Valyria, an 1066, mois 8.
Comme à son habitude, Ragaenor Vaekaron se levait une heure avant le crépuscule du matin. Le lit était grand et pourtant il dormait seul comme le voulait la tradition dans l’aristocratie Valyrienne, chacun des époux ayant ses appartements, l’époux ne rejoignant sa femme que pour accomplir ses devoirs conjugaux. Cette nuit, sa mémoire l’avait laissé relativement tranquille. Il avait dormi presque normalement. Il se redressa comme un automate. Et se mit au bord de son lit. Ragaenor n’utilisait pas d’esclaves, il ne leur faisait pas confiance. Il détestait les étrangers, leurs mœurs inférieures et leurs coutumes. Il ne faisait confiance qu’à de vrais citoyens valyriens pour son service, des gens qu’il payait, mal sans doute, mais infiniment plus que tout ce qu’ils auraient pu rêver dans les rues de la Cité où ils pullulaient en plus grande force depuis la guerre. La République était pleine de bons citoyens qui ne demandaient qu’à être loyaux à un maître qui les nourrirait. Ainsi, l’un de ces serviteurs s’approcha avec un bac d’eau en argent ainsi qu’une petite serviette. Ragaenor plongea doucement ses mains dans le liquide tiède.
Il se les lava un moment, avant de s’asperger le visage, frottant bien les yeux, et se massant un peu la nuque. D’un geste nonchalant, il prit ensuite la serviette et s’épongea le visage avant de s’essuyer les mains. Il se leva ensuite, encore vêtu de sa tunique sombre et s’étira un peu. Son père lui avait inculqué cette habitude, à lui et à ses frères, de se réveiller un peu par quelques étirements le matin afin de préparer le corps aussi bien que l’esprit aux tâches de la journée. Ceci fait, il se cala dans un confortable fauteuil. Ragaenor détestait ce moment de la journée, le rasage. Il supportait mal qu’on lui touche le visage et le pauvre barbier qui venait chaque matin faire son office ne manquait pas d’essuyer quelques vilains traits d’esprit. Il n’y a rien de pire qu’un homme cultivé qui a décidé de vous humilier. Ainsi, faisant preuve d’une mauvaise foi proverbiale, quand bien même Ragaenor se trouvait toujours rasé de près, les insultes fusaient.
Le barbier en avait pris son parti, le Seigneur Dragon, sachant très bien qu’il abusait, payait un peu mieux que d’habitude lorsqu’il dépassait les bornes. Le barbier comprenait ainsi que le Curateur de la bibliothèque de Tour-Vaekar était satisfait de lui. Ce jour là pourtant, la mauvaise humeur était authentique. Lorsqu’il bascula la tête en arrière, Ragaenor grogna comme un dragon sur le point de cracher le feu. Le barbier lui passa la douce mousse blanche sur le visage, aiguisa sa lame sur une lanière de cuir bien tanné et prodigua ses soins à ce difficile patient, tant et si bien qu’il fallait, aujourd’hui, faire preuve d’une grande dextérité pour ne pas faire couler le sang du Vaekaron.
-Je t’en prie Seigneur, ne bouge pas tant ! Je vais finir par te faire mal !
-Et bien, au pire cela purifiera un peu ton sang bouilli, regarde-moi cette tête. Voilà par quoi je me fais raser : un métèque.
-Allons seigneur, ta famille est encore l’une des seules dans toute la République qui n’a quasiment pas d’esclaves. Tu vas finir par apparaître comme une relique.
-Et quoi encore ? Mes ancêtres n’ont pas vu leur suprématie chuter pour que l’institution de la République devienne un marchandage de chair humaine pour quelque amateur de viande humaine, ou quelque usurier qui souhaite faire son profit illégitime sur le dos du peuple de Valyria.
-Tu parles presque comme un populiste seigneur, je ne te savais pas si concerné par le sort du peuple.
