Combien de temps fallait-il pour qu'une rumeur se transforme en vérité dans l'esprit des plus simples ? Elle voyageait à la vitesse des dragons, survolant la vérité sans l'effleurer mais en copiant peu à peu ses atours avant de finir par lui ressembler à s'y méprendre. Dans une société traversée par tant de pouvoir et de richesse que celle des Valyriens, une rumeur avait le pouvoir de faire et défaire les empires. Elle débutait par un simple murmure, une idée perfide chuchoter au creux d'une oreille réceptive et égrenée au vent par une bouche malicieuse. Il suffisait d'un rien, d'une jalousie excitée par la fortune, pour que la rumeur ne se travestisse en vérité et que cette dernière perde toute crédibilité. La vérité était bien souvent si pâle et fade à côté de la créative et scandaleuse rumeur.
Lorsqu'Elaena Tergaryon, sénatrice, tête de file de la faction mercantiliste, épouse du général Maekar, fille d'une des plus grandes familles de Valyria, a disparu, nombreuses furent les rumeurs à son sujet. Il se murmurait que certains l'avaient aperçu fuir au milieu de la nuit, emportant avec elle ses richesses pour rejoindre son amant, le roi ou le prince d'une contrée lointaine. D'autres, encore, affirmaient avec certitude qu'ils l'avait vue, escortée d'hommes à la solde de son cousin et que, sans aucun doute, le fier Maegon l'avait fait disparaître pour que plus jamais la petite inconsciente ne puisse lui faire de l'ombre. D'autres rumeurs encore s'étaient répandues, et chacune faisant concurrence à l'autre, tous avaient fini par se rendre à l'évidence : ils ignoraient ce qui était advenu d'Elaena Tergaryon. La vérité était simple et fut aisément accueillie, elle était simplement rentrée à Oros. C'était là un fait trop simple pour véhiculer toute la vérité qui entourait la fuite d'Elaena Tergaryon.
Alors que Meghar progressait lentement, ressentant probablement les réticences de sa maîtresse, Elaena prit le temps d'observer la ville grossir petit à petit. D'un simple point à l'horizon, les lumières de la ville parvenaient à présent à se détacher de l'obscurité nocturne. Chacun de ces points de lumière était une demeure que connaissait Elaena pour les avoir toutes fréquentées lors de fêtes somptueuses. Pourtant, la jeune femme qui retrouvait finalement la capitale, après des mois d'absence, n'avait plus rien de celle qui avait semblé régné sur les chaudes nuits de la glorieuse ville. Plusieurs mois s'étaient écoulés depuis son retour à Oros, et la jeune sénatrice avait pris goût à la vie tranquille et sereine de cette ville riche et où l'abondance apaise les esprits. Elaena avait fuit Valyria et avait trouvé en Oros un havre de paix qui l'avait accueillie à bras ouvert. Des heures durant, elle avait pansé ses plaies à l'ombre des arbres fruitiers en fleur, humant le parfum délicat porté par un vent caressant alors qu'elle fermait les yeux et offrait son corps au soleil. A Oros, celle que l'on considérait comme la princesse des lieux avait retrouvé une innocence qu'elle pensait perdue à jamais. Elle s'était à nouveau sentie libre, portée par l'exaltation des retrouvailles avec les lieux qui l'avaient vu grandir. Elle s'était à nouveau sentie aimée, entourée de la bienveillance familiale et amicale de tous ceux qui l'avaient accompagnée. A Oros, elle n'avait plus à être la sénatrice puissante, obligée de se battre à chaque instant pour ne pas sombrer. Non, ici elle pouvait être aussi légère et insouciante qu'elle le souhaitait.
Cette période dorée avait duré plusieurs mois. Une période au cours de laquelle elle n'avait que très peu échangé avec celui qui était devenu son époux, retenu à Valyria par les décisions qu'il avait prises. La rancœur était toujours présente et la peine dévorante pour la jeune Elaena qui n'avait pas seulement quitté Valyria, elle avait tout quitté. Elle ne pouvait plus supporter le palais Hoskagon. Elle ne pouvait plus supporter le joug des responsabilités qui l'étouffait. Par-dessus tout, elle ne pouvait plus supporter le regard empli d'inquiétude et de souffrance que Maekar posait sur elle à chaque instant partagé.
Car oui, Elaena blâmait Maekar pour ses décisions politiques.
