L’anneau de la pomme de senteur tire doucement sur la deuxième phalange de son majeur alors qu’elle inspire la pâte médicinale. Gingembre. Depuis que les premiers maux sont survenus, le petit objet ciselé, une grenade, symbole de fertilité et d’initiation divine, est devenu son plus fidèle compagnon. Du matin au coucher, il ne quitte plus sa main droite. Le bijou d’or, offert pour son Rêve de Meleys, des années auparavant, s’ouvrait en huit quartiers. À l’intérieur, on pouvait y découvrir une glissière amovible derrière laquelle, dissimulées, des logettes contenaient les parfums liés aux différents âges d’une épouse. Alynera Vaekaron était dans celui de l’enfantement. Et cet enfant, au sang puissant, ne venait pas sans pénibilité.
« Il a dansé la majeure partie de la nuit avec l’héritière du Pinacle. »
Alynera inspira un peu plus longuement, lasse des longues exaspérations de sa jeune cousine. Depuis la soirée intimiste qu’ils avaient organisé pour annoncer le retour de Maelor, Vaessa n’avait sur les lèvres que le nom de cette vulgaire Valaena Cellaron. C’était bien la première fois qu’elle, d’ordinaire si mesurée, si parfaitement éduquée, montrait un trouble aussi licencieux que plébéien.
« Tu ne réponds rien ? »
« Parce que peu m’en chaut ! Il est bon que mon frère puisse retrouver ses connaissances d’antan… et goûter à un semblant de vie normale. »
« Je ne prétends pas au contraire, mais pourquoi ne me porte-t-il pas plus d’attention ? »
Pour toute réponse, tel un couperet, la Dame de la Tour claqua entre ses doigts menus le quartier de son senteur. Trop faible pour engager une querelle, elle lui signifiait ainsi que le sujet était clos. Et son regard, sans équivoque, ne souffrirait d’aucune contestation supplémentaire : une fille bien née ne s’abaissait pas aux émois du cœur. Pour cela, ce que certains appelaient « amour », elle avait eu sa pupille. Cette dernière, quoique désormais mariée, lui avait donné bien plus de fil à retordre qu’un fil de trame mal noué. Et puis, quelle sottise ! Fille de Vaekar jalouse d’une Cellaron, là était toucher les tréfonds de la caldeira ! Si l’aînée de Ragaenor n’avait jamais été officiellement promise à son cousin, il en allait de l’ordre naturel des choses. L’adolescente n’aurait du ressentir qu’un bonheur infini : avec la disparition de Taelor, trois ans auparavant, tout avenir de vie maritale avait été brisé. En cela, le retour de Maelor était un espoir nouveau, inespéré, insensé. Une renaissance. En d’autres, trop nombreux, son retour était synonyme de funestes dissensions. D’un geste, chassant l’anxiété, elle massa le haut de son ventre alors qu’une servante venait les trouver dans la galerie.
« Ñuha riña, Dame Haeron est arrivée. Elle a été installée dans l’aile Est de la bibliothèque, comme l’avait préconisé le Misio Tembyr. »
Masquant sa surprise, l’épouse hocha la tête. Avec tout ce qu’il y avait à faire ces dernières semaines et le peu de répit que cette grossesse lui accordait, elle avait oublié la venue de la sénatrice mercantiliste. À la mention de la descendante de la légendaire Haera, Daegor lâcha son calame. Ses yeux émerveillés implorèrent silencieusement sa cousine, il n’avait encore jamais été présenté à la célèbre patriarche de la Maison.
« Fort bien, mais tu reviendras aussitôt terminer tes exercices. Elle fit signe à la nourrice de l’enfant de les suivre. Vaessa, je t'en prie, concentre-toi, la chaine de ta lisse est fort mal montée. »
Après un dernier regard sur le jardin, en apparence, paisible, Alynera quitta les lieux. En ces temps troublés, la Tour recevait peu de lecteurs. Les inimitiés, aux couleurs hautes et officielles, ne permettaient plus d’être reçu dans n’importe quelle demeure. Aussi, malgré son rôle neutre, la bibliothèque avait souffert d'une perte de lectorat. Recevoir la sénatrice quelques jours avant la prise de pouvoir espérée des anciens Triarques sur le Sénat, alors que la Tour était secrètement devenue un avant-poste de négociations, n’était pas de la meilleure temporalité. Cependant, sa demande avait semblé pressante et ils y avaient répondu.
