Le Pinacle, Valyria du Nord - An 1066, mois 8
Il n’y avait pas plus mémorable que les festivités du Pinacle, siège historique des Cellaeron et écrin montagneux pour tous ceux recherchant la profusion et l’exaltation. Du moins était-ce ainsi que l’on avait dépeint, à Elaena, ce qui l’attendait. Elle n’avait pas fait grand cas de l’invitation déposée à son intention au Palais Hoskagon, les discussions avec Baelor Cellaeron avait pris un tournant étonnant, mais le Grand Effondrement était venu mettre un terme aux échanges politiques. Il avait fallu de nombreux mois pour que Valyria et les valyriens se remettent de cette catastrophe dans laquelle bien nombreux avaient été les disparus. A présent que la vie retrouvait sa saveur délicieuse, les fêtes se multiplier et les fêtards redoublaient de ferveur. Chaque famille avait organisé sa célébration, au cœur desquelles s’étaient toujours tenues les orgies les plus débordantes pour honorer ces Dieux qui avaient permis le retour au calme. Toujours était-il que les affaires avaient bien vite repris et il fallut que Maelion évoque l’invitation de Baelor pour que la jeune femme s’y penche réellement.
De prime abord, la perspective d’une orgie dans l’antre du Cellaeron n’était pas pour lui plaire. Bien que leurs échanges se soient quelque peu réchauffés, elle ne se méfiait pas moins des ambitions du sénateurs, de surcroît elle avait beau faire mine de l’ignorer elle ne pouvait que constater les regards qu’il jetait sur elle. Il ne la voyait pas comme une adversaire ou même une alliée, du moins pas toujours, elle surprenait certains regards et pouvait y lire qu’elle constituait une proie pour l’homme. Elle avait tout entendu des prétendues prouesses du Cellaeron, à entendre la parole populaire celui-ci serait un amant des plus actif et conquérant. Ils étaient nombreux à égrener les noms de ces jeunes femmes dans leur prime jeunesse qui avaient cédé aux avances et comblé les envies de Baelor Cellaeron. Les raisons variaient selon les conteurs, certains évoquaient le charme de l’homme qui transcendait un physique devenu – avec les années – moins avantageux qu’il le fut ; d’autres mentionnaient ses manipulations habiles qui l’amenait à déceler, chez ses proies, les points faibles à viser pour arriver à ses fins ; enfin certains mentionnaient quelques rumeurs, qui voulaient que les plus récalcitrantes n’avaient pu qu’expérimenter le danger qu’il représentait et n’avaient plus osé s’élever contre sa volonté. Voilà autant d’histoires et de tableaux qui avaient dissuadé Elaena de participer à cette fête. Le Pinacle, lieu aussi reculé que magnifique, n’hébergeait pas de ces fêtes où tout Valyria se retrouvait. Non, le Pinacle donnait lieu à des célébrations plus exclusives, ouvertement sélectives, et ainsi les invités, en petit nombre, pouvaient-ils aisément se perdre – bien souvent volontairement – dans les coins et recoins de cette forteresse comme hors du temps.
