Un feuillet froissé. Un feuillet qu’elle serrait à s’en faire blanchir les jointures, la mine grave. Un feuillet qui avait été mainte et mainte fois déroulé, enroulé à nouveau. Déroulé, enroulé. Déroulé, enroulé. Enroulé des jours durant. Enfermant sa peine. Enfermant son désarroi. Enroulé, déroulé. Saerelys laissait le parchemin glisser entre ses doigts, les mâchoires serrées. Serrées pour ne pas laisser ses larmes couler. Serrées pour ne pas laisser échapper une plainte, un râle face à son propre échec. Elle n’avait pas été là. Elle arrivait trop tard. Bien trop tard. Cette lettre, lissée, polie à force d’être déroulée, lue, enroulée à nouveau, n’était qu’un rappel de ce cuisant et douloureux échec. De ses émotions qui l’avaient submergée.
Il y a de cela quelques jours, serviteur venait lui porter la lettre. Une lettre scellée de cire. Une lettre pourtant ce sceau qu’elle ne connaissait que trop bien, une lettre sur laquelle s’écoulait cette écriture qu’elle reconnaîtrait entre mille. Alynera lui écrivait, comme souvent. Saerelys n’avait pu que se réjouir, lorsque la missive lui avait été remise. La première qu’elle recevait depuis son retour au Palais Riahenor. Elle qui n’appartenait alors qu’au Deuxième Cercle, il s’agissait-là de son dernier réel lien avec le monde extérieur. Le sceau avait rapidement été brisé. Aussi vite que son sourire s’était évaporé, ne laissant place qu’à l’effroi le plus profond. Un effroi qui avait paralysé chacun de ses nerfs, chacun de ses muscles, jusqu’au sang dans ses veines.
Taelor n’était plus. Mhysa Faer. La bataille remontait à maintenant quelques jours. Taelor n’était pas revenu. Voilà ce que disait les quelques mots esquissés sur le feuillet, où l’encre semblait avoir coulé, la faute à de traîtresses larmes. Maelor, puis maintenant Taelor. Deux adolescents devenus deux jeunes hommes, qui la taquinaient plus jeune, lorsqu’elle se rendait à la Tour Vaekar. Ils n’étaient que des enfants, à cette époque. Que des enfants qu’elle avait eu l’occasion de revoir le jour de ses fiançailles. Que des jeunes gens. Des jeunes gens qui avaient la vie devant eux. Qui pensaient pouvoir se jouer de la Mort. Et pourtant, la guerre avait eu raison d’eux. Elle avait pleuré, ce jour-là. Longuement. Elle en avait sangloté à perdre sa voix, tant et si bien que Mealys avait du obtenir un congé pour elle, sa protégée ne pouvant point se rendre à ses cours dans un tel état.
Une journée afin qu’elle puisse se remettre de cette nouvelle. Hélas, l’inquiétude avait vite pris la place de la tristesse, de la colère. Il avait fallu une journée à la jeune femme pour qu’elle trouve le courage de répondre à cette missive. Pour qu’elle rassemble ses émotions. Pour ne point user son parchemin de larmes, à défaut d’encre. Une lettre courte. Une lettre simple. Tracée d’une main hésitante, pourtant habituée à un tel exercice. Une main tremblante. Elle serait là. Elle le devait. Il le fallait. De simples mots, quelques phrases tout au plus, annonçant sa venue prochaine. Elle serait là. Elle le devait. Il le fallait.
Tout cela pour en arriver à cet instant. A cet après-midi ensoleillé que la novice n’avait qu’à peine remarqué, en se rendant jusqu’ici. Tout cela pour se retrouver dans ce couloir vaguement familier. Cela faisait des années que Saerelys ne s’était pas rendue à la Tour Vaekar. Tout était différent. La guerre avait emporté avec elle ces couleurs, ces rires, ces chants qui résonnaient auparavant en ces lieux. De lointains souvenirs, dont il ne restait qu’une vague senteur. Celle d’un passé lointain, presque révolu. Comme sa tête lui bourdonnait. Il lui fallait marcher. Alors, la novice marcha. Fit les cent pas, tournant comme un fauve en cage. Où pouvait bien être passé ce serviteur ?! Il lui semblait être parti depuis une éternité !
