We've not yet lost all of our graces
L’Astre descendant baignait la Tour Vaekar d’une lumière diffuse légèrement bleutée. Sous ces rayons éphémères, immuable aux âges millénaires, le vieux palais apparaissait inébranlable. Les rares passants lézardaient l’ombre protectrice qu’il projetait dans les ruelles du quartier de la Gloire. Leurs têtes voilées, aux couleurs sable du lin péninsulaire, contrastaient étrangement aux voilages de soie, immenses et colorés, ondulants au rythme du souffre de la caldeira. Ces voiles étaient les seuls témoins de la vie mystérieuse qui animait l’intérieur de la Tour. Plus que jamais, peut-être, elle s'était muée dans un silence vernaculaire. De ces luxuriants jardins, dissimulés derrière de hauts et larges murs, il n’émanait aucun son. Nombreux étaient les voyageurs étrangers à s’être longtemps laissés aller à une description rêvée, imaginant un sérail paradisiaque de luxure organique s’enlaçant dans l’appareillage sévère de cette construction bien austère. Primitive habitation, puisqu’il en était, le fief de Vaekar s’était érigé sur un large espace. Les nouvelles demeures, agglomérées autour de la Tour la faisait paraître, immense et altière, aussi étroite qu’elle était haute. Sa dernière terrasse était entièrement ouverte par un système ingénieux de triples croisées d’ogives dont la clef de voute était une flamme mauve constante. Destinée aux Seigneurs du Ciel, afin de l’observer les communs mortels devaient renverser dangereusement la nuque, une main sur l’arcade sourcilière, les yeux plissés. Si ils y arrivaient, alors ils pouvaient témoigner d’un phare tout aussi céleste qu’éternel, celui qui guidait le cheptel. Il était difficile d'imaginer en Valyria un endroit que le soleil caressait davantage.
A l’intérieur, pourtant, la lumière s’était tarie depuis longtemps déjà. Dans les couloirs et le large escalier monumental, réel cœur en colimaçon de l’édifice, les lampes à huile éclairaient d’un vacillement coutumier les fresques des exploits familiaux. Une main sur son ventre, qu’elle protégeait désormais comme on protège un Œuf, la maitresse des lieux observait cet amas de pigments pris dans la masse nouvellement ajouté. Monumental, il représentait les disparus de la dernière guerre. Vhagar s’y tenait au centre, tout de blanc vêtu, la jeunesse immortelle. Derrière lui venaient son père, sa mère et ses onze frères auxquels se mélangeaient, sans grande distinction, les héros mythiques de la dynastie Vaekaron. Tous, de leur magie, semblaient flotter sur un épais nuage argenté. Mais lorsqu’on regardait de plus près, on pouvait voir qu’il s’agissait en réalité des mères de la dynasties. Sylphides au corps d’argent, elles flottaient nuageuses sous leurs pieds. Leurs mains comme des milliers d’arabesques, elles offraient les palmes de lauriers et les fleurs d’ancolie pendant que quelques-unes jouaient d’une harpe divine. Et, alors que l’illusion se dissipait, un enchantement permettait d’entendre leur élégie mortuaire. Face au Dieu de la guerre se tenaient les cinq Vaekaron disparus pendant la guerre de Ghis, fauchés par la Harpie. Daelor, Maelor et Taelor, les trois frères, venaient les premiers, unis, mains dans la main. Ils tenaient le drapeau des Possessions républicain, immense et immaculé. Le dragon de Maelor, tué pendant la bataille, était à ses côtés. Sous son flanc gauche, se tenaient Vaerys et Vaegor. Au-dessus d’eux, Alynera, leur sœur éplorée, brandissait le caducée de la Victoire couronnant leurs fronts de rameaux d’olivier. Plus haut encore, dans des Cieux sombres et sans couleurs, se tenaient les membres vivants de la dynastie. Leurs yeux clos, de leurs sièges d’or, ils méditaient sur l’hommage héroïque rendu aux leurs. Les honneurs étaient aussi pour eux, ces endeuillés de feu, pour avoir accepté bénévolement la part exigée des Dieux. Ces héros étaient désormais dans le royaume de leurs pères et leur chagrin immense était pansé par l’honneur. Le roman de leur famille continuait quelques étages plus bas, où l’on pourrait bientôt voir une fresque tout aussi monumentale représentant l’union maritale de l’Érudit à sa nièce Misio Lentor dans toute la pompe marmoréenne qu’ils avaient fait leur. Cette fois-ci, c’était Arrax qui, accompagné d’Aegarax, les unissait une main dans l’autre. Le mur qui accueillerait ce programme utiliserait un procédé nouveau : celui d’insérer dans l’enduis frais des mosaïques de verre afin d'imiter les joyaux de leurs tenues. Hélas, ce dernier épisode divin n’était encore qu’à l’état de poncif. Les petits trous d’ocre formaient un dessin archaïque — comme ceux qu’on pouvait apercevoir dans d’anciens repères de bergers. La guerre secrète, le manque de moyen, avaient stoppé son exécution.