Pourtant, malgré les réticences de la jeune femme, et le fait que l’invitation n’ait pas été étendue à qui que ce soit de son entourage, Elaena se laissa convaincre de la nécessité de s’y rendre. Maelion, en qui elle avait une sincère confiance, avait été invité en sa qualité de membre notable de la faction mercantiliste. Ainsi elle ne serait pas à proprement parler seule. Et puis, l’échéance de la campagne électorale approchant, la jeune sénatrice y voyait l’opportunité de continuer les discussions entamées avec le maître des lieux. Devait-elle craindre Baelor Cellaeron ? La question avait été, de nombreuses fois, posée. Elle décidait qu’elle avait à s’en méfier, elle aurait été idiote de le faire, mais elle n’avait pas reculé lorsqu’il lui avait fallu prendre la parole pour lui damer le point face au Sénat tout entier réuni. Elle ne reculerait pas pour une fête en sa demeure. Il y avait cependant un point qu’elle n’avait pas réussi à ôter de son esprit. Les fêtes du Pinacle étaient connues certes pour l’étalage de luxe et de profusion qu’elles étaient mais avant tout pour la lascivité de leurs orgies, et la ferveur des dévots qui s’y illustraient. Elaena n’avait jamais été de celles qui se refusent au plaisir de la fête, mais lorsqu’il s’agissait de communier elle n’aimait guère le faire entre n’importe quels bras. Seuls en cette soirée, aucun des bras qu’elle affectionnait ne serait présent. Elle n’osa évoquer cette réticence avec Maelion, craignant qu’il ne soit embarrassé ou bien qu’elle le soit davantage que lui. Elle chercha, de longs jours durant, des excuses justifiant de ne pas prendre part à cette partie de la soirée, mais elle avait beau s’y atteler, aucun stratagème ne parvint à poindre en son esprit. Sous l’insistance de son conseiller, la jeune femme finit par accepter, faisant fi de ce menu souci en décidant qu’elle trouverait une manière de se dégager. Après tout, nul n’était en position de lui imposer quoique ce soit… hormis peut-être les Dieux.
Le voyage ne fut guère pénible, Elaena goûtait avec plaisir à l’adrénaline de retrouver Meghar. Le dragon se plaisait à Valyria semblait-il, trouvant sans peine quelques camarades de chasse pour s’éloigner de la capitale et faire festin. A chaque retrouvaille, Elaena s’étonnait de voir la bête plus grande encore que la dernière fois. Meghar était aussi grand qu’Elaena était petite, et aussi sombre qu’elle était claire. L’association des deux donnait une impression étrange, presque absurde, car que pouvait faire une si petite femme sur une si grosse bête ? Comment pouvait-elle seulement prétendre la maîtriser ? A bien des égards, Elaena était persuadée de ne pas maîtriser Meghar, plutôt que l’animal et elles avaient une volonté commune qui rendait toute tentative de domination inutile. La jeune sénatrice profita du sentiment aigu de liberté que ce vol lui procurait, elle qui avait pour habitude de partir régulièrement pour des promenades – mêmes courtes – à dos de dragon, avait dû délaisser ce passe-temps au profit de nouveaux, bien moins exaltants à son goût.
Lorsqu’elle arriva au Pinacle, de nombreux invités étaient également arrivés, et les dragons perçaient le ciel en tournoyant au-dessus de la forteresse. L’image était grandiose, des dizaines de dragons s’ébrouant, jouant ou se défiant, au cœur de ces montagnes hostiles. Les appartements réservés à Elaena étaient d’un luxe certain, elle fut surprise de ne pas être la victime d’une mauvaise plaisanterie du maître des lieux, elle ne doutait pas qu’il trouverait un certain charme à la voir loger aux cachots. Pourtant non, les appartements étaient – si elle en croyait la princesse Myssaria qui l’accueillit en personne – des plus beaux de la forteresse. La vue y était à couper le souffle, Elaena devait bien l’avouer. La compagnie de la princesse avait été particulièrement agréable, l’épouse Cellaeron maîtrisait, comme son mari, l’art de la mondanité. Myssaria partie, Elaena ne se retrouva guère seule, elle ne l’était que très rarement. Les gardes Tergaryon à sa porte, sa dame de chambre s’affairant à lui préparer un bain et disposer sa tenue pour le soir, Elaena ne put que trop peu profiter du retour au calme que l’on ressentait après avoir côtoyé les cieux.