Mais rien n'aurait pu la pousser à quitter ses bras. Rien. Sauf peut-être une perte si terrible que rien ne pouvait en apaiser la peine.
Rien ne pouvait guérir la perte d'un enfant.
Elaena et Maekar venaient de passer la soirée à caresser son ventre encore plat, ils avaient évoqué les prénoms et l'avenir qu'ils envisageaient pour leur enfant. Ils étaient allés se coucher et ils avaient été réveillés en pleine nuit par un message qui avait poussé Maekar à se lever pour rejoindre à la hâte Aeganon. Elaena détestait ces rendez-vous nocturnes où les deux hommes travaillaient à la gloire du moins doué des deux. Maekar, aveuglé par une amitié à laquelle il s'était raccroché, s'entêtait à agir en faveur d'Aeganon sans que l'inverse ne soit vrai. Petit à petit, Aeganon Bellarys s'imposait en prochain maître de l'armée, en prochain maître de Valyria si personne ne l'en empêchait, et Maekar cautionnait. Elaena s'était levée, bouillonnant de colère à cette idée. C'était à la gloire des Tergaryon, à la sienne au sénat et à sa propre gloire au sien de l'armée que devait travailler Maekar, et voilà qu'il accourait aider celui qui l'utilisait purement et simplement ! Lorsqu'il était rentré, elle avait explosé.
"Te rends-tu comptes que tu menaces tout ce que Père et moi avons essayé de construire ?"
"Tu sers les intérêts d'Aeganon, ouvres les yeux !"
"Que tu le laisses posséder ta femme lors d'orgies est une chose, mais que tu te laisses faire lorsqu'il essaie d'en faire de même politiquement avec toi est une insulte !"
Cela avait été l'affront de trop, la provocation de trop, Elaena était ivre de colère et Maekar, trop calme et réservé pour en faire de même s'en était allé, préférant se retirer et panser ses plaies seul plutôt que prononcer une phrase qu'il regretterait le lendemain. Alors il s'était retourné sans un regard et s'était éloigné. Lorsque les portes s'étaient refermées et qu'Elaena s'était retrouvée seule, elle s'était effondrée au sol. Elle était à présent paralysée, tout ne faisait que se bousculer. Il y avait le Sénat et son pouvoir vacillant sur la faction, les insurrections, les négociations, les menaces, et maintenant elle venait de blesser son frère-époux dans une sourde colère qu'elle ne maîtrisait plus. Il lui fallut quelques minutes pour réaliser que cette chaleur, douce au départ, qui se répandait le long de ses jambes n'avait rien d'un réconfort. Entre les larmes, Elaena avait aperçu le sang, beaucoup de sang. Le sol et sa robe de nuit en étaient entièrement maculés. La jeune femme était restée silencieuse un instant, observant ses mains longuement comme pour prendre la mesure de ce qui les recouvrait.
Et elle avait hurlé.
Elle avait hurlé des heures durant.
Plus rien ne maintenait debout cet être duquel toute raison s'échappait.
Elle était restée au lit durant plusieurs jours, sur ordre du mage d'abord, puis parce qu'elle ne parvenait tout simplement plus à trouver de raison d'en sortir.
Et un soir, alors qu'elle était seule, elle s'était levée, s'était habillée et avait quitté le palais, bientôt rejointe par Meghar, elle s'était envolé vers Oros.
***
"Bon retour chez toi, Sénatrice."
Maelion Velnarys était là pour l'accueillir aux portes du palais Hoskagon et il s'approchait d'elle alors que Maekar quittait à son tour sa monture pour les rejoindre.
"La ville avait perdu de sa splendeur sans toi, Elaena. Je suis heureux de te savoir… mieux."
Maelion lui avait adressé un sourire sincère et chaleureux avant de s'effacer pour laisser la Tergaryon rejoindre les siens. Le conseiller avait rendu de nombreuses visites à la jeune sénatrice au cours des derniers mois. Nombreuses furent les fois où elle refusa d'entendre parler de Valyria et du Sénat, pourtant elle s'était très vite lancée à corps perdu dans la gestion des affaires de la famille et avait accepté de reprendre, petit à petit, le chemin des échanges politiques. Si la jeune femme se sentait mieux, si elle paraissait plus belle et en forme que jamais, elle ne pouvait ignorer que quelque chose chez elle avait changé. Elle avait accepté de reprendre son rôle à Valyria, longuement convaincue par un Maekar déterminé à la ramener chez eux, mais alors qu'elle remettait le pied au Palais Hoskagon elle sentait que toute combativité l'avait quittée. Elle était fatiguée.