Le serviteur revint finalement. Alors, les traits de Saerelys s’adoucirent légèrement, bien que sa main serrait toujours fébrilement le feuillet. Elle devait le suivre. La novice emboîta donc le pas du serviteur, sans se faire prier un seul instant. Pressant le pas, ce fut finalement à l’homme de s’adapter à sa mesure. Cette attente n’avait que trop duré. Le serviteur finit cependant par la dépasser à nouveau, s’inclinant devant elle, posant sa main sur la poignée. Machinalement, la novice glissa sa main dans cette sacoche qui ne la quittait plus depuis le début de son noviciat. Le feuillet disparu à l’intérêt de la besace, alors que la jeune femme en ôtait sa main. Une pièce de monnaie s’y trouvait, qui trouva bien vite place dans le creux de la main libre du serviteur, qui s’apprêtait à lui ouvrir.
Le grand moment était venu. Alors, Saerelys prit une grande inspiration, chassant les derniers plis indélicats qui s’étaient glissés sur dans le tissu noir dans lequel sa robe avait été taillée. Un voile d’une pareille couleur ornait sa chevelure, masquée comme le deuil le demandait. Un deuil que la jeune femme portait aussi bien pour elle-même, que pour Alynera. N’était-ce pas là ce qu’une sœur, une amie, se devait de faire en de pareilles circonstances. Rassemblant son courage, la jeune femme fit signe à l’homme de lui ouvrir. Ce dernier s’exécuta, disparaissant ensuite dans le couloir. C’est seule que Saerelys entra. Comme elle aurait voulu sourire. Comme elle aurait voulu que ces retrouvailles, ces réelles retrouvailles, bien loin de ces quelques instants qu’elles avaient partagé lors de la fête qui avait célébré ses fiançailles avec Aedar, se passent autrement. Dans de joyeuses circonstances. Dans la joie, dans l’allégresse.
« Alynera ? »
Juste un murmure. Il n’avait s’agit que d’un murmure, tant Saerelys craignait de voir sa voix se briser, se casser à nouveau. Alynera était là, enveloppée de cette lueur qu’elle lui avait toujours connue. Une douce aura, qu’elle ne percevait que mieux depuis qu’elle avait été éveillée à la Magie. Une douce aura ternie de tristesse, de souffrance. Comme la novice aurait voulu pouvoir l’apaiser aussi facilement qu’elle pouvait forcer une plaie à se refermer, à se recoudre d’elle-même. Tout d’abord hésitante, la Riahenor avança finalement d’un pas. Puis d’un autre. D’un troisième, puis d’un quatrième.
Elles étaient désormais face-à-face. Alors, Saerelys esquissa un sourire. Déjà, elle sentait des larmes poindre au coin de ses paupières. Et pourtant, elle souriait. Elle souriait doucement. Et pourtant, comme ses joues pouvaient lui faire mal. Un sourire pour signifiait qu’elle était là. Que tout irait mieux, à présent. Du moins, la jeune femme ne pouvait que l’espérer. Si seulement les Dieux l’avaient doté d’un tel pouvoir. Elle n’était pas venue ici en novice, mais en amie. En sœur d’âme, à défaut de l’être de sang. Peut-être l’avaient-elles été dans une autre vie ? La jeune femme ouvrit les bras, enveloppant Alynera des larges manches dont était pourvue sa robe, la ramenant contre elle. La serrant doucement, comme si elle craignait de la briser en se comportement de la sorte.
« Alynera… Alynera… chuchotait la jeune femme. Comme j’aurai voulu être là. Comme j’aurai voulu venir plus tôt, les pleurer avec toi. Ma sœur, je t’en prie, pardonne-moi mon absence. Saerelys se tut quelques instants, sa voix se cassant. Pardonne-moi. »
Une première larme perla sur sa joue. Le Collège attendrait. Il attendrait des jours s’il le fallait, elle en assumerait les conséquences. Elle ne laisserait pas Alynera seule. Plus maintenant, alors qu’elle avait le pouvoir de prendre un certain nombre de décisions. Des sœurs, elles l’avaient été. Dans une autre vie. A une autre époque, sans doute. Mais elles l’avaient été. Saerelys en avait la certitude. Et si ce lien avait effectivement existé, la jeune femme se devait d’y faire pleinement honneur, de rendre grâce aux Dieux d’avoir permis à leurs deux âmes de se croiser à nouveau dans cette vie.
( Gif de haticesultanas. )