« Ah. Sénatrice Rhaenys, je te remercie de bien vouloir me rencontrer. Entre, entre ! Je t’en prie, fais comme chez toi. »
Baelor fit s’effacer sa masse prodigieuse pour laisser entrer la jeune femme à la posture impérieuse. Le bureau de Baelor n’était ni le plus grand, ni le plus prestigieux du Sénat, mais il se targuait d’en avoir quelque chose à la mesure de son influence et de son succès politique. Une vaste mosaïque représentait en détail la région des Montagnes Peintes avec les différents foyers de peuplement qu’on y trouvait. Draconys, Anogaria, Mantarys, et le Pinacle y figuraient en bonne place, en même temps que de nombreux autres petits villages et autres points d’intérêts comme des mines, des carrières, des auberges, les sommets les plus identifiables, des passes, des glaciers ou encore des torrents aux eaux fraîches et bondissantes. Baelor avait pour les Montagnes Peintes une espèce d’affection qui tenait presque de l’amour irrationnel, d’une dilection qui s’imposait à lui-même lorsque, de retour dans la forteresse familiale, il contemplait les sommets enneigés des monts soi-disant érigés par son lointain ancêtre. Aussi, les retrouver sous ses yeux lorsqu’il s’abîmait dans d’intenses réflexions politiques derrière son bureau l’aidait à garder son cap, sa boussole et une certaine constance qu’il se plaisait à considérer comme fondamentale. Au-delà de la grande mosaïque, le bureau recelait de nombreux trésors de décoration offerts par les multiples amis du Cellaeron au cours de ses négociations commerciales : le bureau était en bois rhoynar, il disposait de plusieurs livres offerts par les Andals - dont un exemplaire de leur Etoile à Sept Branches - mais également une splendide maquette d'un navire-cygne des Îles d'Eté, une géode de roche fossilisée provenant des confins du monde ou encore une belle statue de marbre de Sarnor.
Baelor Cellaeron avait de multiples facettes et le réduire à un homme obèse ayant des allégeances aux frontières fines aurait été une grave erreur. Comme beaucoup de citoyens de Valyria, il croyait profondément en un destin hors du commun pour la civilisation valyrienne. Là où la plupart des peuples naissait, croissait et finissait par s’effondrer ou succomber à d’autres, Valyria semblait être bâtie pour durer dix mille ans, voire toute une éternité. Tel un phare de civilisation venant de s’allumer dans l’obscurité du monde, la contrée des dragons allait laisser une marque durable sur l’Histoire. Baelor le sentait. Il avait toujours eu le sentiment de « sentir » Valyria, Baelor. Sans forcément fermer les yeux sur les défauts de sa civilisation, ni oublier son intérêt personnel, il brûlait d’une agapè puissante pour son pays et pour le leg que sa génération ferait à la suivante, et à toutes celles qui lui succéderait.
« Je t’en prie, installe-toi ! Puis-je t’offrir quelque chose à boire, ou à manger peut-être ? »
Ayant guidé la jeune Sénatrice de Tolos jusqu’aux divans recouverts de satin turquoise, Baelor proposa à l’accorte native de la Tour de l’Epée de s’y installer tandis qu’il prenait lui-même place sur l’une des banquettes. Le meuble en bois de cerisier et de noyer couina légèrement sois le poids du Seigneur-Soie mais ne céda point. Confortablement installé devant la grande ouverture qui donnait sur le Quadrant Ouest et ses hautes tours, Baelor adressa à la maîtresse officieuse de Tolos un sourire qui se voulait charmeur. Rhaenys Haeron n’était pas un individu à sous-estimer. Les récits de sa résilience durant le siège ghiscari étaient parvenus jusqu’aux oreilles du puissant Baelor et c’était à la suite de cet épisode qu’il avait proposé à la jeune femme de prendre le flambeau de diplomate de sa mère et de participer à ses côtés aux négociations secrètes permettant aux deux empires en guerre de continuer à se parler. Cette fois, toutefois, la négociation ne serait pas avec Rhaenys mais face à elle. Cherchant à rassembler des soutiens d’importance en vue de sa future candidature à l’élection pour le Conseil, Baelor voyait en la belle Haeron qu’il recevait avec aménité une alliée dans les épreuves à venir.
