La chaleur qui s’installe n’est pas encore pesante, mais je remercie pourtant mes ancêtres d’avoir placé dans ce coin du castel le bureau où je dois bien passer le plus clair de mon temps quand je suis chez moi : il y règne une fraicheur qui tient l’âme en éveil, qui empêche de s’engourdir les longs après midi consacrés à l’étude. On somnole volontiers sur la terrasse, on s’assoupirait presque dans la tiédeur des pièces où l’on reçoit du monde : ici on reste concentré. Cela n’empêche certainement mon esprit de s’évader parfois, mes pensées de s’étendre loin de tout ce qui m’entoure – mais au moins je me sens maître de mes divagations. Je ne sais pas pourquoi, alors je relève une fois de plus le nez de mon travail en cours, alors que mon attente se transforme lentement en impatience, je me prends à songer à quelque chose que me disait mon père. Sans doute parce que c’est une leçon qu’il donnait souvent ici, dans cette pièce – j’étais alors de l’autre côté de ce bureau massif, je me sentais presque écrasé par le poids de ce meuble sous lequel j’aurais voulu me cacher pour éviter une nouvelle remontrance, une colère ou un regard déçu. Et la voix, froide et sèche, qui annonçait presque lassitude : Arraxios, le fort écrase le faible. Sa phrase préférée, de très loin – en tout cas celle qui aura le plus marqué mon plus jeune âge, les mots que je l’entends le plus me souffler aujourd’hui encore à l’oreille. Le fort écrase le faible. Un principe d’éducation, une maxime à connaître par cœur. Que j’ai fait mienne, que j’ai répétée à mon tour à mes enfants – taisant pour eux les nombreux doutes et les nombreuses questions qu’elle avait soulevées en moi. Une phrase transmise comme un héritage, comme on transmet son sang, son nom, son histoire. Combien de Maerion l’ont dites à leur fils avant qu’elle n’arrive jusqu’à moi et que je la souffle aux miens ? Etrangement, la demeure semble soudain raisonner de mes doutes, qui ont peut-être été les leurs, qui seront peut-être celles d’autres après nous. Le fort écrase le faible, c’est presque comme un ordre en négatif, une énigme – quelque chose qui demande pour être véritablement compris une abstraction. Que signifie chaque mot ? Qu’est-ce que c’est, être fort ? Comment le devient-on, est-on né comme cela ? Mon père le répétait pour m’éviter de sombrer dans un certain sentimentalisme qui aurait pu gagner le gamin que j’étais, pour m’interdire les faiblesses du caractère qui abaissent un homme plutôt que l’élever. Et pourtant, Vhaenyra, dont le cœur a toujours été bien plus tendre que le mien, les passions bien plus affichées, est-elle faible ? Elle est capable d’une force plus que redoutable… Qu’est-ce que la faiblesse dans ce cas, peut-être faut-il le prendre ainsi ? Je n’ai pas plus trouvé de réponse satisfaisante à cela – ce qui était se montrer faible pour moi ne l’était pas pour ma sœur-épouse, pour mes enfants. La faiblesse devenait relative. Il m’a semblé alors, sans que je n’ose demander à mon père, à mes oncles, ou à un autre Maerion confirmation, que la clef de lecture de cette quasi-devise familiale se trouvait dans son verbe. Ecraser. La force ou la faiblesse, ce serait donc la capacité ou non de maîtriser son monde, de dominer – de détruire même, si cela devenait nécessaire. C’était prendre sa place, au dépend des autres même. Le fort écrase le faible, c’est un rapport au monde.
Et j’ai une admiration certaine pour ceux qui n’ont pas peur de le faire, qui s’essaie à cette domination – avec ce qu’elle implique de violence, de terreur, de mensonges.
Peut-être que ces questions me reviennent maintenant parce que j’aimerais pouvoir trancher déjà au sujet de la visite que j’attends ? Que mon esprit revient à cette phrase comme mon regard à l’entrée de cette pièce parce que j’aurais aimé avoir une certitude, me dire qu’Alynera Vaekaron était forte, ou faible.
La balance penche peut-être un peu plus vers la force.
L’odeur est ce qui me revient toujours à l’esprit en premier, quand je pense aux batailles menées. Celle-ci la première – il régnait à la fin une odeur de bois et de chairs carbonisés. Ensuite, ce sont les cris – ceux que le feu de nos dragons n’avait pas consumé entièrement qui geignaient, suppliaient. De la charge elle-même, les images sont plus vagues, je revois plus clairement la discussion avant, la stratégie. Et puis, fendre l’air sur le dos de Caraxos, dépassé rapidement par les dragons les plus rapides, crier, faire des signes. Jusqu’à se retrouver près de ce bateau, dire enfin dracarys. Plusieurs étaient tombés déjà, et tout autour de moi – tout autour de nous j’aurais plutôt dit tant le lien qui m’unit avec mon dragon me semble particulièrement fort au cœur de l’action – de nombreux autres s’élevaient pour revenir et lécher les flots bleus de toutes les couleurs de ces flammes qui s’abattaient du ciel. Et il y avait là-bas, dans un coin de mon champ de vision, au moins temporairement, cette blonde montée sur un dragon cuivré strié de lignes améthyste – des autres détails je ne me souviens pas. Avais-je trouvé cela étrange, qu’une femme soit avec nous ? M’étais-je dit, c’est une femme, elle est trop faible pour ce genre de choses ? Ou au contraire, avais-je admiré la force de celle qui n’était pas destiné à la bataille mais y venait quand même ? Je ne crois pas que j’ai eu alors le loisir de philosopher sur la question.