Devant les grandes portes, aussi divines que sacrées, elle observa le dernier fils des Vaekaron. Quelques mois auparavant, elle avait hésité à recourir à l’aide du Magister pour le faire grandir, grâce à leur sang-magie, afin de l’épouser. Daegor n’était pourtant encore qu’un enfant. Ses joues gonflées, de nourrisson, n’avaient pas disparues. Et, malgré toute la ténacité qu’il mettait pour se vieillir, il possédait encore les mimiques de l’enfance glorieuse. À la pensée que l’enfant qu’elle portait aurait pu être celui de son cousin, elle frissonna. Un œil mauvais s'était immiscé dans leur demeure ancestrale. Heureusement, pourtant, il lui semblait que ce fils à naître n’aurait pu être que celui de l’Érudit. De manière étrange, il n’était jamais aussi calme que lorsqu’il était dans les rayonnages de la bibliothèque ou proche de l’aura de son père. Les Dieux, décidément, avaient réellement favorisé Ragaenor.
« Dame Haeron est venue ici pour étudier, ce n’est pas le moment pour lui poser des questions importunes. »
Sous le regard amusé de sa cousine, Daegor mordit sa petite lèvre, en hochant la tête avec un regard déterminé. Il tira sur sa tunique de brocart et secoua sa crinière bouclée, déjà épris de la belle de l’Épée.
« Bien. Alors, entrons en scène ! »
Elle avait dit ça dans un souffle enfantin, théâtral, grandiose, tandis que les larges portes s’ouvraient avec élégance sur les deux Vaekaron. À Drivō, Rhaenys et Alynera n’avaient jamais été alliées. Outre leurs factions opposées, elles représentaient des identités trop dissemblables. Rhaenys était une femme moulée dans les valeurs du Nord, probablement l’exemple leur diamant brut. Alors que, à son inverse, Alynera était le paroxysme des valeurs du Sud… échouées, par fatale erreur, sur une cure sénatoriale. Lorsque Eleana Targeryon lui avait proposé de se rallier à une coalition féminine pour peser de tout leur poids, de tout leur sexe faible, face aux sénateurs, Alynera avait refusé. Les femmes du Nord n’avaient alors pas compris son choix, celui de refuser volontairement une aide pour assoir son autorité politique. Elle n’aurait pu faire plus de tord à sa famille. De là où elle venait, une femme au Sénat était un parjure, une abomination. Mais, malgré ce choix, alors qu’elle s’avançait à sa rencontre, il lui était difficile de ne pas se demander ce que la sénatrice pouvait penser d’elle. La Vaekaron avait abandonné sa cure pour cet oncle, qui n’aurait pas hésité à la trainer devant un jugement public, et, comme si cela ne suffisait pas à l'affaire, s’était mariée à lui. Elle avait répudier sa première épouse, qui, pourtant, lui avait donné deux parfaits enfants. Et, à présent, elle allait la rencontrer à nouveau, le ventre affermi de toutes ces décisions la retranchant, intentionnellement, dans son gynécée. De matriarche à matrone d'aucuns auraient dit qu’elle faisait les choses à l’envers... Cette perspective devait sembler bien misérabiliste pour cette femme au tempérament réputé comme affirmé. Afin de se donner contenance, elle mit sa main gauche sur l’épaule de Daegor, visiblement plus que heureux de pouvoir, enfin, mettre un visage à l’une de ses héroïne préférée.
« Sénatrice. En guise de salut, elle inclina légèrement un front affable. Je te présente Sieur Daegor, le fils de mon oncle défunt. »
De la même main, déjà maternelle, elle le poussa légèrement vers leur invitée. Après un déférence courtoise, il se présenta et parla pendant quelques minutes laissant sa passion toute vaekarienne s’exposer. La fierté de pouvoir rencontrer Rhaenys était inscrite sur tout son visage. Il donna un discret regard à Alynera, espérant demeurer parmi elles un peu plus longtemps, mais celui-ci ne trouva aucune réponse.
« Que ta bonté l’excuse, depuis qu’il a connaissance de ta venue il ne parlait que de te rencontrer. Je dois avouer que cette annonce m’a autant surprise, quoique les raisons en soient différentes... »
Ses yeux, reptiliens, passèrent rapidement sur les différents ouvrages et parchemins réunis sur la table de consultation. Visiblement, Ragaenor lui avait fait préparer quelques lectures, basiques, sur le dressage. Cette brève vision lui redonna quelque peu contenance sur ses insécurités. Certes, elle n’était peut-être pas une sénatrice, une figure politique brillante mais son sang ne l'aurait jamais mise dans une position aussi disgracieuse. Un sourire, soudainement, inexplicablement, chaleureux éclata sur ses lèvres.
« Mon époux ne pouvait te recevoir aujourd’hui mais, au moindre besoin, fais signe à ce serviteur. Il t'aidera. Bienvenue à Tour Vaekar. »