-Je ne le suis pas, le peuple est une bête féroce et stupide qu’il appartient aux gens éclairés de guider. Les Citoyens forment entre eux une communauté. Je ne suis pas né d’une famille de demi-dieux pour participer à l’élévation des métèques, je n’ai aucun devoir envers eux. Et je ne me rendrai certainement pas dans une métèquerie pour garnir ma maison de cette engeance à grand frais.
Alors que la lame progressait et finissait de raser la peau de l’auguste Ragaenor, celui-ci priait mentalement. Il savait que la journée ne serait pas de tout repos. Aujourd’hui, il avait décidé enfin de parler à sa nièce. La brouille était manifeste entre les deux. La tranquillité de la famille s’en trouvait anéantie. Certains loyalistes suivaient sa nièce, mais très nombreux étaient les clients et les obligés qui rendaient, dans les faits, des comptes à Ragaenor. La culture du sud, et particulièrement dans la famille Vaekaron, rendait l’oncle bien plus légitime que la nièce. Un testament ne changeait rien au fait qu’un homme d’âge mur, considéré comme un sage et un gardien du savoir, correspondait plus aux critères d’un bon chef qu’une veuve de moins de trente ans. Ragaenor n’avait pas hésité, dès le début, à la mettre en état de siège. Par tactique politique aussi bien que pour soulager la plaie que le testament avait ouverte dans son âme. Plus il manifestait qu’il contestait le Testament, plus il servait de point de ralliement à tous ceux qui ne savaient pas où se vouer.
Pourtant, même parmi ses fidèles, certains le pressaient de discuter avec sa nièce. Tous les jours, un aéropage de gens fidèles aux Vaekaron et déplorant cette lutte de pouvoir suppliaient Ragaenor d’assouplir sa position, et au moins de faire savoir à sa nièce la façon dont il voyait les choses. Pendant des semaines, Ragaenor répondit sèchement que le supérieur n’avait pas à se justifier devant l’inférieur. Naturellement, c’était irrationnel, et il le savait, c’était l’amertume qui parlait à sa place. Non contre sa nièce d’ailleurs, mais contre Daelor qui s’était comporté, avec ce testament, en adolescent imbécile. Ragaenor, dragon blessé dans son orgueil, avait mis les quelques mois de tranquillité et de reconstruction pour lécher cette blessure encore bien sanglante. Il s’était rendu à la raison. Sa nièce était la fille de son frère, elle n’avait rien demandé à Daelor, on ne pouvait donc pas la compter comme un membre actif de l’acte impie de son frère-époux. En cela, elle méritait une entrevue. Ragaenor passa sa toge rapidement, habillé par deux serviteurs. Il allait faire une chose qu’il n’avait pas daigné faire depuis longtemps. Il allait se rendre au repas du matin et y voir sa nièce.
Il boudait cette partie rituelle de la journée afin de bien montrer qu’il ne lui reconnaissait pas le statut que ce testament, qu’il estimait nul, lui donnait. Aujourd’hui, il s’y rendrait. Il marcha lentement jusqu’à l’endroit où l’on servait. Elle était là. Lorsqu’ils virent l’oncle arrivé, les serviteurs se figèrent. Alynera était là. Il contemplait le joyau de la famille Vaekaron. Une femme sublime dont la tragédie réhaussait encore la beauté que d’aucun prenait comme un des signes de l’ascendance divine des Vaekaron. Et lui ? Lui aussi était splendide, comme tous les Vaekaron, cette lignée portait en elle la grandeur, parce qu’elle portait aussi toute la tristesse que l’univers pouvait contenir. On aurait pu les moquer en les trouvant grandiloquant. Certains osaient.
Ceux là ne pouvaient pas comprendre que descendre des élus des Dieux rendaient les enjeux de cette discussion au-delà du drame familial : c’était une affaire d’Etat, c’était une affaire céleste, c’était même, une affaire qui engageait l’ordre du cosmos. Pesant alors de tout le poids de la rancœur, de l’orgueil blessé, de la sensation d’impété et de l’humiliation personnelle, Ragaenor lâcha la première parole comme un poids pour écraser celle qu’il avait en face d’elle.
-Ma Nièce.