Il ne faisait jamais vraiment nuit sur la Place des Plaisirs.
En tout cas, c’était ce qu’on avait assuré à Daemon Tyvaros qui ne pouvait que constater la quantité conséquente de lampions qui brûlotaient tout autour de la petite place carrée. Il y régnait une douce et joyeuse lueur rougeâtre qui invitait à la plaisanterie et au baiser volé sous les arcades des bâtiments qui la composaient. Les fenêtres parfois entrouvertes laissaient s’échapper dans la torpeur nocturne des soupirs et des cris tantôt intenses, tantôt joyeux, parfois les deux. S’il était besoin d’expliquer à un étranger ce qu’était une nuit valyrienne, la Place était sans nul doute l’un des meilleurs endroits. Courue par les aristocrates de toutes origines et les citoyens les plus riches, elle n’était jamais complètement déserte et souvent bien gardée, en faisant un endroit de prédilection pour les puissants. Repérer qui fréquentait quelle maison close était relativement aisé puisque l’on retrouvait souvent les gardes des personnalités les plus en vues en train de faire le pied de grue devant tel ou tel établissement.
Ainsi, bien qu’il avait un temps envisagé d’attendre son interlocuteur, la vue des lames d’argent attentant sur la place l’avait dissuadé. Daemon s’était donc aventuré dans l’une des maisons closes où il imaginait trouver son contact. Il avait dû faire montre d’une certaine maîtrise de lui-même lorsqu’il avait été admis sans autre forme de procès alors qu’on lui souhaitait la bienvenue comme s’il était un habitué. Les courtisanes de Valyria étaient mieux renseignées que le Conseil des Cinq, songeait le Serpent. Il prit une coupe d’un vin de la Rhoyne et lorsqu’il manqua de s’étrangler quand il se rendît compte du prix, il se mit en quête de trouver le fils prodigue. Il s’imaginait déjà devoir chercher dans les chambres une à une mais la chance lui souriait.
Laedor Arlaeron était affalé dans des coussins près d’une table basse sur laquelle trônaient plusieurs carafes de vin, deux beautés l’enlaçant de près. A n’en point douter, le jeune héritier du redouté Lucerys profitait de son statut de légende vivante : grand vainqueur de la guerre contre Ghis, tueur de wyrms et mille autres légendes qui courraient sur lui. Il avait le physique du héros valyrien d’antan tel que le présentaient les légendes des anciens. Son regard était vif, ses traits bruts et sa chevelure même était comme acérée. Il parlait fort et semblait très sûr de lui ; il ne semblait guère se soucier de grand-chose. Quand bien même il ne le montrait pas, il semblait à Daemon qu’il était du genre à faire comme si le monde était destiné à se prosterner à ses pieds. Sans doute avait-il raison, en un sens. Arlaeron n’était pas un nom sans signification dans la Péninsule. C’était ironique quand on y songeait : la seule chose qui différenciait Laedor Arlaeron d’un gigolo de luxe était qu’il avait posé son fondement sur un dragon dont l’œuf avait éclos dans son landau.
Daemon méprisait autant qu’il admirait les Laedor Arlaeron de ce monde.
Lui qui provenait du peuple et d’un mode de vie où il avait dû se battre en permanence pour tout ce qu’il avait obtenu, il lui semblait toujours indécent de voir à quel point la noblesse draconique vivait dans une opulence qui ne semblait avoir pour limite que ce que la Nature pouvait offrir. Et pourtant, la vie de plaisirs et de luxe de la noblesse de Valyria était ce à quoi tous rêvaient secrètement. Daemon souhaitait faire partie de cette vie, il souhaitait conquérir Valyria et se hisser au plus haut niveau possible. Son sang serait sa seule limite, car il savait que certains échelons n’étaient accessibles qu’aux élus des dieux qui chevauchaient les dragons. Mais la route était suffisamment longue pour qu’il se trouve une place lui convenant d’ici là.
Sans autre forme de procès, il s’installa donc à la table de Laedor, en face de lui, se laissant choir dans les coussins mais restant droit comme un piquet alors qu’il s’adressait au jeune Arlaeron.
« Seigneur Laedor, je suis content de te rencontrer. Tu ne me connais pas mais ton père l’Oeil d’Argent m’a envoyé un messager m’expliquant que je devais régler avec toi la dette que je dois à ta famille. Mon nom est Daemon Tyvaros, je suis le responsable du projet de la nouvelle prison qu’édifie la République dans le Quadrant Sud. Ta famille m’a soutenu pour que je récupèré la charge de ce projet : cela te dit quelque chose ? »