Sa main au-dessus de son visage, la paume tournée vers l’Astre solaire, la veuve s’approche des créneaux de la Tour Vaekar. Quoique l’aube soit naissante, les navires commerciaux en provenance de Mhysa Faer sont déjà amarrés. Depuis des jours, la Cité toute entière parle de leurs cargaisons mystérieuses. Quand bien même elle était recluse dans le silence de son deuil, elle n’avait pu taire l’envie pressante d’observer ces précieux trésors débarquer sur le sol de ses ancêtres. Elle n’était pas la seule à se presser contre ce spectacle. Au loin, et malgré les festivités nocturnes de la veille, les habitants étaient nombreux à se bousculer contre les lourdes caisses. Patriciens, sénateurs, plébéiens et serviteurs se poussaient pour espérer apercevoir la couleur de cette roche tant désirée.
Lapis Lazuli. Le Saphir étoilé.
« On dit qu’il est encore plus bleu que la Mer d'Été». Dans l’ombre de la pierre mordorée, la vieille servante chuchote. Un murmure supplémentaire qui se perd parmi tant d’autres. Depuis combien de temps sa maîtresse s’est recluse dans les linceuls de ses ténèbres ? La veuve monte sa paume un peu plus haut. Ses yeux désormais jaunes tentent de percer l’horizon. Silencieusement, elle obtempère, exige, quémande pour qu’ils jaunissent à en percer l’impossible. À l’ordinaire, son dragon se refuse à elle. Il garde ses yeux clos et lui interdit sa vision magique. Meurtrie, plus que vexée, la valyrienne s’enroule dans son voile noir pour se replier en sa demeure. La vieille servante sourit, qu’Il continue ainsi et sa maîtresse pourrait bientôt briser son silence d’un rugissement féroce.
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Flashback. An 1043, mois 4. « Père ? Père, regarde ! » Au milieu des jardins luxuriants de la Tour Vaekar, le Seigneur-Dragon observe son aînée s’élever dans les airs. Elle fêtait aujourd’hui son cinquième anniversaire. Dans un rire gonflé de fierté, ses mains applaudissent l’exploit de sa jeune enfant. « Lorgor fait la redescendre, Alynera ne possède pas encore assez de dextérité ! » Une main dans celle de son fils puîné, Maelor, Glaïa toise amèrement le spectacle. Jalouse, elle ne partageait pas l’enthousiasme de son époux et n’était nullement impressionnée par ce premier vol. Sa fille était bien trop gâtée. Lorgor voyait en elle l’héritière de ses capacités toutes particulières pour le dressage. Sa sœur-épouse lui avait pourtant donné trois beaux fils… mais Alynera, depuis sa naissance, était devenue le joyau inestimable de sa vie. Elle n’était encore que nourrisson qu’il la faisait déjà chevaucher des heures durant au-dessus des terres valyriennes. Au grand damn des siens, il passait des heures entières à lui narrer les histoires de leur dynastie, de leurs dieux et des grandes choses qui l’attendaient. « Père, que dois-je faire maintenant ? » « Laisse-le monter. » Yraenarys. Le dragon dont l’œuf avait sommeillé plus de cinq siècles. À chaque nouvelle génération, les descendants de Vaekar avait attendu un signe des Dieux pour le faire éclore. La légende familiale disait qu’il devrait être déposer dans le berceau d’une fille dont les flammes danseraient plus de quatre heures, montant à des hauteurs à faire chatouiller les pieds des Quatorze. L’Épreuve du feu d’Alynera avait duré six heures. Le prêtre se perdait dans des signes qui n’en étaient pas. Finalement, alors que l'assemblée était épuisée, il avait murmuré : « la fortune de cette enfant est trouble. Je l’ai vu prêtresse, mais une ombre trop puissante dans les flammes lui retient ce passage. Elle doit aller ailleurs, vers un autre destin qui attend son heure entre les flammes tombées du ciel et les tremblements venus d’en-bas… je vois de l’eau et je vois du feu. Je vois une femme et je vois un homme dans le même visage de… Mīsio Lentor. » Alynera était sortie des flammes indemne, riante et presque grandie. Avec le temps, les présages étranges du prête avaient été oubliés. À l’évidence, ils étaient incompréhensibles... Quoiqu'il en soit, et afin de contrer le jeu du sort incertain, Lorgor avait décidé de parer ses fille des meilleurs atours pour en faire un exemple éclatant de la suprématie des fondateurs. Elle serait un nouvel Astre. Une nouvelle splendeur.