Et bien je l’ai aujourd’hui, et avec cela le temps également de me demander quel genre de personne elle peut bien être en général. Il me faut trancher vite, vite me décider – c’est un beau coup d’éclat que celui de son oncle qui nous force à nous positionner dans un débat qui ne me plaît pas vraiment de voir porter jusqu’au Sénat. Avions-nous vraiment besoin de cela maintenant ? N’est-ce pas problématique, cependant, qu’un jeune homme préfère à son héritier mâle une jeune femme ? Surtout quand l’homme a un tel esprit ? Je n’ose imaginer comment j’aurais pu réagir si cela était arrivé dans ma famille.
« Maître, la Sénatrice est là. »
Je souris à Yezzan qui vient d’apparaître, avant de lui faire signe de l’emmener à moi. L’esclave aquiesce et disparaît d’un pas surprenamment leste compte tenu de la façon courbée dont il se tient ou de son habituelle flegme. Quand elle arrive, j’ai fait le tour du bureau et je me tiens droit et souriant – ce genre de sourire dont il est difficile de savoir s’il est une politesse ou une vraie chaleur. Est-ce une bataille que je m’apprête à mener ? Certainement – simplement, je n’ai pas encore décidé contre qui je me bats.
« Bonjour Sénatrice. Je suis heureux que tu sois venue et que tu m’accordes un peu de ton précieux temps. Je suis navré de t’avoir fait venir jusqu’ici, hélas, je ne peux m’offrir le luxe des promenades et abandonner mon travail bien longtemps. »
J’aurais pu, bien sûr, aller la trouver au Sénat – mais il m’a semblé pour le coup qu’il s’agissait d’un aveu immédiat : c’était la reconnaître comme légitime dans son titre avant même de l’avoir décidé – et j’aime à me penser un homme mesuré et réfléchi. Je la détaille alors que je lui désigne un siège que je lui tire bien volontiers avant de retourner à ma place, sans la lâcher des yeux.
Mille questions brûlent mes lèvres, mais ne les dépasseront pas.
Veux-tu vraiment de ce rôle que ton frère t’a donné ? As-tu ce qu’il faut pour cela ? Quel genre d’ambitions sont les tiennes ? Que veux-tu pour toi-même, pour ta famille ? Jusqu’où seras-tu prête à aller ? Qui te suivra, et jusqu’où te suivront-ils ?
Ces questions me viendraient-elles, identiques, si elle n’était pas femme ?
« Puis-je t’offrir à boire ? »
Cela me semble plus raisonnable à dire que toutes les pensées qui se bousculent dans mon esprit. Entre nous, le bureau de bois couvert de parchemins rappelle quel homme occupé je peux être – mais je me tiens penché face à elle, comme pour éviter que le décor ne dresse un trop large mur entre nous. J’essaie de décider si c’était une bonne idée de l’inviter aujourd’hui.
Beaucoup de visages sont tournés vers moi, et beaucoup vers elle. Qui, parmi mes alliés ou mes ennemis, la soutiennent ou soutiennent son oncle dans cette guerre qu’ils semblent se mener sur ce testament ? Car c’était bien une déclaration de guerre de la part de Ragaenor que de déposer ainsi cette motion au Sénat ? Me ferais-je trop d’ennemis, à la soutenir elle qui n’est qu’une femme ? En ai-je vraiment envie ? Serait-ce intéressant ? Aurais-je du proposer à l’Erudit de venir discuter ? Je pourrais toujours dire que je suis encore neutre, que je me laisse le temps de peser le pour et le contre et ce ne serait pas faux. Cependant c’est un signal fort que j’envoie : j’invite la nièce avant l’oncle. C’est à elle que je parlerai en premier, elle que j’écouterai – elle qui m’entendra. Faut-il que je sois franc et direct, ou vaut-il mieux que je me fasse mielleux ? J’ai l’impression de marcher sur plus d’œufs que je ne le devrais, simplement en raison du sexe et des attributs que cachent ses vêtements – cela ne me plaît pas. Qu’est-ce que je ferais, si elle n’était pas femme ? Mon sourire s’efface un petit peu : nous avons pris les armes ensemble, sans doute pas tant de manières.
« Si je t’ai invitée c’est parce que je pense que nous avons quelque chose de remarquable en commun : nous pourrions tous les deux aider l’autre. Alors bien sûr, il reste à déterminer à si nous le voulons et dans quelle mesure ; mais c’est une similitude suffisamment appréciable pour que nous en discutions au moins, qu’en penses-tu ? »
Je pose mes coudes sur le bureau et croisent mes mains alors que mon sourire me revient et s’étire encore plus. Elle a écrasé avec nous l’ennemi ghiscari à Mhysa Faer – mais est-elle une forte ici, entre les murs de notre antique cité, ou faible ? De sa réaction à mes mots j’attends beaucoup de réponses, et je la scrute pour que rien ne puisse m’échapper.