and mine are the same
Une merveilleuse sensation de paix envahit Daenyra dans toute sa chair et dans tout son être à présent qu’elle franchissait les portes du palais Hoskagon. Elle éprouva la quiétude d’un silence intérieur qui apaisa les maux cinglants qui frappaient son crâne. Ayant retiré ses sandales, elle se délecta du contact froid du marbre sur ses pieds nus et endoloris. Il n’était pas dans ses habitudes de si longues heures à rester debout, presque immobile à chaque fois, ou à simplement piétiner d’une pièce à l’autre. Les prouesses de danse d’Elaena avaient toujours le don d’impressionner sa cadette qui comprenait difficilement par quel miracle l’épuisement n’avait pas raison d’elle presque avant l’aube. Car, autant que cela lui était possible, le petit oiseau s’épargnait l’agitation de la piste de danse.
Pour sa part, il lui avait fallu se retirer à mesure que la fête se revêtait de ses atours les plus dépravés et les plus fiévreux. Ces réjouissances demeuraient de singulières épreuves, la confrontant au capharnaüm épuisant de l’agitation de toutes ces âmes. Il fallait subir les vanités, les mensonges, l’hypocrisie, les vices, les horreurs de tous ces êtres qui flottaient dans cette valse infernale de sembler et de paraître. Daenyra ne lisait que trop clairement les porosités de l’esprit, le mal qui se cache dans les coins les plus reclus, les fêlures et les dangers. Toutes ces subtilités épuisaient ses maigres forces et elle ne s’était pas sentie d’affronter les sensations troublantes qui transperçaient chaque fibre de son être. Le désir, l’attrait des corps, l’extase dans sa plus pure matérialisation. La jeune fille préférait s’effacer, ressentant un malaise qui lui asséchait la bouche, qui enivrait sa tête comme le plus fin des breuvages et qui excitait le palpitant à sa poitrine. Dans la plus grande des discrétions, Daenyra s’était éclipsée après avoir prévenu sa sœur de son départ. Elle aurait préféré rester à ses côtés, mais l’oiseau demeurait lucide quant à ses capacités. Si elle se forçait à combattre ses faiblesses, elle ne serait que plus vulnérable au lendemain. Et alors, elle ne pourrait suivre son aînée dans ses prochains périples et lui offrir toute l’assistance et la protection dont elle pourrait avoir besoin.
Ainsi, les soirées se tissaient de la sorte. Daenyra restait aux côtés d’Elaena autant que ses maigres ressources le lui permettaient. Elle s’assurait que l’entourage était convenable, qu’aucune menace ne serait à pressentir. Elle estimait les intentions des convives, sollicitant parfois ce don avec trop d’avidité. Sa bouche conseillait l’oreille de sa sœur lorsque cela était nécessaire, ou se taisait simplement. Mais quand l’étourdissement de la fête venait à affecter sa concentration et ses capacités, elle s’empressait de quitter les lieux et de retourner se ressourcer dans le palais déserté de Hoskagon.
Daenyra profita du contact salvateur de la pierre fraîche sous ses pas qui se dirigeaient lestement vers ses appartements. Elle ne croisa que quelques serviteurs occupés à leur propre besogne qu’elle salua comme elle en avait l’usage. Dans l’intimité de sa chambre, elle se débarrassa des atours dont elle avait été sertie et qui n’étaient guère de son goût. Plus libre, plus légère, plus elle-même. Ce ne fut qu’après s’être rincé le visage avec bonheur dans l’eau fraîche et parfumé qu’elle trouva le chemin de la grande bibliothèque. L’oiseau s’empara d’un chandelier pour s’ouvrir le passage vers le lieu qui conférait le mieux ses forces. L’odeur merveilleuse du papier et du cuir l’accueillit telle une vieille amie. Pourtant, Daenyra n’arpentait ces nombreux rayonnages que depuis peu, ayant durant longtemps établi son nid entre les livres du palais de l’Archonte. Un monde splendide s’était offert à elle, riche de tant de savoirs nouveaux, d’écrits inédits à ses yeux émerveillés et de connaissances à approfondir. Elle s’égayait de nourrir son esprit toujours plus fécond, plus avide, plus curieux. Il lui semblait que toute l’énergie dont elle avait été vidée précédemment venait refluer dans ses veines à mesure que ses prunelles affamées parcouraient les lignes des ouvrages et des parchemins.
Elle ne sut combien de temps elle resta là, à abîmer sa bougie dans la fièvre de sa lecture, mais un sentiment bien particulier vint lui serrer les tripes. Elle ne pouvait ignorer d’où cela provenait, ni même de quel cœur ce chant de désespoir hurlait. Cette complainte saignait sa chair depuis quelques temps déjà sans qu’elle ne puisse rien y faire.
La jeune fille rangea précautionneusement le livre emprunté avant de quitter l’antre sublime de la bibliothèque. Naturellement, ses sens la guidèrent à travers les couloirs jusqu’aux appartements de sa sœur. La lumière jaillissait, timide, depuis l’entrebâillement de la porte. Des bruits étouffés se faisaient également entendre. Les pas de la Dame-Dragon dans sa propre caverne. L’oiseau se décida à marquer son entrée d’un léger coup à la porte avant de glisser un pas à l’intérieur. « C’est moi, Daenyra. » Le trouble fut plus vif encore, comme un étau sur le cœur. Une machine infernale dont les rouages ne peuvent être interrompus. « Comment s’est terminé cette soirée ? J’espère que tu n’as pas fait trop de bêtises. » s’amusa-t-elle avec un sourire complice. Cependant, elle ne pouvait ignorer les cris de détresse qui jaillissaient des entrailles muettes de sa sœur. « Quelque chose trouble ta quiétude, n’est-ce pas ? » La question était toute rhétorique. Elaena ne pouvait mentir aux dons de sa cadette. « Cela concerne Maeker… » Le ton n’était plus à l’interrogation mais à la constatation. Au départ, il lui semblait que cette souffrance qui vibrait chez la Sénatrice provenait des maux qui affligeaient sa famille, de la menace qui pesait sur eux telle une ombre perfide, du poids du devoir qui pesait sur ses épaules. Daenyra admettait s’être fourvoyée. Le mal était dans le cœur. Vicieuse et indomptable faiblesse de l’homme.