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Chaque matin, après les prières aux lares, ils étaient nombreux à venir dans le vestibule de la Tour Vaekar. Tour à tour, les clients venaient renouveler leur fides au dynaste Vaekaron. La tradition était désormais millénaire. Grâce au soutient des Fondateurs combien de familles s’étaient élevées au rang de Seigneur-Dragon ? Ainsi, malgré les temps changeants, Patriciens, plébéiens, marchands et paysans continuaient d’affluer. À chaque conquête ils étaient davantage. Comme chaque jour depuis le décès de Daelor, la veuve distribue les sportules. L’ancien devoir de son frère-époux, de leur père, de leur grand-père… une responsabilité strictement masculine. Une femme n’aurait pas du se trouver à assurer le rôle hautement politique de cette fonction, qui plus est au contact de tant d’hommes. Hélas, le vœu irréfléchi de son frère-époux ne lui laissait pas le choix. Dans sa tenue de grand deuil, dépouillée de toute richesse ostentatoire, un linceul mortuaire sur le visage, Alynera venait chaque matin accueillir les hommes.
« Ma Dame-Dragon, es-tu sûre ? » Le berger observe les pièces d’or posées dans la paume rugueuse de sa main.
« Prends, tu en auras besoin pour les dépenses du mariage de ta fille. » Il était coutume d’aider les plus nécessiteux.
« Ma Dame-Dragon… à ce propos… il… c’est que… je dois demander auspices aux prêtes… ». Le murmure du paysan s’était voulu inaudible, mais tous l’avait entendu. Là où il voulait aller, nulle femme n’était autorisée. Le pauvre être observe le sol, n’osant lever le regard, ni bouger d’un seul centimètre, de peur de provoquer la fureur du dragon. C’est ce moment, parfait, que choisit Ragaenor pour faire son apparition. À croire que l’Érudit écoutait désormais aux portes ! Désemparés, les clients ne savent plus vers qui se tourner et sous son voile Alynera grimace. Toute sa vie elle l'avait consacrée aux Quatorze. Qu’avait-elle pu leur faire pour qu’ils décident de lui infliger un tel revers de fortune ? Ce n’était pas assez qu’elle soit obligée de pourfendre sa condition féminine, fallait-il que son oncle vienne encore appuyer son embarras ? Et eux, tous, savent-ils que cet oncle venait de lui planter un poignard dans le dos ?
« Je t’accompagnerai au temple demain après-midi. » Elle n'a pas besoin de le regarder pour voir le regard fortement désapprobateur de son oncle. Pourtant, là où il l’avait retranchée elle n’avait d’autre choix que de se battre. Après-tout, malgré son sexe, elle était l’héritière de son père, la descendante directe de Vaekar et la Régente de cette famille. Et si dans l'intimité de ses appartements elle pouvait encore en douter, elle devait donner une assurance toute différence au monde.