Durant les premiers semaines ayant suivi son retour à Valyria, Elaena ne fit que quelques sorties, bien remarquées cela dit, afin de reconstituer une garde robe qui lui semblait à présent passée de mode. Elle passa cependant le plus clair de son temps dans les jardins et sur les sublimes terrasses cachées du palais. Elle y discutait avec Maegon, d'autres membres de la famille ou Maelion Velnarys - qui lui rendait visite tous les jours -, prenant le temps de comprendre tout ce qu'elle avait manqué en vivant à Oros. Elle se concentra également sur Maekar, profitant de leur relation enfin apaisée pour retrouver la tendresse et la sensualité qui lui avaient manqué ces derniers mois. Il lui avait fallu du temps pour accepter que Maekar la touche à nouveau, comme si la peur d'une nouvelle perte avait rendu ce contact interdit. Petit à petit, avec patience et bienveillance, son frère-époux avait reconquit son corps - puisqu'il n'avait jamais perdu son cœur.
Ainsi, Elaena Tergaryon n'avait pas encore fait sa réapparition à l'occasion des différents rassemblements publics mondains, elle n'avait pas encore non plus retrouvé son bureau de sénatrice, autant d'épreuves qu'elle n'était pas sûre de parvenir à surmonter. La jeune femme se plaisait dans ce cocon familial et amical, entourée des hommes en qui elle avait confiance, bercée de l'illusion que la paix qui l'avait habitée à Oros pouvait la suivre à Valyria. Elle ignorait volontairement les lettres de sa mère qui l'enjoignait de remettre le pied à l'étrier. Elle savait pertinemment qu'il lui faudrait retrouver sa vie publique, mais elle préférait retarder cette échéance autant que faire se peut. C'était une chose bien anormale pour une personnalité comme celle d'Elaena. Elle avait été faite pour la fête, la danse, la musique et les mondanités, cette ermite n'avait rien de commun avec la Tergaryon.
"Elaena, Rhaenys Haeron est là pour te voir, je n'ai pas pu l'en empêcher…"
Maelion se trouvait à l'entrée du jardin terrasse magnifique sur lequel Elaena s'était réfugiée. Elle ignorait comment, mais son conseiller trouvait toujours un moyen pour la retrouver dans le palais, même lorsqu'elle en choisissait les lieux les plus reculés pour ses lectures ou répétitions de danse. Assise sur le rebord de la fontaine, les pieds dans l'eau, Elaena releva les yeux vers l'homme à l'air grave qui la regardait avec une intensité inexplicable.
"Je ne vois là rien à empêcher, Maelion. Cela fait bien longtemps que je n'ai pas eu le plaisir de voir Rhaenys."
Elle lui adressa un doux sourire qui suffit à effacer l'expression si sérieuse des traits du Velnarys. Elle avait l'air si jeune ainsi apprêtée. Il s'était déjà fait la remarque, il lui semblait qu'Oros avait eu pour effet de rendre à Elaena sa jeunesse. Elle était assise sur cette fontaine telle une nymphe sortant des eaux, et ce regard doux n'évoquait plus rien de la combattivité dont elle avait fait preuve auparavant. C'était une impression étrange de la voir ainsi… si… fragile ? Elaena Tergaryon n'avait jamais été synonyme de fragilité au regard du monde, probablement d'idéalisme et de légèreté, mais personne n'était assez naïf pour s'y méprendre, elle n'avait rien de fragile. Pourtant, ces derniers mois, quelque chose avait été cadenassé au plus profond de son être, et elle apparaisait comme une demoiselle délicate et fragile, prenant le temps de baigner ses pieds dans les eaux cristallines d'une fontaine au rythme de la douce musique que jouaient de discrets musiciens. Le jardin était entouré d'arches ombragées où personne d'autre n'évoluaient que les musiciens. Ces derniers semblaient faire l'effort de détourner le regard, comme pour accorder à la jeune femme l'intimité nécessaire à la détente. La fontaine était immense et ouvragée, les différents niveaux permettaient à l'eau de ruisseler doucement jusqu'au bassin où les pieds d'Elaena remuaient. Autour d'elle s'élevaient des orangers, des petits bosquets de fleurs blanches et oranges, des allées tracées au cordeaux et enfin l'ouverture qui donnait à voir jusqu'à la mer. C'était le lieu favoris de la jeune sénatrice, Maelion l'avait remarqué car il l'y trouvait régulièrement. C'était le genre de chose qu'il notait et retenait.