Aux premières heures des festivités, tout ne fut que luxe, volupté et exaltation. Les mets et liqueurs aiguisaient les sens, la musique était enivrante, et tous les invités semblaient épris de ce sentiment d’être dissimulés aux yeux du monde. Perchés sur ces montagnes, ils se défaisaient du poids des responsabilités pour reprendre goût à la vie après de longs mois de convalescence. Elaena n’eut guère de mal à se mêler à ses congénères, il n’y en avait pas un qu’elle ne connaissait pas. A l’aise en société, entraînée à l’art du paraître et de la discussion, la jeune femme papillonnait de groupes en groupes, goûtant tel boisson sur les conseils de l’un, tel pas de danse sur les conseils de l’autre. Dans son ombre se tenait Maelion, fidèle soutien et visiblement décidé à ne pas la laisser seule dans l’arène. Il la regardait danser, riant sans cesse alors qu’elle tournoyait entre les bras des uns et des autres. Il vérifiait ce qu’elle buvait et mangeait, méfiant et ne souhaitant guère laisser cette tâche à sa garde seule, qui de toute manière se trouvait trop loin. Elle n’était guère difficile à voir, il ne faisait aucun doute qu’elle était l’une des plus jeunes personnes de cette assemblée, et la robe rouge qu’elle portait tranchait avec les choix de couleurs plus mesuré de bon nombre de convives. L’homme, qui avait l’expérience et l’âge de raison, ne put que remarquer à quel point elle était encore jeune. Il ne s’agissait pas là d’une question physique, ni même d’un manque de maturité, mais il le voyait à l’enthousiasme et la joie qu’elle communiquait sans craindre de paraître déplacée. Elle se moquait de l’être, car en ces heures rien d’autre ne comptait que le fait d’être. Et elle était, indubitablement. A bien y regarder, elle n’était sans doute pas la plus belle femme de cette assemblée, elle avait la jeunesse mais bien d’autres avec cet atout qui ne peut être qu’éphémère. Elle n’était pas la politicienne la plus habile non plus, elle se trouvait là entourée de maîtres dans l’art de la politique et des arcanes du pouvoir. Elle n’avait pas l’aura de son frère ainé, Maekar, qui semblait trainer derrière lui cette aura de gloire propre à ceux que les Dieux avaient choisi. Elle n’avait pas non plus l’intelligence de sa jeune sœur, Daenyra, que Maelion avait eu l’opportunité de rencontrer et dont la perspicacité avait été sans égale. La jeune femme qu’il regardait de loin aurait pu n’être qu’une dame parmi tant d’autres, mariée et vouée à donner à son époux de beaux enfants. Alors, s’il y avait si peu de choses où elle excellait, s’il n’y avait rien d’unique chez elle, comment expliquer ce destin ? Maelion sourit à cette simple pensée, car tout était là, devant ses yeux. Il fallait se méfier des héros, de ceux dont on louait l’extrême talent, l’intelligence ou la beauté, car ils n’existaient pas. Ils n’étaient que des hommes de paille créé par l’esprit pour personnifier quelque chose d’intangible. Il ne pouvait y avoir de héros sans foule, sans histoire, sans fiction, car le héros sans la fiction n’est qu’un homme.
A mesure qu’il l’observait, Maelion se dit que c’était sans doute cela qui la rendait hors du commun, cette capacité qu’avait Elaena à faire fi de la fiction, à faire fi de ces injonctions héroïques pour se contenter d’être. Se contenter était un mauvais choix de mot, car il n’y avait rien de petit ou de simple dans ce qu’elle faisait. Il fallait être fort pour accepter d’être pleinement dans un monde où l’on doit n’être qu’à moitié. Elle brillait. Pas par son intelligence, pas par sa beauté ou un quelconque talent, elle brillait tout simplement, comme attirant à elle toute la lumière des lieux pour la renvoyer vers les quelques chanceux qui s’approchaient d’elle. C’était un talent tout particulier, principalement parce qu’il ne pouvait être qu’inconscient. A devenir conscient, volontaire, il ne ferait que se transformer en prétention ou en hystérie. Ce qui différenciait Elaena Tergaryon de ceux qui l’entouraient, dans cette pièce au luxe fantastique, à la profusion étourdissante, c’était la vie pure et assourdissante qu’elle y insufflait. Ainsi animée, elle cessait d’être belle pour devenir sentiment de beauté. Elle n’était pas belle, la beauté ne pouvait être que subjective, elle était cette émotion que provoque chez tout être la contemplation de quelque chose d’objectivement beau. C’était ainsi qu’elle parvenait à faire l’unanimité. C’était par là même qu’elle devenait plus que ces héros sans existence propre.