« Que ta bonté soit louée à travers les âges noble Princesse ! »❧❧❧
Flashback. An 1048, mois 7. « Et ça, combien ça coûte ? » Du haut de ses huit ans, l’aînée de Lorgor venait de commencer l'apprentissage des mathématiques. Tout semblait très différent lorsque des chiffres pouvaient être mis sur chaque objet. Perspicace, très au fait de son rang et de ses futurs devoirs, Alynera savait bien que ces étrangetés devaient lui servir un jour à tenir sa maisonnée. Sa mère et ses amies appelaient ça tenir un « livre des comptes ». Aussi, tout naturellement, la jeune fille avait demandé des blocs de parchemins identiques afin de noter toutes ses dépenses. Et bien qu'elle n’ait pas encore grand chose à noter, sa question préférée était devenue « combien ça coûte ? ». Afin de calmer ses ardeurs, ou encore pour obtenir un peu de calme, Glaïa avait accepté que sa fille unique accompagne quotidiennement sa fidèle servante sur le marché de Valyria. Ce n'était pas une place pour les nobles, mais il fallait avouer que la popularité de la jeune fille auprès de la plèbe ne pouvait que bénéficier au Vaekaron. Depuis qu'elle avait partagé son repas avec un orphelin, fortement crasseux, les habitants s'amusaient à l'affubler du surnom de "Princesse". Ça n'avait aucun sens, mais les dynastes étaient trop sages pour refuser cette considération montante. Aussi, accompagnée de son dragon, désormais de la taille de deux brebis bien nourries, la belle enfant déambulait dans les rues gardée par deux licteurs aux armes serties de rubis. « 5 Vermax de cuivre » « Merci. » Telle une scribe, elle inscrit prestement :
pêches, 5 Vermax de cuivre. « Et pour les autres ? » La servante tente de la réprimander, mais le marchand explose d’un rire joyeux. « Eh, petite princesse, crois-tu vraiment que je demande plus à ta famille qu’à ces autres ? » « Oui, je le crois. » Plusieurs rient, même les licteurs, sans qu’Alynera ne comprenne réellement la cause. Sa question était-elle amusante ? « Et si je n’ai pas 5 Vermax de cuivre ? » « Alors tu n’achètes pas ! » « Mais si j’ai faim ? » « Alors tu as l’argent ». Alynera jète un regard inquiet à la servante de sa mère : elle ne comprend pas bien la logique de ce marchand. « Le grand prêtre répète que nous sommes tous égaux… mais comment peut-on l’être si les fruits que l’on mange n’ont pas le même prix ? Comment peut-on être égaux si je peux manger ce fruit, mais le mendiant de la place ne le peut pas ? » « ALYNERA ! Petite effrontée ! Fille de noble ne pose pas de questions ! » « Mais… » « Suffit ! Qu’ai-je dit avec les « mais » ? » Le dragon crache du souffre, il détestait qu’on reprenne sa dresseuse. Voyant le regard blessé de l’enfant, et malgré la bête imposante, le marchand se mit à sa hauteur. « Petite, dans ce monde tout vient avec un prix. Les Quatorze nous on fait égaux dans notre chair, mais les gens ordinaires ne peuvent manger la même nourriture que les Seigneurs du Ciel... ni que la Princesse de Valyria. » L'enfant sert tout contre elle ses parchemins. Elle savait bien qu'elle était plus importante que tous ces marchands réunis. Pourtant, ils étaient plus gentils et honnêtes que les gens qui volaient là haut. Et son aïeul n'aurait pas voulu que de telles différences s'installent entre le Ciel et la Terre. « Alors, quand Yraenarys et moi seront plus grands, et plus forts, nous iront chercher des fruits inconnus pour que vous puissiez tous goûter aux pêches interdites. »
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« Ma nièce, on m’a rapporté que tu avais accepté d’accompagner un homme au Temple ? » « Un berger. » « Quelle différence ? » Les yeux améthystes de Largora observent sa nièce avec dureté. Les femmes n'avaient pas pour coutume d'accompagner les hommes au Temple pour les cérémonies précédent des épousailles. Cette responsabilité devait strictement revenir au chef de famille, mâle. Comment une femme, mineure tout sa vie, pouvait-elle marcher aux côtés d'un homme qui s’apprêtait à donner sa fille à un autre homme ? À son habitude, peu bavarde, la nièce reste silencieuse. Les yeux améthystes brûlent un peu plus.