« Le jour tombe, ma Dame. »
Accompagnant sa mise en garde, la servante toussota et Alynera, brutalement, s'extirpa de son songe. Depuis combien de temps se tenait-elle ainsi devant ses frères ? Il semblait que Daelor, en mourant le dernier, avait emporté avec lui toute la lumière de son âme. Si, jeune mariée, elle ne portait plus le deuil son coeur s’était certainement assombri. Elle pouvait le sentir se durcir, s'envenimer d'amertumes masculines. Demain soir, elle orchestrerait la mort d’un homme ; ce soir, elle affronterait la Grande Inquisitrice. D'un dernier mouvement, la flamme de sa lampe caressa ses frères défunts, ces frères héroïques, dont les incompétences et la fougue bravache avaient été censurés. Ragaenor n’appréciait pas de voir ses neveux ainsi élevés sur l’autel d’une Fortune qu’ils n’avaient, selon lui, pas mérités. Il avait raillé les traits exemplaires de Daelor et de Maelor, les vices effacés de leurs visages présumés déiques. Mais Alynera, la dévote, la sotte, la simple femme, en avait fait un laraire et, désormais, comme pour toutes les autres figures légendaires familiales, brûleraient continuellement des bougies pour veiller sur leurs âmes. D'un oeil maternel, fier et inquiet, elle surveilla qu’aucune flamme n’était chavirante… Sur cet autel, seule devait demeurer l’époque glorieuse de leurs glorieux désastres. Kesā va moriot sagon va ñuha prūmia. Vous serez pour toujours dans mes penées. Puis, d’un geste décidé, elle prit les livres que portait les bras lourds de sa servante et s’avança vers la bibliothèque.
***
« Honorable Jaenera, l’Astre plonge dangereusement vers l’horizon. »
Sa voix était basse, un susurre, alors qu’elle s’était doucement approchée de l’endroit où la Mage travaillait assidument depuis plusieurs décennies. La Vaekaron n’était encore qu’une enfant que la Valineon était déjà studieuse sur cette large table. Dans l’ébène de la table, son oncle avait fait sculpté une femme nue recroquevillée sur la flamme de la connaissance. Un cadeau rare, d’un immense honneur. Il était bien difficile de ne pas se sentir écrasée par toute la majesté de son aura et de sa science. Loin de la chasser, Alynera extirpa d'un faux artéfact deux coupes d'argent et une petite amphore contenant de ce vin studieux réservé à l'étude de ces précieux ouvrages. Pour tout autre que l'Érudit, il était bien évidemment interdit de boire dans ce Temple du savoir mais ce que son oncle-époux n’apprendrait jamais ne pourrait pas leur nuire.
« Puis-je ? Je n’ai jamais eu l’occasion de te remercier pour avoir veillé sur nous, à Jahla... »
Pour autant, elle ne forma pas de phrases explicites agissant comme si cette venue et ces quelques mots étaient suffisants. Du reste ils l’étaient puisque rien ne s’était passé lors de leur expédition sur les Iles d’Eté. À la demande de Ragaenor, la Mage avait simplement veillé sur elle et son enfant à venir. Alynera tira une chaise curule pour s’assoir face à elle avant de remplir leurs coupes interdites. Les Rouges pouvaient bien les soumettre à un couvre-feu, mais il existait encore bien des moyens de s'extirper de la Tour s’en être aperçu !
« Dis-moi, pourquoi la Grande Inquisitrice de Valyria s'est-elle rangée parmi les rangs de la faction Jaune ? »