de joie, elle laissa le temps se suspendre avant de lui indiquer quelques branches.
« Nous avons des bourgeons ! Malgré toutes les incertitudes restantes, mon cœur est gonflé de joie. Si les insectes nous laissent tranquilles, nous devrions pouvoir récolter les premières fleurs dans quelques jours. »
Son sourire était radieux, plus que l’astre solaire si c’était possible. Le verrier était le seul homme vivant à connaître ses sourires et ses rires, inexistants à l’extérieur de la demeure où tout n’était que spectacle. Arrachées de ses frères, personnifiant dans le jeune homme tous les autres, Alynera lui offrait tout ce qui avait appartenu aux défunts. Elle posa sa main sur la sienne, la pressant avec encouragement. Ils arriveraient peut-être bientôt à créer de nouveaux colorants et façonner le monde de nouvelles nuances !
« N’est-ce pas merveilleux ? »