« Alynera... douce Alynera… Je ne porte par mon frère en mon cœur, tu ne le sais que trop, mais il y a des règles qui ne peuvent être transgressées. Tu es une femme. Une simple femme. Ton devoir est de t’occuper du foyer… pas de mener une vie publique, entourée d’hommes et de manigances politiques. » Offrant la première gorgée de son vin aux Quatorze, Alynera écoute les paroles, aussi mielleuses que menaçantes, en se demandant si sa tante ne complote pas également contre son dos. Après-tout elle avait un fils, Daegor, et elle haïssait Raeganor. Les serviteurs chantonnaient l'histoire d'un amour avorté. Quoiqu'il en soit, amour déçu ou non, si elle, Alynera, était évincée par son oncle : il ne restait plus qu’un accident malheureux à orchestrer. Elle soupire de lassitude. Sa famille était autrefois si parfaite que les conversations étaient inexistantes. Désormais, il fallait causer pour mieux chasser. Chaque midi sa tante et elle, confinées dans leur veuvage, telles des parias, avaient la même conversation.
« Comme toujours, tes paroles sont bien sages ma tante... mais si je ne remplis pas les derniers vœux de Daelor, il ne trouvera jamais la paix. Et moi… quelle épouse ferais-je ? » Un sourire triste danse en sa commissure. Depuis quelques semaines, Alynera avait compris qu’il était plus simple de se réfugier derrière cette excuse, par ailleurs irréfutable, du devoir d'une veuve éplorée. Les vœux des morts devaient être veillés. Surtout les vœux d'un époux, seul être à pouvoir prétendre à une vénération égale à celle d’un Dieu. Là, était bien un enseignement qu'on inculqué à toutes les femmes depuis leur naissance. Sa tante le savait bien, elle qui portait aussi grand deuil depuis la Deuxième bataille de Bhorash ! Piquée, Largora ne trouve rien d’autre à chuchoter que cette phrase sinistre :
« nous sommes damnés. » ❧❧❧
Flashback. An 1054, mois 5. « Les Ghiscaris se mangent entre eux et sacrifient des enfants à leurs invités… On raconte que même Grazdan le Grand fut mangé par ses pairs… » À l'unisson, la jeune assemblée eut un recul de dégoût teinté d’effroi. « Ce sont des hommes agiles et des tireurs rapides… qui se parent de la peau de leurs ennemis. Leurs trophées préférés sont les yeux des Valyriens… qu'ils arrachent à mains nus pour placer sur leur poitrine. » Dans la torpeur de la nuit, quelques cris résonnèrent et les flammes des bougies vacillèrent. « Cependant il est parfois difficile de les reconnaître car, vils et mesquins, ils aiment à se costumer pour tromper leur adversaire. » Alynera sentit la petite main terrorisée de Taelor lui intimer d’arrêter ses vilaines idioties. Il était pourtant toujours le premier à réclamer des veillées terrifiantes avec un sourire triomphal... « Heureusement, ce sont des hommes petits, recouverts de poils noirs longs et drus… aussi ils sont facilement identifiables pour un voyageur averti ! » La jeune conteuse, fidèle au poste depuis de nombreuses années, claque ses mains pour signifier la fin de l’expédition. Ses petites nièces, les genoux repliées sous leurs genoux tremblants expirent de soulagement. La prochaine fois, elles choisiraient le thème… très loin de ces affreux Ghiscaris dont Taelor raffolait ! Sautant sur le lit, au milieu des bougies d'une soirée tenue secrète, le jeune noble prend son visage le plus ensorcelé : « mais comment les reconnaître si ils se costument pour tromper leurs adversaires ? » Ne perdant pas sa prestance, nullement intimidée par la ruse de son frère, Alynera se dresse devant lui de deux bras gigantesques, « car, Sir Taelor de la Maison Vaekaron, quand vient la nuit… la lune révèle leur vrai visage… et alors on voit leur bouche fondre entre leurs épaules et... les yeux apparaître sur leur poitrine !!! » « Arrête, tu nous fait peur !!! » « Pfff, je dis que nous devrions attraper notre aède pour voir si il n'est pas costumé… » Et dans un rire immense, tous se jetèrent sur la jeune femme. De longues