Lui aussi avait changé ces derniers mois, il s'était lancé dans la mission de protéger l'héritage Tergaryon mais n'avait pas pour autant délaissé les intérêts des Velnarys. Il avait également repris l'habitude de rendre visite à son amie Rhaenys, il n'y avait rien qu'il ne pouvait lui dire. Le seul sujet qu'il évitait soigneusement était justement la jeune nymphe qui se tenait en tenue légère devant lui. Il savait que Rhaenys avait un avis bien tranché sur la question et n'aimait pas qu'elle le lui expose. Comment pouvait-elle simplement imaginer de telles choses ? A vrai dire, son amie n'avait jamais été très claire sur le fond de sa pensée, mais Maelion voyait son expression lorsqu'il parlait d'elle, il remarquait l'œil inquisiteur et les sourcils froncés qu'elle lui adressait. Elle pensait qu'il se perdait dans une relation toxique sans jamais comprendre qu'il n'était qu'un conseiller politique, un allié, il respectait les promesses qu'il avait faites à Vaegon et continuait à protéger les Velnarys par là-même. Bien sûr qu'Elaena Tergaryon était une belle femme, plus belle encore en ces lieux lorsqu'elle abandonnait la rigidité protocolaire, lorsque son visage était encadré de ses cheveux laissés libres, lorsqu'elle portait une simple robe blanche fluide et qu'elle le regardait avec un air d'ingénue. Oui, Maelion n'était pas différent des autres hommes, il voyait la beauté et la sensualité d'Elaena comme on voit le bleu du ciel, elles étaient aussi évidentes que cela. Pour autant, il était un homme d'honneur et de parole, elle était la fille de son plus vieil et fidèle allié, elle était à présent une femme mariée et lui était heureux en ménage avec une femme qui avait, elle aussi, possédé une grande beauté, et continuait à imposer le respect par la délicatesse de ses traits.
"Tu es sûre que tu ne souhaites pas être seule, Elaena ?"
Pourquoi cherchait-il à l'empêcher de voir Rhaenys ? C'était idiot, lui-même le voyait, il était intelligent mais même un imbécile aurait pu le concevoir. Rhaenys était une femme influente au sein de leur faction, une femme bienveillante très proche de la mère d'Elaena et toujours de bons conseils. Peut-être Maelion était-il échaudé par leur dernier échange et les insinuations à peine dissimulées de son amie. Craignait-il qu'elle ne porte ces calomnies à l'oreille d'Elaena ? C'était bien malgré lui car, s'il gardait la tête froide - ce qu'il parvenait à faire fort difficilement face à un tel spectacle -, il saurait que son amie ne cherchait en rien à lui causer du tort.
Elaena se contenta de lui adresser un air perplexe avant d'arborer un sourire attendri, il s'inquiétait beaucoup trop pour elle, ce qui la touchait sincèrement. Le conseiller s'effaça sans plus un mot pour aller chercher Rhaenys et la guider à travers les couloirs et escaliers dérobés qui menaient à Elaena. Lorsqu'il ouvrit la porte, la Haeron pénétra dans les jardins et Elaena se leva d'un bond, sortant de la fontaine et se dirigeant calmement, avec une grâce irréelle, vers son invitée. Ses pieds nus avaient laissé de discrètes traces sur le sol en pierre, comme pour permettre à la demoiselle de retrouver son chemin. Elle avait failli se perdre, elle ne pouvait plus prendre un tel risque. Maelion jeta un dernier regard aux deux dames dragon avant de disparaître.
"Rhaenys, sénatrice Haeron… comme tu le vois il semblerait qu'il ne m'ait fallu que quelques mois pour oublier toutes les convenances et règles implicites de la bonne société valyrienne."
Elaena invita Rhaenys, d'un geste accompagné d'un sourire chaleureux, à se diriger vers une petite table proche de la ballustrade et de la vue à couper le souffle. Elle laissa la sénatrice s'installer, l'abandonnant quelques instants afin de faire préparer et avancer des boissons et quelques délicatesses à déguster. Elle remit ses chaussures et réajusta sa robe avant de prendre place autour de la table alors que leurs coupes étaient remplies d'un breuvage frais et aromatisé.
"Que de temps passé depuis notre dernière entrevue… Tu es ma première visite depuis mon retour ! Quelle joie de te revoir, sénatrice."