Valyria - 1066, mois 10
Mon très cher père,
Notre demeure valyrienne prend doucement des allures de maison habitable : ce n'est encore rien, bien sûr, comparé au Palais de Lin, ni même à notre résidence de Draconys... Mais les enfants semblent apprécier cet endroit, pourtant si différent des villes du Nord où ils ont grandi. Ici, on entend peu de dialecte rhoynar sur les marchés, et même si l'on y trouve des richesses inégalables, les tonalités chantantes des peuples du fleuve manquent à mes oreilles.
Les affaires de la guilde vont bon train, et je crois que le chiffre réalisé cette année excédera celui de l'an dernier. Nous craignons toutefois que notre approvisionnement en soie sarnore ne souffre des conséquences de la chute du dernier roitelet en date : il faudrait que nous trouvions un moyen d'assurer nos investissements dans cette région tourmentée.
Mais je manquerais à tous mes devoirs, si je ne t'informais pas des derniers événements : comme partout ailleurs, le Rêve de Caraxes a été marqué par des manifestations incroyables : la mer s'est colorée de sang, et il se murmure que certains élus du dieu ont reçu des visions incompréhensibles... Je ne sais trop quoi penser de tout cela, alors je tente tant bien que mal - car ici, tout le monde ne parle plus que de cela - d'ignorer les racontars et de me concentrer sur mon travail.
Cela n'est pas de tout repos, et pour cause : les premières contractions se font sentir, et je crois que tu seras tout bientôt grand-père pour la septième fois ! Je prie chaque jour pour que tout se déroule au mieux, et je me rends régulièrement aux temples pour y prendre le temps de réfléchir - c'est qu'on ne s'entend guère ici, entre les travaux et le bruit constant des rues animées. J'y ai revu avec plaisir cousin Aegamon, mais aussi et surtout ma douce soeur Vysera, qui s'épanouit pleinement au sein du culte de Tessarion. Elle t'envoie ses plus tendres sentiments, petit papa.
Je dois te laisser ici, mais je t'écrirai de nouveau dès que je le pourrai.
Ta fille aimante,
Naerya
PS : Alaera t'offre son dernier dessin en date : ne trouves-tu pas qu'elle a un certain talent ? Je devrai penser à lui trouver un instructeur, ou demander à sa tante de bien vouloir la prendre sous son aile, qu'en penses-tu ?Mantarys - 1040, mois 8
- Nae, viens jouer avec nous !La voix de Vysera se fait plaintive, lorsque sa soeur cadette refuse une fois de plus de la rejoindre. Tant pis pour elle, décide l'aînée, qui retrouve avec enchantement ses innombrables cousins à l'occasion de l'annuelle réunion familiale organisée à l'occasion du Rêve de Vermithor. Ils sont venus des quatre coins de Valyria : de la capitale, de Mantarys elle-même, bien sûr, mais aussi d'Ānogaria, de Draconys, et même de Volantis. Elle ne va pas manquer une occasion pareille de jouer à cache-cache ou à saute-dragon dans l'immense résidence que les locaux surnomment le Palais de Lin : il y a ici tant de coins et de recoins pour se cacher, et cette fois elle est certaine, c'est elle qui va gagner.
Elle laisse sa cadette d'un an auprès des adultes. Calme et réfléchie autant que sa soeur est turbulente et passionnée, Naerya préfère les coins et les recoins en ce qu'ils lui permettent de voir sans être vue. L'enfant, qui a maintenant sept ans, écoute attentivement les échos de conversation qui flottent jusqu'à elle : tensions entre Sarnores, crue importante de la Rhoyne, augmentation du prix de la soie... Elle assimile rapidement les chiffres et les noms, et tente de se faire une image de ce monde si vaste d'où parviennent tant de nouvelles et de rumeurs.
Ses oncles et tantes sont marchands, commerçants, militaires, Sénateurs ; sa grand-mère, la matriarche Megaera, du haut des 65 ans, règne d'une main de fer sur la Guilde des Tisserands. Refoulant sa timidité initiale, Naerya se faufile entre les derniers arrivés, ses cousins des Colonies : sa tante Dorea lui fait signe de la rejoindre, mais la petite préfère filer en bout de table, où elle se pelotonne tel un chat sur les genoux de son aïeule.