minutes plus tard, lorsqu'ils furent repus de leurs jeux, ils pressèrent leurs petites mains les unes avec les autres. Une chaîne indestructible. La sève de la plus haute noblesse de la Cité. « Alynera qui nous raconteras des histoires lorsque tu seras partie dans le Nord ? » « Nera, dis... tu ne nous oublieras pas lorsque tu auras tes propres enfants hein ? » « Oui, tu penseras toujours à nous, n’est-ce pas ? » La voix de Taelor est basse, craintive. Il adule cette sœur qui lui a tout appris. La savoir bientôt partie dans le Nord, où les mœurs sont bien trop décadentes, l'attriste. Sentant les angoisses des siens, le visage de la belle valyrienne se fait soudainement très sérieux. Dans quelques nuits aurait lieu le rêve de Meleys… et ensuite... ensuite qui connaissait les desseins de son père à propos de son mariage ? « À jamais petit frère, rien ne nous séparera. Jamais. »
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Son cœur cogne dans un écho trop bruyant. Malgré le calme de ce milieu d’après-midi, elle peut entendre les hurlements des ghiscaris mourants. Brûlés vifs dans la tiédeur des flots. Dans la chambre seigneuriale de la Tour Vaekar, les ressacs du Golfe de la douleur se percutent par milliers sur son corps tremblant. Ce jour là, dans l'eau, au milieu des débris et des corps, Alynera l'avait cherché pendant des heures. Elle avait attiré, retourné, repoussé chaque cadavre dans l'espoir de retrouver celui de son frère.
« Ma Dame, il faut cesser de penser à eux. Ils festoient au royaume des Dieux désormais. » Machinalement, Alynera hoche la tête. La mort de Taelor avait été la plus difficile à surmonter. Dès son arrivée tardive en ce monde, elle l'avait aimé comme un fils. Et plus que la douleur de sa perte, elle portait en elle le poids de la culpabilité. Il n'aurait pas du se joindre à elle. Naïf d'un corps pétris par ses lectures érudites, il n’avait vu la guerre que dans les victoires valyriennes. Il n'avait eu d'yeux que pour l'uniforme de commandant de son aîné — sans savoir que les compétences militaires de Daelor n'étaient pour rien dans ce rang. Haïssant sa position de puîné alors que tous les hommes de Valyria étaient au front : il avait sauté sur la première occasion de démontrer sa bravoure.
« Il est temps que tu sortes de ton veuvage. Cela ne peut plus durer, pas dans cette situation. » « C’est trop tôt. » « Cela va faire six mois que Daelor est mort… » « Que sont six mois ? » Entre ses mains, elle renfile les fils de lin de la toge prétexte de Taelor. Ces dernières semaines, là était sa seule activité de l’après-midi : mettre de l'ordre dans les affaires de ses frères défunts. Les faire disparaître.
« Après tout, j’ai vécu avec eux toute ma vie. » « Il faut les laisser en paix mon enfant… jusqu’au moment où nous les rejoindrons tous. Alors, nous pourrons pleurer de bonheur, de joie, de soulagement. » Ses vieilles lèvres fripées baisent le crâne de sa protégée. Il était grand temps que la fille de Lorgor se lève et avance vers sa destinée. Qui sait combien de temps encore ses vieux os lui permettraient de rester debout ? Ces temps-ci, les desseins divins étaient bien étranges…
« Tu ne comprends pas. Si j'enlève ces habits de deuil alors tout est vrai. La punition des Dieux. La trahison de Raeganor. Les regards des autres. Le Sénat. Le testament… » « Le testament ne change rien Alynera. Tu es l'aînée de Lorgor, son héritage te revient de droit. » « Ce n'est pas assez légitime pour accepter de parjurer ma position dans la société ! » « Nous n'allons pas recommencer avec ça !!! Tu n'as qu'à penser à Daenya Riahenor, membre du premier Conseil, une femme plus qu'honorable... » « Assassinée. » « Et c’est ce qu’il nous arrivera à toutes les deux si tu ne sors pas de ton veuvage ! » La langue d’Alynera claque dans sa bouche. Elle n’avait pas besoin d'être sermonnée comme une petite fille, elle appréhendait parfaitement les desseins probables de son oncle.
