Il fut un temps où jamais Jaehaegaron n’aurait songé à utiliser le prétexte du travail et de ses responsabilités pour en fuir d’autres moins arrangeantes, et certainement pas pour s’éloigner de son foyer, la riche demeure qui l’avait vu naître et évoluer. Pourtant, en ce jour ni funeste ni faste, au milieu de tant d’autres qui se ressemblaient, le jeune homme ressentait cet appel à prendre le large pour simplement être capable de respirer. La lourdeur qui emprisonnait ses épaules et surtout son cœur, se resserrait tel un étau dès qu’il posait les pieds dans la maison des Maerion. A raison, certes, mais il savait parfaitement que son attitude ne résoudrait en rien ce qu’il voyait là comme des problèmes insolubles.
Le fait d’être à la veille des élections de la nouvelle Lumière de Sagesse n’était en réalité qu’un vicieux prétexte pour rester seul loin de sa mère, bien-aimée certes mais plutôt envahissante ces derniers temps. Comme s’il allait travailler à la dernière minute pour une séance aussi importante ! Le regard du Seigneur-dragon se perdait au contraire le long des toits qui captaient les derniers rayons éblouissant de l’après-midi, assis sur le rebord de marbre de la grande fenêtre de ses quartiers de sénateur. Il aimait observer la ville qui s’étendait, parée de ses vêtements de pierre, sa dentelle de marbre blanc et la broderie de ses peintures. Avec au loin, la cime des volcans qui veillaient jalousement. Jaehaegaron se sentait là, tel un dragon nichant au sommet de quelque à-pic, promenant son attention sur les différents bâtiments ainsi que les silhouettes des citoyens de Valyria. Oui, il aimait observer sa ville. Ce joyau unique des dieux pour lequel il s’était battu au même titre que les autres soldats, et pour lequel il comptait bien évidemment mettre au service toutes ses qualités, en commençant par son ambition.
Une ombre passa néanmoins sur son visage quand ses yeux clairs se promenèrent sur les monts lointains où avait disparu Meleys, sa sœur si regrettée. Un deuil qu’il n’avait jamais vraiment réussi à faire, de par la soudaineté de sa perte, et de par la guerre qui avait affairé son esprit pendant toutes ces années. Aujourd’hui, c’était la politique et le devoir de célébrer ses noces avec une autre. Une autre… Il pinça les lèvres pour rectifier sa pensée : avec sa plus jeune sœur, qu’un fantôme l’empêchait de véritablement considérer, bien que Daenerys ne méritait pas un tel dédain de sa part. L’héritier des Maerion avait fait des efforts, cela dit, quitte à passer pour un hypocrite même à ses propres yeux.
Comme une réponse du destin, ou l’ironie des dieux probablement, il entendit au loin la porte de ses quartiers s’ouvrir avec une violence qui devenait malheureusement habituelle, et l’éclat de voix acerbe et véhément qui lui parvint de façon atténué, lui permit toutefois de reconnaître là la voix de sa cadette. Probablement une altercation avec le soldat de garde, ou son secrétaire particulier qui terminait de ranger ses archives dans l’office sénatorial… La surprise pour Jaehaegaron n’en était pas moins fortuite car, après tout, jamais sa jeune sœur n’avait daigné lui rendre visite ici. Mais il semblait que toute sa fratrie s’était passé le mot pour venir le tourmenter dans son seul et dernier refuge, en dehors des airs et des temples.
Cela tempêtait néanmoins toujours autant dans la salle adjacente. Deux caractères têtus faisaient des étincelles, troublant la paix du général et sénateur par intérim, comme se plaisait à le rappeler Aerys. Avec un grognement maussade, les sourcils froncés, il sauta de son perchoir pour intervenir, poussant avec force les deux battants de la porte qui le séparaient de son bureau. Il reconnut Daenerys, ainsi que le secrétaire. Évidemment, le pauvre avait reçu l’ordre qu’on ne dérange pas l’héritier… Il observa un instant sa sœur, constatant que quelque chose la troublait. Ou la mettait en colère. Quoiqu’il en soit, sa seule présence ici était un signe que quelque chose n’allait pas. « Suffit, Baeron. L’imminence d’une séance au Sénat ne devrait pas empêcher la courtoisie, encore moins le refus d’une entrevue avec ma sœur. » Sa voix avait claqué, grave, certes calme mais avec cette fermeté des Maerion qui n’admettait aucune discussion. « Apporte-nous à boire puis laisse nous. » D’un geste de la main, il invita Daenerys à le suivre dans l’antre sénatoriale qui lui servait de résidence secondaire depuis quelques temps. Un agencement qui en ferait pâlir d’envie de nombreux citoyens, mais que Jaehaegaron aurait qualifié de convenable, tout simplement. Le vin et les verres ne tardèrent pas à arriver, puis les portes se fermèrent derrière Baeron, les laissant dans un silence que l’aîné mit à profit pour observer la jeune femme de la tête aux pieds d’un œil fixe.
« Pardonne ma surprise de t’accueillir en ce lieu. » Ils étaient si inhabitués l’un à l’autre que le fait même de converser en privé avec Daenerys passait pour un miracle. Mais que voulait-elle donc ? Le jeune homme lui offrit un verre de vin tout en esquissant un sourire cynique, l’ophidien qu’il était ne pouvait échapper à ses travers. « Tu sembles… hors de toi. Le Castel te deviendrait-il insupportable à toi aussi ? » Autrement, pour quelle raison viendrait-elle le voir lui, plutôt qu’Aerys ?