La sombre silhouette élancée de l’Elgrabar projetait une ombre sur les vastes bâtiments blancs abritant les fonctionnaires de la République. Proche du quartier où logeait la noblesse valyrienne, la prison ressemblait à n’importe quelle tour de la capitale et il fallait parvenir à passer l’épais et haut mur d’enceinte qui la ceignait pour découvrir un usage fort différent. Tel une coquille d’œuf percée par le haut, le mur était construit en ogive et son faîte se rapprochait fortement de la tour. D’une blancheur immaculée, il n’offrait aucune prise quelconque à de potentiels acrobates voulant entrer ou sortir du complexe carcéral. En son faîte, une unique lame d’acier valyrien brut acéré courait tout le long du mur, attendant de pouvoir découper tout personnage assez inconscient pour tenter une évasion de ce côté-là.
Si le mur d’enceinte était terminé, les travaux continuaient encore à l’intérieur de l’Elgrabar pour la rendre inviolable et digne de la République. Appuyé sur sa canne de bois noir au pommeau d’argent, Daemon Tyvaros étudiait les plans aux côtés du fonctionnaire du Sénat chargé de la supervision de la construction. Le chantier était presque terminé ; la cour était encore emplie de matériaux de construction, de tas de sable pour le mortier et de larges briques grises, mais c’était pratiquement tout. Les ultimes préparatifs à l’intérieur concernaient les cellules destinées aux prisonniers de marque : de véritables appartements plus ou moins luxueux selon la gravité du crime.
L’Elgrabar était né de la volonté de la République de se doter d’un nouveau pénitencier au cœur de la capitale et de l’esprit de Daemon pour asservir puis garder sous contrôle de vastes groupes de personnes. Engoncé dans des habits à la coupe discutable et aux couleurs ternes qui témoignaient d’une crainte de commettre un impair de style, le Serpent ne conservait que la qualité des matériaux pour proclamer son statut de nouveau riche. Sa tunique noir et argentée avait été achetée à la hâte et son velours ne permettait pas de dissimuler l’urgence de la course. Daemon lui-même sentait bien qu’il n’était pas encore entièrement entré dans le personnage auquel il souhaitait désormais s’identifier. Il n’avait pas encore trouvé de logement définitif et louait un hôtel particulier à quelques rues de la future prison ; cela lui empêchait de recruter du personnel dévoué et compétent ainsi que de renouveler véritablement sa garde-robe. Il restait un soldat enrichi, il faudrait plus que de beaux vêtements pour le faire accepter par les monteurs de dragons qui se revendiquaient descendants des Dieux. À défaut de pouvoir débuter ses présentations officielles avec l’élite valyrienne, il se concentrait sur l’ustensile qui serait fondamental à sa montée au pouvoir.
La sécurité autour du chantier était assurée par les Fils du Feu restants. Après le sac de Meereen et la fortune amassée par la compagnie mercenaire, la plupart des vétérans avait choisi ce moment pour prendre leur retraite. Amputée de sa colonne vertébrale, la compagnie s’était retrouvée bien moins attrayante que jadis, malgré ses douze éléphants soigneusement parqués en dehors de la cité. Daemon avait concédé à sa seconde, la Ghiscarie Sozlana Zhadhik, de confier un travail permanent aux hommes restants afin qu’ils soient en mesure de conserver un revenu. Faute de mieux, l’Elgrabar s’était transformé en base des Fils du Feu, leurs boucliers et bannières décorant les lieux de leurs couleurs. La jeune femme balafrée avisa Daemon d’un hochement de tête.
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Un sourcil haussé par une circonspection certaine, Daemon se retourna pour voir pénétrer dans la cour intérieur un ensemble bigarré de notables et de gardes en arme. À leur tête approchait une jeune femme vêtue de manière riche et dont les vêtements soulignaient la respectabilité et l’influence. Un pas derrière elle suivait un homme d’âge mûr bien qu’incertain qui semblait épier tout ce qui se déroulait autour de lui. Le regard d’airain du Tyvaros se déposa sur la jeune femme sans parvenir à la reconnaître. Elle ne devait pas avoir trente ans mais marchait comme si elle était maîtresse des lieux, arborant un maintien et une expression qui ne laissait aucun doute possible sur l’importance qu’elle se donnait – et sur celle dont elle disposait véritablement. Daemon se retourna pour leur faire face, laissant derrière lui la table avec les plans et le fonctionnaire sénatorial. Il fit un pas en avant et planta sa canne devant lui, y déposant ses deux mains. Son regard glacial se posa sur l’homme qui accompagnait la jeune femme. Maelion Velnarys était l’un de ses contacts privilégiés au Sénat et il avait longuement échangé avec lui lorsqu’il était venu quémander – et obtenir – l’appui de Vaegon Tergaryon pour récupérer le mandat pour gouverner la prison. Il lui adressa un salut du chef sans pour autant le quitter des yeux. Au vu de la déférence avec laquelle il évoluait derrière la jeune beauté valyrienne, Daemon suspectait qu’il devait s’agir de quelque notable souhaitant contrôler l’avancée des travaux. Sans se démonter, Daemon fixa la nouvelle arrivée avant de lui adresser la parole d’un ton peu amène.
« J’imagine que j’aurais dû m’attendre à une telle visite. J’espère que le seigneur Maelion a vanté les mérites de ce que nous bâtissons ici car le Sénat peut dormir sur ses deux oreilles. Je suis Daemon Tyvaros, sois, ma Dame, la bienvenue à l’Elgrabar. »
L’Elgrabar, "la Flèche" en langue valyrienne, un nom qui correspondait parfaitement à la vision du projet de Daemon et à l’aspect qu’aurait la prison une fois achevée et débarrassée de ses échafaudages qui s’accrochaient à ses flancs.