Il lui fallait du temps pour penser. Que voulait donc cette vieille bique, qu'elle épouse le petit Aelarys ?
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Flashback. An 1062, mois 2. « Qui était-ce ? » À cette question élusive Alynera n’avait pas besoin de demander plus de précisions : elle revenait sans cesse après leurs ébats protocolaires. « Comment pourrais-je le savoir ? » Daelor ne dit rien. Il y avait des tas de façons de connaître l’identité d’un premier amant. Posséder la Princesse de la Cité avait fait de lui un homme jaloux et possessif. Malgré les mœurs, il ne supportait pas l’idée qu’Alynera puisse être entre les bras d’un autre Seigneur-Dragon. Elle était sienne. Une possession qu’il chérissait d’un feu ardent. Ses aspérités étaient bien heureuses : si la belle aimait à briller, son attrait pour les débats de chair était modéré. D’ailleurs, si modéré que les besoins de Daelor étaient souvent assouvis dans les meilleurs lupanars de la Cité. « Tu aurais pu le croiser à nouveau… » La bouche vermillon d'Alynera s’ouvre furtivement, avortant un mot mensonger. Cet inconnu des grottes de la Sixième Flamme, elle rêvait parfois de le retrouver. Les nuits aux mille étoiles filantes, elle priait les Dieux de lui accorder une nouvelle nuit à ses côtés. Les années avaient passé, mais jamais aucun homme ne lui avait plus offert le ravissement suprême. L’inavouable était que sa nuit de noces avait été une amère déception : Daelor n’était pas son rêve de Meleys. Pire, elle détestait sa manière de l’embrasser, de poser ses mains sur son corps et de lui demander de le faire jouir par ses mains. Sa main chasse l’air du soir, ses pensées étaient mauvaises. Nulle épouse n’aurait du espérer un autre corps que celui de son époux. « C’était il y a si longtemps, je ne me souviens de rien. » Dehors, dans le soir lointain, des rires étouffés s’échappent des jardins. À leur habitude, le couple-dragon avait donné une réception grandiose. Quelques invités enivrés faisaient perdurer les joies nocturnes. Daelor avait voulu monter tôt, signifiant ainsi à ses hôtes la nuit longue et lascive qu’il allait faire subir à sa sœur-épouse, tant convoitée. « As-tu remarqué la tête de Naerys tout à l’heure ? J’ai bien cru qu’elle allait s'étouff... » « De quoi rêves-tu ? » Allongé sur son flanc, la tête dans le creux de son coude, il la fixe intensément. « Te donner des enfants. » La voix était basse, Daelor n’aurait pu être dupe. « Ce n’est pas un rêve ça… dis-moi quelque chose qui ne se soit pas un devoir, donne-moi quelque chose de vrai… » Les yeux violets de la valyrienne rougeoient. C’était bien une question mâle que celle des rêves ! Il n’y avait pas de place pour le rêve dans un quotidien féminin. « Tu es trop intelligente pour te soucier seulement de nourrir la rivalité de Naerys. Je crois que tu gâches les présents des Dieux en te contentant d’être l’image lissée de cette princesse. Parfois, j’ai l’impression que tu ne prends jamais plaisir à vivre comme nous autres. » « J’ai plaisir à vivre ! Chaque jour je vous honore, toi, père, les Dieux et nos traditions. » « Allons, je ne parle pas de ça ! Je parle de vouloir quelque chose de défendu. Il n’y a donc rien qui t’attrait à part nos futurs enfants ? Tu pourrais pourtant être meilleure que nous tous… Tu as toujours été notre joyau le plus brillant, pas seulement par ta beauté et tes manières, mais par ton observation, ta ruse, ta détermination… » « Et toi Daelor, quel est ton rêve ? » Il haussa les épaules, signifiant que c’était à elle de répondre. Alynera savait également que cette