« Je suis invitée à rejoindre Baelor à l’écart de la fête, je sais que tu vas vouloir venir avec moi, mais l’invitation n’est que pour moi. » C’est la voix d’Elaena qui avait tiré Maelion Velnarys de ses pensées. Il voulut protester, il n’aimait pas l’idée que sa protégée puisse se retrouver seule avec Baelor Cellaeron, tout particulièrement alors qu’il regardait son visage exalté. Elle avait trop bu pour être lucide, trop dansé pour être méfiante, Cellaeron était suffisamment intelligent pour connaître l’impétueuse jeunesse de la demoiselle et en tirer avantage. Pourtant, elle ne le laissa pas rétorquer quoi que ce soit, et elle s’éloigna si vite qu’il la perdit bien vite de vue dans la foule rendue compacte par la musique et l’attrait de la danse. Il chercha longuement à trouver le chemin du bureau de Baelor, mais compris bien vite qu’il n’y parviendrait pas.
Maelion resté derrière, Elaena se laissa guider par le garde qui devait la mener jusqu’à Baelor. La fête était splendide, et si elle savait qu’il devait être question de politique, elle regretta de ne pas simplement pouvoir profiter de la fête. Elle avait bu, oui, mais elle se sentait tout à fait capable d’avoir un échange censé et stratégique avec celui qui proposait de ne plus être un ennemi, du moins pour un temps. Lorsqu’elle pénétra dans la pièce, elle ne put s’empêcher d’être frappée par le changement de luminosité. Les braseros étaient nombreux et pourtant il semblait que cette lumière ne parvenait pas tout à fait à chasser l’obscurité menaçante et latente. D’aucun auraient appelé cela une ambiance tamisée, Elaena ne put qu’y voir le combat constant entre la lumière et l’obscurité, le ballet intangible entre le jour et la nuit. Ce n’est qu’après cela qu’elle aperçut Baelor qui l’accueillait à bras ouverts, littéralement.
« Très chère Sénatrice Elaena, que plaisir d’enfin te retrouver après tout ce temps. »« Sénateur Baelor, j’ai finalement le plaisir de te retrouver sur pieds, et de découvrir de Pinacle dont on ne cesse de vanter la beauté ! » Ils étaient tous deux bien trop intelligents pour se laisser bercer par ces fausses courtoisies. Ils n’étaient pas amis, il ne pouvait y avoir d’amis dans cette configuration, et chacun se devait d’obtenir de l’autre tout ce qu’il souhaitait obtenir. Une table avait été joliment dressée, de multiples carafes proposaient des liqueurs aux couleurs harmonieusement agencées. Rien n’avait été laissé au hasard.
« J’ignore si tu as goûté ces piments de feu des Îles d’Été. Ils deviennent, une fois marinés dans du citron, du basilic et du poivre rose, une véritable merveille. Je suis heureux que tu aies accepté mon invitation à converser quelque peu de manière informelle : sois-en remerciée. »Bien qu’ayant peu d’appétit à cet instant, la jeune femme aventura ses doigts fins jusqu’à la petite assiette et se saisit d’un de ces piments marinés. Elle douta un instant qu’ils aient été marinés, peut-être était-ce là une manœuvre de plus pour l’humilier ? Elle décida d’en faire fi, après tout s’il lui fallait affronter la souffrance que l’on associait traditionnellement à ces piments, elle le ferait. Elle n’était pas si délicate qu’elle ne le laissait paraître.
« C’est délicieux, je reconnais bien là ton goût très sûrs. Je t’en prie, Sénateur, je sais pour l’avoir expérimenté que les échanges informels sont bien souvent source de grandes avancées. De quoi souhaitais-tu m’entretenir ? »