Palais Hoskagon, An 1066, Mois 4
« Elaena ! » La voix de Maelion disparut rapidement dans le brouhaha de la séance à peine levée du Sénat. Le sénateur ne haussa pas plus la voix, soucieux de ne pas attirer l’attention sur eux, et particulièrement sur la jeune femme qui quittait la salle sans plus attendre. Alors qu’elle traversait la salle immense, elle adressait, ci et là, un sourire et un signe de tête à ceux qui l’interpelaient. Il était extraordinaire qu’elle parvienne à feindre une quelconque émotion alors qu’elle était entière consumée par la colère. Elle savait pertinemment que Maelion était sur ses talons, elle savait que Maekar, lui aussi, se trouvait dans l’hémicycle, mais elle n’avait qu’un objectif : rentrer au palais Hoskagon.
« Laissez-moi, messieurs. » Congédiant sa garde personnelle, Elaena ferma en un lourd fracas les grandes portes de ce qui, longtemps, avait été le bureau de son père au Palais Hoskagon, et était devenu le sien. Le cœur battant à tout rompre, les joues rougies et le souffle court, la jeune femme s’assit dans le gigantesque fauteuil qui faisait face au bureau. Lorsque Maelion entra, elle ne le vit pas, le visage déjà enfoui dans ses mains afin de reprendre son calme petit à petit. L’homme resta un long moment à la regarder. Ainsi assise dans l’immense fauteuil, elle semblait minuscule, fragile et délicate. C’est ce qui avait frappé son esprit la première fois que la jeune femme lui avait été présentée. Elle n’était alors qu’une jeune demoiselle à laquelle la vie ne promettait rien d’autre qu’un mariage prestigieux et la responsabilité d’enfanter. Maelion Velnarys n’osait se l’avouer, mais il pensa immédiatement que la jeune femme serait une bonne manière d’avancer les affaires des mercantilistes. Lui qui était avant tout un animal politique, bien que préférant l’ombre à la lumière, ne put que concéder ce que tous scandaient à Oros : Elaena Tergaryon était une beauté. Elle était belle, déjà si jeune, et la maturité toute relative n’avait fait que confirmer ce fait. Le Velnarys avait, de nombreuses fois, proposé à Vaegon Tergaryon de marier sa fille à une autre famille, dans le but de forger des alliances que rien ne pourrait ternir. Le dragon d’Oros ne pouvait cependant guère se résoudre à mêler son sang davantage, lui qui était né de sang pur et avait consenti à un mariage d’intérêt. Fort heureusement, le mélange des sangs avait amené à faire éclore un amour dévorant dans le cœur de Vaegon et celui de son épouse, Saera, et leur avait offert cinq beaux et vigoureux enfants. A la regarder ainsi, Maelion Velnarys ne put s’empêcher, à nouveau, d’envisager pour elle une union qui la stabiliserait dans son pouvoir.
Pourtant, les choses avaient changé. La princesse d’Oros était à présent reine, si tant est que l’image monarchique puisse valoir à Valyria. Elle avait été précipité, malgré elle, à la tête d’une faction qui ne la connaissait qu’à travers le nom de son père. Si jeune et inexpérimentée, voilà que son patriarche s’attendait à ce qu’elle réalise des prouesses, lui qui doutait encore de sa légitimité quelques mois auparavant. Vaegon Tergaryon aurait voulu que Maekar soit son héritier. Comment l’en blâmer ? Le général, le Téméraire, l’homme était tout ce que l’on pouvait espérer d’un héros. Seulement, le fils avait choisi une autre voie, et ce fut dans les rangs des militaristes que celui-ci fit son entrée. Longtemps le patriarche Tergaryon voulu convaincre son fils de ne pas rejeter ce qui lui revenait de droit, et finalement, avait accepté ce qui s’imposait à lui. Il ne pouvait pas y avoir que des désavantages à avoir un fils dans une faction autre que celle du père, encore fallait-il que le fils agisse dans les intérêts de la famille. Pour cela, Vaegon disposait d’un atout indéniable : Elaena elle-même. Il ne fallut guère longtemps à Maelion Velnarys pour comprendre l’adoration que les deux enfants Tergaryon se vouaient. Il fallut plus longtemps à Vaegon Tergaryon pour le percevoir comme une opportunité. Elaena héritière, elle devenait la tête de cette famille, et ainsi rien, ni personne, ne pourrait détourner Maekar de sa volonté de la protéger, pas même sa propre ambition.
