L’air paraissait crépiter autour de la sorcière alors qu’elle regagnait le Collège de Magie depuis le Palais Lyseon, une ride creusée profondément sur son front trahissant son agacement ainsi que le maelstrom de pensées qui l’habitaient à cet instant précis. Dans sa longue robe noire ajustée, elle tranchait avec les tissus plus légers qu’arboraient la plupart des dames croisées dans le Berceau de la Gloire, dont les noms étaient presque aussi connus que le sien pour la plupart. Quelques-unes la saluèrent de loin, et elle répondit distraitement, veillant tout de même à ne pas commettre un impair diplomatique, mais bouillonnant d’impatience à l’idée de retrouver l’ombre de sa réelle demeure, et non pas les ors du vaste palais familial, qui contenait à vrai dire davantage de leur fortune sur ses murs que dans les coffres Lyseon. Pour autant, elle continua rapidement son chemin, pour enfin arriver devant le bâtiment dont elle arpentait les moindres recoins depuis tant d’années. Cette fois, les salutations furent plus chaleureuses, et un rien plus appuyées, avec les confrères et consœurs croisés. Elle fut arrêtée par plusieurs étudiants du Troisième Cercle détachés en renfort auprès des spécialistes des runes pour préparer le rêve de Caraxes. Alyrea leur donna des instructions supplémentaires, puis les laissa, notant mentalement de se remettre à ses études à ce sujet sitôt débarrassée de l’énervement qui la parcourait. Les affaires personnelles ne sauraient, après tout, ralentir son travail en tant que mage. Si certains avaient tendance à confondre ces deux sphères, elles étaient particulièrement séparées dans son propre esprit, et elle avait toujours veillé à ce qu’il en soit ainsi, pour ne pas dépendre de son nom et veiller jalousement à une indépendance chèrement acquise et d’autant plus précieuse qu’elle devait déployer des trésors d’imagination à l’heure actuelle pour la conserver.
Ses pas la portèrent vers l’étage dédié aux guérisseurs. Là, elle traversa les salles jusqu’à trouver la silhouette qu’elle cherchait. Un bref instant, ses yeux la parcourent avec une lueur toute particulière dans le regard, puis elle se positionna contre la porte, les bras croisés devant elle, attendant que Lornaelon ait terminé ce qu’il était en train de faire. L’attente ne dura guère. En même temps, l’air était tellement chargé d’énergie saturée en raison de la magie qui exsudait littéralement par tous les pores de sa peau et qu’elle ne cherchait pas à retenir, amplifiée par son courroux, que quiconque de normalement constitué aurait compris qu’il était plus que temps de laisser les deux amis en tête à tête. Ainsi, lorsqu’elle obtint l’attention du Haeron, elle indiqua d’un signe du menton la sortie, préférant un zeste d’intimité, avant de lui demander silencieusement de la suivre. Une fois parvenus jusqu’à sa chambre, elle déverrouilla la rune qui lui servait de garde-fou – on n’était jamais trop prudent – et le fit entrer. L’endroit était simple, presque spartiate, pratique et ordonné, à l’image de sa propriétaire, qui n’avait jamais aimé les fioritures ou les décorations trop chargées, cultivant une sobriété qui ne seyait guère à une Lyseon, la dynastie étant davantage connue pour ses membres au caractère flamboyant que pour des excès de modération. Les années au Collège comme des prédispositions de caractère y avaient pourtant concourus dans son cas. Une fois la porte soigneusement fermée, Alyrea planta ses yeux vifs dans ceux du Haeron et siffla entre ses dents comme un serpent :
« Mon frère est un imbécile. »
