« J’ai supervisé la copie moi-même. » Sa large main dépose délicatement les parchemins sur le guéridon, laissant ses doigts en suspension comme si il pouvait encore hésiter à livrer les secrets de sa précieuse bibliothèque à une potentielle ennemie. Il avait travaillé des jours et des nuits entières à traduire ces runes des premiers âges. Mais, malgré sa connaissance, les subtilités secrètes du langage runique lui demeuraient voilées. Et c’est précisément parce qu’il ne savait pas exactement ce que contenait ces pages qu’il craignait que cette copie sorte de ces murs. « Sommes-nous certains de ce que nous faisons ? » Ses yeux rapaces scrutent son épouse. Ils avaient eu leurs désaccords, terribles et cinglants, mais pourtant ils étaient là, femme et époux, au cœur du monde, contre tous les autres. Elle répond par deux commissures tristes. Non, évidemment, elle n’était pas certaine de ce qu’ils faisaient… Comment aurait-elle pu l’être ? La paradisiaque Valyria était devenue terre de dangers, un champ de poudre prêt à s’embraser. Dans les cieux les dragons eux-mêmes étaient instables. Les dresseurs les plus aguerris avaient senti une différence palpable dans leurs dernières chevauchées. La guerre de la terre s’emparait dangereusement du ciel… Ce sont les couleurs de ce ciel fratricide que la jeune épouse observe, ses paumes protectrices sur un ventre arrondi.
L’annonce de la grossesse d’Alynera avait été une bénédiction pour tous les Vaekaron. Les Quatorze avaient béni si rapidement cette union, tout était pardonné ! Cette promesse d’avenir, mâle il fallait l’espérer, avait apaisé leurs tensions intrinsèques. Rapidement, pourtant, la santé de la future mère s’était détériorée. De jour en jour elle s’était affaiblie jusqu’à être réduite à une condition que personne ne lui avait encore connue. Affaiblie, acculée dans sa joie mortuaire, la future mère avait exigé que personne ne soit averti, ni l’aristocratie, ni la plèbe, ni le peuple. Elle craignait qu’on attente à la vie de cet enfant symbolique comme un dernier outrage. À la voir ainsi, le corps presque maigre alors que son ventre nourricier, lui, s’épaississait avec une gourmandise avare, Ragaenor savait que la nouvelle ne pourrait bientôt plus être dissimulée. Désormais saillant, ce ventre criait avec rage et colère que la dynastie n’était pas morte. Et alors que là était le devoir premier d’une épouse, il se prenait parfois à s’en vouloir d’avoir peut-être eu une semence trop vertueuse pour sa jeune nièce. Il lui était désolant de la voir dans cet état. « Est-ce que cela fait mal ? » À cette question, il était difficile de savoir qui, d’Alynera ou de l’émetteur, fut le plus étonné. Un long silence s’installe, embarrassé. « Parfois. Mon corps est lasse, lourd, comme déserté… » Sa phrase reste en suspens tandis qu’elle croise le regard de son oncle-époux. Ils n’étaient pas intimes. Si ils s’étaient rapprochés, ils n’étaient pas intimes. Ils ne riaient jamais ensemble. D’ailleurs il y avait rarement des sourires amusés. Ils demeuraient des inconnus. « Non. Non, ça ne fait pas mal. » Tout son état criait pourtant le contraire, mais elle soutint un sourire d’abnégation.