Maelion avait eu, ces dernières semaines, l’opportunité de travailler quotidiennement avec la jeune femme, et si son tempérament emporté était définitivement une menace, elle était pleine de ressources. Elle s’était jetée à corps perdue dans cette mission qui était à présent celle de sa vie, et avait dédié ses journées et ses nuits au souci d’apprendre toujours plus. Être digne de la confiance de son père, voilà ce qui obsédait une Elaena malheureusement inconsciente de n’être qu’un point dans la stratégie de Vaegon. Ce dernier aimait sa fille, terriblement, et la respectait immensément, mais éduqué dans une famille du Sud de Valyria il ne pouvait considérer sa fille comme aussi apte que son fils à gouverner. Elle était pour lui une sécurité, un garde-fou contre les égarements de Maekar. Elle était un visage avenant capable de détourner l’attention et lui permettant, à lui, de tirer les fils en secret. Elle était enfin, pour le moment, une jeune femme célibataire dont la main attirait, chaque jour, de nouveaux partenaires. Elle en serait brisée sans doute, ainsi Maelion avait-il décidé de n’en rien dire et de l’accompagner au mieux.
« Tu m’as conseillé de ne rien dire, mais il existe des moments à ne pas laisser passer. Je ne pouvais pas rester silencieuse. » A la regarder sans la voir, le Velnarys n’avait pas remarqué que la jeune femme avait levé la tête vers lui. Ses yeux améthyste brillaient d’une émotion qu’elle ne parvenait plus à contenir. Il aurait dû être fâché des initiatives qu’elle avait prises sans le consulter, sans consulter tous ceux qui avaient pris le risque de se ranger derrière elle, et pourtant… Il eut envie d’essuyer les larmes qui menaçaient de lui échapper, d’une minute à l’autre. Elle lui paraissait si petite dans ce grand bureau, et si vulnérable. Pourtant Elaena Tergaryon venait de démontrer qu’elle n’était ni petite, ni vulnérable. Cette jeune femme sans expérience, soumise à une pression sans précédent, s’était levée face au Sénat, et avait fait entendre sa voix lorsque tant avaient tenté de la réduire au silence. Sans doute avait-elle pris beaucoup de risques, et oui elle s’était opposée aux conseils de ceux qui l’entouraient, mais avait-elle eu tort ? Maelion aurait aimé un discours plus travaillé, moins idéaliste, mais il ne put nier qu’elle avait eu un impact et le courage de faire ce que lui n’aurait jamais fait. Elle avait fait des erreurs, elle avait pris des risques, mais elle avait affirmé à Baelor Cellaeron, à Echya Odenys, à Lucerys Arlaeron ou encore à Maegon Riahenor, que la faction mercantiliste ne pouvait parler sans la voix des Tergaryon. C’était un symbole, et elle l’avait protégé, au péril de sa fierté. Elle avait non seulement gagné la confiance et la fidélité d’un groupe plus étendu que celui qui l’avait soutenue avant cette séance, mais elle avait surtout gagné la fidélité sans failles de Maelion.
«
Ne laisse personne te forcer à ignorer ton instinct, Elaena. Il est ta meilleure arme. » L’air de surprise sur les traits de ce doux visage eut pour avantage de chasser les larmes, et Maelion s’en trouva curieusement soulagé. Il aurait aimé affirmer que ce lien qui l’attachait à Elaena était celui d’une affection paternelle, lui qui allait l’aider comme aurait dû le faire Vaegon, mais cela aurait été un mensonge.