Une discussion comme celle qui s’annonçait était le terrain de prédilection de Baelor, car cela s’apparentait par endroits à un hyménée où l’un et l’autre devaient non pas finir par convoler mais bien par sceller un pacte. Et si parfois les deux possibilités en venaient à se confondre, Baelor – pourtant si grand adepte du marivaudage devant Meleys – ne souhaitait pourtant pas risquer de se faire trahir. Il avait toujours pensé que rien n’était plus solide qu’une négociation où les deux parties ressortaient satisfaites était l’assurance la plus forte que ce pacte tiendrait bon contre vents et marées. Se faire trahir à la suite d’une négociation avait quelque chose de presque sacrilège pour Baelor où, comme pour l’épectase, l’on se retrouvait à la fois en pleine apesanteur d’avoir atteint son but et pourtant empli d’un vide si intense que l’on ne savait dire si l’on avait rêvé ou non. Pour s’assurer du succès d’une telle discussion, il était parfois nécessaire de rassembler quelques informations critiques pour permettre à ses intérêts de devenir prééminents en ayant la domination sur l’autre pour un bref instant car il s’agissait de ne pas lui donner la possibilité de fuster. Alors, et seulement alors, on pouvait faire preuve d’une charité toute orchestrée pour convenir d’oublier aussitôt cet avantage pour reprendre la négociation comme si de rien n’était, mettant ainsi l’autre dans de plus amples dispositions à son égard.
Baelor agita une mince cloche d’argent et deux jeunes femmes à la peau sombre entrèrent quelques instants plus tard. Elles ne devaient guère avoir plus de seize ans et il ne leur accorda pas aucune importance mais il est désigna d’un geste désinvolte à Rhaenys.
« Deux jumelles des îles d’Eté ! Un bien rare, je les ai achetées une fortune. Puis-je te faire offrir une goutte d’hydromel au thym ? »
Grand hédoniste devant l’éternel, Baelor avait pris l’habitude de conduire ses discussions et négociations en les accompagnant d’un alcool plus ou moins fort selon les personnalités qu’il rencontrait. A force d’expériences, il avait conçu une règle qui voulait que n’importe qui se retrouvant sous l’emprise d’un liquide inébriant en venait à accepter plus que d’ordinaire, ou bien était prompt à se livrer plus aisément. Dans tous les cas, c’étaient de parfaites occasions pour le Seigneur-Soie de continuer à engranger des connaissances utiles, voire parfois critiques.
« Bien bien bien, comment te portes-tu, Sénatrice ? Comment se passe cette reconstruction dont nous espérons tous tant ? »
S’il lui parlait comme à une amie proche pour laquelle il s’inquiétait profondément, Baelor gardait une certaine forme de distance subtile dans son ton qui permettait de rappeler la position de chacun. Il tenait plusieurs Sénateurs de la faction mercantiliste dans le creux de sa main et pouvait lancer une candidature pour la fonction suprême des Valyriens sans même avoir la tête de la faction. Il tâchait donc de s’adresser à Rhaenys avec bénignité pour lui rappeler qu’il était l’alpha dans cette pièce et que collaborer avec lui était dans l’intérêt de tout le monde, à compter par le sien.
« J’espère que tu me pardonneras cette invitation si formelle, mais je tenais à t’entretenir d’un sujet qui me tiens à cœur car, vois-tu, je pense déposer ma candidature pour remplacer notre estimée Lumière de Sagesse Arraxios Maerion… et j’ai pour cela besoin de ton aide, ô Rhaenys. »