réponse était un vide terrible… où était la place des rêves quand on était dynaste ? « Parfois, je jalouse ta vie publique. Chaque jour, je suis obligée de rester dans cette Tour, fleur parmi les autres, et lorsque tu rentres… tu as vécu dix vies de plus que moi. J’aimerais avoir du temps pour rester des heures durant dans notre bibliothèque, comme lorsque nous étions enfants, avec notre Saerelys, pouvoir prendre plus de temps pour peaufiner mes découvertes de dressage et… découvrir l’intérieur du Sénat, observer les hommes user de leur charisme stratège. » « Le Sénat ? Toi, une femme ? Père pourrait trouver ça amusant, aveuglé par cet amour passionnel qu’il te porte… Mais imagine surtout la tête de… » « ... Ragaenor ! » Les époux rient d’une même voix à en faire brûler leurs zygomatiques. Longtemps, Alynera avait cru pouvoir tomber amoureuse de Daelor. Au bout du compte, ils n’étaient qu’un frère et une sœur unis par le feu. Elle veillait sur lui comme une épouse, se pliant à tous ses caprices. Et qu’importe ses écarts mâles puisque chaque soir il lui revenait, tout comme chaque soir elle était sienne.
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La nuit est tombée sur le Berceau de la Gloire. Elle accueille entre ses bras lascifs les réjouissances de la noblesse valyrienne. Des heures durant elle les bercera dans les enchantements de Meleys et Syrax. De la grande terrasse ancestrale, Alynera observe les ombres des palanquins parcourir les ruelles. Malgré le récent tremblements, les aristocrates n’avaient pas abandonnés leurs plaisirs nocturnes. Les torches des serviteurs vacillent dans la pénombre. Corps emmuré, perchée si haut, personne ne peut soupçonner sa présence… d’ailleurs, peut-être l'ont-ils tous oublié. Combien de temps leur Princesse s’était-elle dissimulée entre les voiles de son veuvage ? Orpheline. Veuve. Afratride. Laissée dans les griffes d’un oncle, calculateur et ambitieux, adorateur de l'autel de la Vengeance, elle était seule. Plus seule qu'elle ne l'avait jamais été. Une longue larme coule dans sa peau. Une offrande aux Quatorze qui, dans leur grande clémence, doivent se repaître de leurs amusements meurtriers. Ses bras se croisent sur sa poitrine dans un long frisson. Demain, elle devrait avancer. Demain, quand l'Aurore percerait l'horizon, elle devrait cesser d'implorer un indice des disparus. Les étoiles de la constellation Vaekar pouvaient briller, mais jamais il n’y avait présage des siens. Après-tout, ils l'avaient tous élevés pour qu'elle soit une poupée de porcelaine, docile et parfaite. Encore ce soir, elle excellait à ce jeu : tous, les Dieux compris, jouaient avec elle comme ils l’entendaient.
« Yraenarys, demain nous ne serons que tous les deux. Nos amis d’aujourd'hui deviendront peut-être nos ennemis... et nos ennemis jurés, nos alliés les plus indispensables. » Au-dessus d’elle, les ailes du dragon claquent contre la toiture. Il était si distant. Pourraient-ils un jour se réconcilier ? Ils en avaient besoin car cette nuit serait la dernière avant que tout devienne plus sombre, plus froid et plus grand… Ils allaient tomber en piqué dans un monde inconnu. Puisque les Dieux voulaient qu'elle joue, elle allait jouer. Elle allait se placer sur leur grand échiquier. À l'Aurore, elle se parerait d’une robe neuve, teinte dans cette nouvelle couleur bleue, lapis lazuli, et retrouverait ses lourdes parures d’or. Qu’importe le temps qui lui était accordé, elle allait surmonter les obstacles : la dynastie Vaekaron ne disparaitrait pas sous sa garde. Alea jacta est.
« Puissiez-vous me pardonner. »