« Nous t’avions dit de rester silencieuse, il est vrai. Et j’aimerais qu’à l’avenir tu sois plus attentive à nos conseils. Mais sur ce point… sans doute avions-nous tort. Nous aurions dû te préparer à prendre la parole, nous aurions dû te préparer au discours qui aurait dû être le tien. Baelor Cellaeron a saisi l’opportunité que nous… que je lui ai offert sur un plateau d’argent. Pour cela, ñuha riña, j’espère que tu pourras me pardonner. » Il ne s’était pas attendu à ce qu’elle réagisse ainsi. A peine eut-il terminé de parler que la jeune femme se leva et balaya du revers de la main ce qui se trouvait sur le bureau encombré. Le fracas du verre brisé, de l’argent heurtant le marbre, des parchemins voletant avant de retomber mollement, il fallut tout cela pour que Maelion réalise que les larmes qu’il avait aperçues n’étaient pas celles de la tristesse mais bien de la colère.
« Je ne veux plus jamais être humiliée de la sorte, Maelion ! Baelor Cellaeron… Echya Odenys… Ils me méprisent et me voient comme un obstacle mineur sur leur chemin. Et sans doute le suis-je… » Elaena se mit à faire les cent pas, heurtant parfois des objets tombés quelques secondes auparavant.
« Nous ne serons plus pris au dépourvu. Si Cellaeron veut la guerre, je serai ravie de la lui offrir. Crois-tu que j’ignore ce que vous pensez tous ? Pour vous je ne suis rien que le pantin de mon père. Pour mon père lui-même suis-je sans doute un faire-valoir bien utile ! » « … Je n’ai pas pensé que tu étais… » « … Ne ment pas, Maelion ! Je n’ai guère besoin de voir mon égo cajolé par des mots que tu ne penses pas. J’ai pris la parole aujourd’hui, et je continuerai de la prendre, encore et encore. Je suis seulement aujourd’hui, mais un peu moins qu’hier, plus que demain, et il en sera ainsi jusqu’à ce qu’autour de moi soient fédérés tous ceux que le Sénat méprise ! Les as-tu vu ? Engoncés dans leur stupre et leur prétention. Ils ne peuvent voir en moi que la femme, la jeune femme, l’être vulnérable que leur éducation et leur aveuglement imposent à leurs esprits ! Et bien soit, qu’il en soit ainsi, car lorsqu’enfin leurs yeux s’ouvriront, nous serons prêts. » « Dame Elaena ? » « Quoi ? » Emportée dans son élan furieux, la jeune femme cria littéralement sur la jeune servante qui avait fait irruption dans la pièce. La jeune fille se recroquevilla, tout à fait effrayée par la réaction inhabituelle de la dame qu’elle servait depuis des années déjà.
« … Pardonne-moi, Myssiah… Je… Qu’y a-t-il ? » « Dame Alynera Vaekaron est ici et demande à te voir. » Elaena hocha la tête, fermant les yeux un instant pour prendre une longue respiration et calmer le feu qui la consumait depuis le début de cette journée. Maelion resta silencieux, la regardant simplement. Il se dit qu’elle n’avait jamais encore fait preuve d’une telle force, d’une telle détermination, et ne sut s’il en ressentait une crainte terrible ou une admiration sans bornes. Elle serait le génie ou la fin de cette dynastie. Elle serait incontrôlable, mais les amènerait plus haut ou au plus bas.
« Rassemble tous ceux qui ont décidé de rester fidèles aux Tergaryon, sondent tous les indécis, et organises un grand dîner ce soir. » Il ne dit mot, se contentant de hocher de la tête en la laissant passer. Le parfum qu’elle laissa derrière elle était surprenant de profondeur, il était à la fois senteur de ce monde et impression invisible. Maelion sut qu’il associerait, pour toujours, ce parfum à cette jeune fille qui venait, de manière brutale et violente, de gagner sa fidélité.