Il mit une main sur son épaule, comme pour la remercier de ne pas s’épancher sur sa condition féminine. Sa question avait été un égarement, une curiosité inquiète, mais elle trahissait l’honneur de sa masculinité. Alynera était pourtant gravement souffrante. Certaines journées, elle ne supportait même plus l’eau qu’elle régurgitait en s’étouffant. Alors, Lorgora, Vaessa, les servantes, tout après tout, devaient la nourrir par petite cuillerée. Terrassée par des nausées terrifiantes, elle demeurait confinée dans ses appartements. Ah, les desseins des Dieux étaient bien étranges ! En vérité, elle aurait aimé pouvoir lui répondre par des larmes exprimant tout son épuisement, sa peur terrible de mourir trop jeune, et chercher dans ses bras, lui rappelant tant ceux de son père, de tous ses frères décimés, un réconfort. Elle aurait aimé sentir ses mains, puissantes, érudites, la tenir fermement en lui promettant des mensonges insensés. Interdite, elle effleura rapidement cette main étrangère sur son épaule. « Valyria souffre tant, il est normal que je partage sa peine. »
« Mon Seigneur, Ma Dame, elles sont arrivées dans la cour d’honneur. »
Ils échangent un regard. Habitués aux tragédies, rien ne semblait pourtant pouvoir vaincre celle qui allait se jouer dans les heures à venir... Sans attendre, il l’aide à se lever. Encore quelques lunes plus tôt, l’Érudit l’avait accusée d’être la destruction de leur famille : une criminelle, veuve d’un autre criminel. Il n’avait pas cru sa nièce capable d’accomplir le moindre exploit diplomatique ou politique. Du temps, tragique, où elle avait été Sénateur : il avait grandement déprécié ses choix et ses allégeances. Et si il reconnaissait que, Vaekaron, elle était plus éduquée que la plupart de ses consœurs aristocrates, il l’avait plus souvent jugé sotte, bigote et trop maniérée, du reste comme toutes les autres, pour pouvoir se prêter aux charges du vir. De toute la gente masculine valyrienne, il était peut-être le seul à ne pas se laisser charmer par celle qu’ils appelaient « princesse ». Un autre terme qu’il dépréciait fortement. Bien sûr, il n’était pas insensibleà sa beauté, le soir, ou lors des festivités quand il y avait quelque chose de satisfaisant à observer les regards envieux de ses pairs. Car, quoique leur union ait été décriée, il voyait bien que la déférence qu’on lui témoignait était désormais quelque peu différente. Il n’y était pas insensible. Récemment, elle l’avait presque rendu fier. Presque, elle demeurait une femme de gynécée. « Il n’y a pas d’autre possibilité. » Il hoche la tête, des possibilités pourtant il y en avait des millions. Désormais dans cette pièce, il n’était plus certain que de simples femmes puissent réellement changer la face de la situation actuelle. « Alynera… » « J’ai combattu Ghis, je peux bien affronter mes sœurs sous mon propre toit. » Il hoche à nouveau la tête, vaincu. L’horizon n’offrait, véritablement, aucune autre possibilité. De plus, ils en avaient parlé pendant des semaines entières : il ne servait à rien de reculer maintenant. Sa nièce avait décidément le don de bouleverser ses réflexions méthodiques ! « La pièce est grandiose. » Un rare compliment aussitôt effacé par une révérence sortante.
Seule, Alynera frissonne. Affronter. Voilà bien un verbe qu’elle n’aurait jamais cru utiliser envers les Lyseon ou les Riahenor. Tremblantes, ses mains lissent sa stola blanche pour dissimuler sous des plis habiles les nouvelles rondeurs de son corps. Il avait raison cependant, la pièce était grandiose. Les plus belles tentures de la maison, anciennes évidemment, avaient été dressées dans cette salle intime et solennelle. Toute l’histoire vernaculaire de Valyria allait tournoyer autour d’elles. Les artéfacts du rôle de leur propre existence. Les Vaekaron étaient moqués depuis des siècles pour leur dévotion à l’Histoire de leur peuple. Immuables aux autres, lointains, leurs murs recelaient les secrets du statu quo divin. Elle jète un œil sur les parchemins. Les lois étaient d’airains. Il était grand temps que Valyria résonne de sa majesté antique. Et si, dans leur fureur les hommes étaient sourds, alors deux femmes pourraient peut-être changer la face du monde. Il ne serait pas dit que les Moires seraient les seules, aujourd’hui, à tisser les fils de la destinée humaine. À sa mort, et qui sait si elle ne viendrait pas rapidement, Alynera ne rougirait pas devant Arrax !
« Vaelya ! Alyrae ! Ave ! Que les Dieux vous protègent toujours ! »
Altière, ouvrant ses bras, s’avançant vers elles, elle baise leurs joues avec chaleur. Le monde les avaient mis dans des camps opposés, cette salle en était la trêve. Alynera avait été explicite lorsqu’elle leur avait fait parvenir les missives, quelques jours plus tôt, leur demandant de se joindre à elle.
« Je vous remercie de vos venues, j'ai conscience des sacrifices qu'elles ont demandées. »