Les membres d’Elineor tremblaient alors qu’elle regagnait le palais des Tyvaros. Seule. La place à côté d’elle dans le transport cahoteux restait nimbée de ténèbres, abandonnée par la présence de Daemon. Ce dernier était resté au cœur de la tourmente de Valyria afin de coordonner la suite des opérations et d’apporter son soutien en cette nuit agitée. Peu après la terrible tentative d’assassinat qui avait failli ôter la vie à Naerys Arlaeron et que Daemon ait pu s’entretenir avec ses hommes, il avait ordonné que sa fiancée soit renvoyée dans la demeure qu’ils partageaient. La jeune femme s’était alors défendue de repartir seule et avait insisté pour rester à ses côtés, ou au moins apporter son assistance aux blessés. Cette ultime suggestion lui avait permis d’avoir gain de cause et leur route s’était séparée ainsi, non sans qu’elle ne demeure sous la surveillance vigilante et attentive de quelques hommes de Tyvaros. Des heures effroyables s’étaient écoulées dans le sang, la douleur et les gémissements. Autant d’horreurs dont Elineor avait été préservée tout au cours de son existence. Elle était pourtant parvenue à se doter d’une détermination inflexible et s’était pliée aux ordres qui lui avaient été jetés çà et là par des religieux ou mages bien plus aguerris à l’art des soins qu’elle.
Ce ne fut que bien plus tard, quand l’épuisement commença à avoir raison de ses capacités et de sa force à tenir debout qu’un soldat l’escorta jusqu’à la sortie du temple pour la mettre définitivement à l’abri. Les rues de Valyria vibraient encore de la rage de ses habitants, du chaos qui avait été provoqué par la mort d’un seul. Œil d’Argent. L’une des fondations de cet empire majestueux. A présent, privé de l’un de ses robustes piliers, il s’effondrait. Le trajet se révélait dangereux pour atteindre les quartiers privilégiés, mais les mercenaires de Daemon étaient aussi compétents qu’habiles, et ce fut saine et sauve qu’elle atteignit les abords du palais. Fière et noble, elle repoussa l’aide d’un des hommes pour pénétrer seule et d’une démarche peu assurée dans la demeure. A l’intérieur, elle fut accueillie par une flopée de domestiques et serviteurs tout aussi apeurés les uns que les autres qu’elle congédia brusquement, les faisant s’envoler telle une nuée d’oiseaux. Son instinct la guida en premier lieu vers les quartiers de Daemon, mais force était de constater que son fiancé ne s’était toujours pas acquitté de ses obligations et devoirs. Bien malgré elle, elle devait lutter pour ne pas laisser l’angoisse la grignoter toute entière.
Elle s’échappa dans ses appartements, requérant la solitude pour unique compagne si celle de Daemon ne pouvait lui être offerte. Un éclat dans l’espace attira son attention survoltée. Elle sursauta de frayeur, capta ensuite la silhouette qui se dressait devant elle et reconnut son reflet dans le miroir. Une silhouette éprouvée qui avait perdu tout de la majesté dont son futur époux l’avait soigneusement parée avant de quitter le palais ce matin. Il ne restait plus rien des lumières dont elle était irradiée, sinon des bijoux qui pendaient sur des étoffes devenues carmin. Son regard ne renvoyait plus que la détresse et l’effroi qui la condamnaient à une culpabilité dévorante. Elineor retira tous de ses ornements et les jeta sur son lit pour ne plus porter que le cadavre infâme de cette précieuse robe qui n’aurait duré qu’un jour. Elle s’approcha ensuite d’une large coupe remplie d’eau pour s’en asperger le visage et tenter de se nettoyer le sang qui recouvrait son épiderme comme seconde peau. Un sang qui ne lui appartenait pas, sinon à de malheureuses personnes… Ce n’était guère dépourvue d’un certain intérêt qu’Elineor s’était jetée au secours des blessés. Transie d’inquiétude, elle guettait le moindre visage qui aurait pu être celui de Maelor, lui apprenant ainsi son trépas ou non. Hélas, nulle ombre de son frère n’avait été décelée, morte ou blessée. La pulsion mortifère qui l’avait habitée face à un Maelor en mauvaise posture irradiait toujours dans son être. La volonté de devenir la main qui le ferait trépasser, qui réclamerait vengeance après tant d’années de tourments et de souffrances. Dans la danse de Balerion, elle aurait souhaité qu’il soit emporté à son tour. Mais sa main s’était montrée faible, n’osant asséner le coup fatal. Si son aîné survivait à cette sombre nuit, nul doute qu’il la précipiterait dans la chute des Tyvaros. Si Daemon venait à lui confirmer dès son retour qu’il était en vie, alors elle devrait trouver un moyen d’agir pour mettre un terme définitif à ses machinations. Elle savait qu’il avait encore besoin d’elle pour épouser le mercenaire et profiter de la fortune qu’il remporterait, mais sa main vengeresse ne tarderait pas à s’abattre. Une solution s’imposait… Mais dans son esprit épuisé et paniqué, aucune réponse prodigue ne la gratifiait de ses bienfaits.
Sa main s’acharnait plutôt à faire disparaître la moindre trace de sang sur sa peau à l’aide d’un tissu humide, mais y trouvait la plus grande des peines. Excédée, elle jeta l’étoffe dans le paquet d’eau qui éclaboussa le pavé autour, et poussa un soupir impuissant. L’odeur de l’hémoglobine écorchait ses narines. Qu’adviendrait-il d’elle s’il arrivait malheur à Daemon ? A son sens, son retard tardait… Et elle décelait une cruelle ironie à la perspective qu’il connaisse un sort funeste à cause de la tempête qu’il avait lui-même soufflé sur la cité. Cependant, le claquement d’une canne sur le marbre de sa chambre lui indiqua bientôt le contraire. Elle se retourna vers lui, le voyant franchir le seuil de ses appartements. Elineor se précipita vers lui sans réfléchir, avant de s’arrêter à un pas de lui et de réprimer son élan. « D-Daemon. » Un soulagement improbable la disputait à une colère qu’elle lui dédiait toute entière. Une envie irrépressible de le gifler la consumait. Mais cela n’avait jamais été son rôle de donner des coups, les recevant qu’à de trop nombreuses reprises. La réprobation illuminait son regard clair et profond qui était le seul gage de son appartenance valyrienne. En dépit de sa rage, elle dissimulait mal sa consolation de l’avoir à ses côtés. Elle se détourna pour dissimuler ses sentiments déshonorants. Elle luttait également pour demander la moindre information sur son frère. « Te voilà sûr-rement bien satisf-fait. » Après tout, tout s’était déroulé selon ses plans savamment ourdis. Elle s’approcha du bassin pour tenter une nouvelle fois de laver le sang qui maculait encore sa peau d’albâtre. « Que va-t-il se p-passer maintenant ? »