Lorsqu’elle pénétra dans l’un des nombreux jardins qui ponctuaient le palais Hoskagon, Elaena avait retrouvé un certain calme, la présence de son amie Alynera n’y était pas étrangère. Elle également devait subir les remarques et doutes sur ses capacités, mais à la différence d’Elaena, la princesse Vaekaron laissait ces doutes s’imprégner en elle.
« Elaena, Skorkydoso gaomagon gaomā ?* J’espère que tu ne m’en voudras pas de m’imposer de la sorte… »Alynera prit les mains d’Elaena, et cette dernière attira son amie à elle pour la serrer dans ses bras. Elles avaient toutes deux survécu à leur première séance à Drivo, et Elaena avait, plus que jamais, besoin de ressentir à nouveau cette impression qu’elle n’était pas seule au monde.
« ñuha jorrāelagon raqiros*. Comment pourrais-tu t’imposer alors même que ces portes te sont éternellement ouvertes ? »Gardant l’une des mains d’Alynera dans la sienne, Elaena guida son amie jusqu’à un banc abrité par l’ombre douce d’un arbre au feuillage clairsemé.
« … que s’est-il passé à Drivo ? Pour quelle raison Cellaeron a-t-il bafoué l’autorité de ton père de manière aussi… irrévocable ? »La mention de Baelor parvint à piquer à nouveau la colère d’Elaena qui dû se faire violence pour ne pas s’emporter à nouveau. Si elle se raisonnait, elle parvenait aisément à comprendre l’attitude ce dernier. Voilà bien des années qu’il luttait pour obtenir la place qu’il avait au sein de la faction. C’était un homme expérimenté et un fin négociateur. Qu’y avait-il de si absurde à envisager qu’il puisse être chef de faction ? Il n’y avait là rien d’illégitime, et sans doute était-ce ce qui inquiétait tant Elaena. Cette dernière resta silencieuse un instant, humant la douce fragrance florale qui les enveloppait au cœur de ce jardin sublime. Bien peu de palais pouvaient targuer de rivaliser avec le luxe et le raffinement du palais des Tergaryon à Valyria, l’amour de la famille pour les matières nobles, les œuvres d’art mais surtout les jardins n’était un secret pour personne. A la différence du reste de la ville, très minérale, le palais Hoskagon était le parfait mélange du génie de l’homme et de celui de la nature. Aux œuvres naturelles se mêlaient les statues, peintures et autres artefacts produit par le pouvoir créateur de l’esprit humain. Il y avait en ces lieux une paix qui évoquait à Elaena le palais où elle avait grandi. Oros. Une ville sans pareille et sans égale. Gelios, la ville de ses ancêtres, ouverte sur la mer. Tant d’endroits où la nature régnait en maîtresse… Sans doute était-ce là que prenait racine l’attachement des Tergaryon à la nature et au végétal.
« Baelor n’a pas attenté à l’autorité de mon père, c’est ma légitimité qu’il a bravée, publiquement, haut et fort. Je peux te le dire à présent que c’est officiel… Mon père a délaissé son siège à mon profit, non pas de manière temporaire mais… définitivement. » Elaena senti son estomac se serrer alors qu’elle annonçait pour la première fois cette nouvelle qu’il avait fallu conserver secrète depuis le malaise de son père.
« Prendre ainsi la parole fut sa manière de se placer en successeur naturel de mon père, et j’imagine également d’afficher aux yeux de tous mon… inexpérience. J’aimerais prétendre qu’'il se trompe, et sans doute face à d’autres que toi n’hésiterais-je pas à le faire… Mais à toi je peux l’avouer… La mission que l’on a déposée sur mes épaules me semble un plus lourde et impossible chaque jour qui passe. » Elaena fit un geste en direction d’un esclave qui se tenait non loin de là et lui demanda de dresser une petite desserte, à l’ombre de cet arbre, et d’y déposer une carafe d’eau à la fleur d’oranger, ainsi que quelques fruits et gourmandises.
« Je ne peux que te remercier de me rendre ainsi visite, peut-être ne le soupçonnes-tu pas mais ta présence m’est d’un grand confort, ñuha raqiros** » * ma chère amie
** mon amie