Ce n’était pas une grande nouvelle. Aemon Lyseon n’était pas à proprement parler un simple d’esprit, et il était même certain que ses dispositions intellectuelles étaient tout à fait correctes. Mais ses capacités à être un meneur comme leur père n’avaient, de l’avis de sa sœur, pas encore été démontrées. Pourtant, la cadette de la branche exprimait rarement un avis aussi tranché sur son aîné. C’était donc qu’il l’avait particulièrement agacé, ce qui avait tendance à arriver assez souvent depuis qu’il avait repris les affaires familiales, et qu’il s’était mis en tête de se rappeler l’existence de sa première fiancée, bien heureux d’avoir quelqu’un pour travailler à sa place, et surtout à tenter de séduire pour obtenir sur le tard l’héritier tant attendu. Inutile de préciser qu’outre la contrariété due au surcroît de travail qu’Alyrea devait endosser, le fait de supporter les avances peu délicates de son frère lui était insupportable, et ce même pas en raison de ses sentiments pour Lornaelon. Certes, cela n’aidait pas, mais depuis toujours, Aemon ne lui avait jamais rien inspiré. Elle ne le détestait pas, ne l’aimait pas particulièrement : son frère lui était singulièrement indifférent, compte tenu du peu de choses qu’ils avaient en commun. S’en débarrasser avait certes été une tactique pour éviter d’être enchaînée à un autre homme, mais aussi un choix personnel, puisqu’elle n’avait que faire d’être une des nombreuses dames Lyseon au Palais, préférant poursuivre sa carrière de mage au Collège, quitte à capitaliser davantage sur son prénom que sur son auguste nom. Cependant, elle avait aussi deux nièces, et ces dernières méritaient qu’elle évite de voir leur père se ruiner tout à fait et les laisser sans rien – ou pire, qu’elle doivent à terme s’en occuper elle-même, sur ses propres deniers chèrement acquis par ses œuvres.
« Passe encore que je doive supporter ses allusions dont la subtilité égale celle d’un soldat ivre en rut, mais devoir sauver ses affaires à chaque fois que je passe en mettant de l’ordre dans ses comptes et en l’empêchant de placer les quelques réserves accumulées par mon père n’importe comment devient particulièrement redondant.
Impossible pour un Lyseon digne de ce nom de se contenter de simplement faire fructifier son patrimoine, non, il faut construire de nouvelles choses, apporter une nouvelle pierre à l’édifice … »
Le roulement des yeux ainsi que les doigts recourbés qui s’agitaient pendant qu’elle concluait son explication indiquaient clairement qu’Alyrea citait des paroles manifestement prononcées, ou en tout cas, inspirées d’échanges réels. La crudité de la confidence aurait pu étonner. A vrai dire, la magicienne avait mis des années à être parfaitement honnête vis-à-vis de sa famille avec Lornaelon, l’orgueil Lyseon demeurant particulièrement puissant, même chez la membre de la dynastie qui en était peut-être la plus éloignée. L’intimité partagée avait fini par vaincre ses réticences, ce qui démontrait, s’il y avait encore besoin de le faire, à quel point les deux mages étaient proches, car jamais Alyrea n’aurait été aussi franche avec qui que ce soit d’autre. La confiance était la pierre angulaire de leur relation, et comme l’homme avait exactement la même capacité à lui parler des secrets de sa famille, elle acceptait d’y répondre pareillement.
S’approchant de l’homme, la Lyseon se glissa derrière lui, ses bras enlaçant son cou et son poitrail comme des filaments l’emprisonnant vers elle, avant qu’elle ne murmure à son oreille :
« Peut-être que je devrais l’épouser et m’en débarrasser après. Mais je ne suis pas certaine de faire suffisamment illusion durant la nuit de noces …
Sauf à empoisonner son vin encore une fois et m’en aller te rejoindre. A ton avis, à quel point cela serait exquis de cocufier le divin Seigneur-Dragon dès les premières heures de son union ?
Je garde un excellent souvenir de ta propre nuit de noces, tu sais. »
Evidemment, puisqu’elle l’avait passé avec un de ses cousins, avant de le rejoindre au petit jour, pour se comparer à sa sœur, et pour le comparer avec son parent, dans un jeu aussi puéril que malsain, mais qui, sur le moment, avait été doublement excitant. A bien des égards, cela avait été l’une de leurs meilleures nuits – enfin, en l’occurrence, matinée. La jalousie, maîtrisée et utilisée comme simple amusement, pouvait être à de nombreux égards, un aphrodisiaque puissant. Et entre eux régnait cette confiance aveugle qui leur permettait d’endurer les impératifs sociaux, pour mieux s’en amuser une fois seuls et y puiser un encouragement supplémentaire à braver tous les interdits pour repousser les limites de leur propre érotisme, ciment magnifique de leur couple depuis tant d’années.