- Écoute bien, Naerya : je compte sur toi pour me faire un résumé de ce qui se dit ici !L'enfant prend son devoir très au sérieux, et une moue concentrée vient froncer ses délicats sourcils. À sa gauche, sa mère Maella évoque les derniers scandales qui ont secoué la capitale andale, tandis qu'à sa droite le jeune Daekar s'agite fébrilement sur son siège. L'aîné de la seconde génération, dont on attend énormément, n'est pourtant pas du genre à s'émouvoir d'un rien. Ce doit être important, décide Naerya, qui tire la manche de sa grand-mère pour attirer l'attention de cette dernière.
- Hum hum. Je crois que Daekar, qui comme vous le savez revient tout juste de son service militaire où il s'est particulièrement distingué, a quelque chose à nous annoncer, profère la matriarche. Sa voix, posée mais inflexible, interrompt sans effort les discussions autour de la longue tablée.
- Merci, Megaera. En effet, je voudrais profiter de cette occasion pour vous annoncer que la cérémonie de mon mariage avec ma chère Laera - un échange de doux regards avec ladite demoiselle provoque des sourires complices de part et d'autre de la tablée -
aura lieu dans deux mois. Bien sûr, tout le monde est invité !Naerya n'a rien perdu de l'annonce, ni des regards échangés entre amoureux, mais surtout elle a vu ce qui a échappé à d'autres : Darya, la jumelle de l'heureuse élue, serre les poings si fort que ses jointures en blanchissent. L'amour peut-il vraiment engendrer une colère pareille ? Du haut de ses sept ans, elle ne le comprend pas, pas encore. Mais ce que Naerya sait déjà, c'est qu'un jour elle occupera cette place, juste à droite de la matriarche : elle aura son mot à dire sur les affaires familiales, et on l'écoutera avec autant d'attention qu'elle vient d'en démontrer aujourd'hui.
Valyria - 1066, mois 11
Daekar, mon bien-aimé,
C'est avec joie que je prends la plume pour t'annoncer ce que nous attendions avec tant d'impatience : notre quatrième enfant a vu le jour hier matin. Comme nous en avions discuté, je lui ai donné le nom de Viserys. Je suis certaine que, comme le précédent porteur de ce nom, notre enfant nous couvrira de gloire et d'honneur.
Je t'écris depuis mon lit, d'où me parviennent mille bruits domestiques : les cris de notre dernier-né, évidemment, mais aussi ceux de nos enfants, qui célèbrent chacun à leur manière. Alaera, qui progresse chaque jour sous le patronage de sa tante, m'offre environ un dessin par heure, tandis que Laeron et Rhaenys me couvrent de câlins. Je suis bien entourée, je le sais, mais ta présence me manque cruellement. Reviens-nous vite, que nous puissions célébrer ensemble cette naissance !
Nous attendons ton arrivée pour procéder à l'Epreuve du Feu : je sais que ce n'est pas la tradition, mais tu comprendras que je ne puisse vivre sans toi cet événement que je respecte - et, comme tu le sais, que je crains - autant.
Je me languis du son de tes bottes sur le seuil, de ta voix dans nos chambres, de tes bras et de tes baisers... Reviens-moi vite, mon aimé.
Ton épouse dévouée,
NaeryaDraconys - 1059, mois 7
- TW fausse couche:
C’est la première fois qu’elle voit son époux pleurer, réalise Naerya. Sur les joues de son époux coulent d’énormes larmes silencieuses, tandis que ses larges épaules musclées sont soulevées par de brusques soubresauts. La jeune femme est elle-même au-delà de la tristesse, au-delà de la peine, au-delà même de la douleur. Rien ne semble plus réel, si ce n’est le visage contracté de son époux.
La nuit les enveloppe, couvrant de son apaisant manteau bleuté le couple effondré. Peut-être demain, tout cela ne semblera plus qu’un mauvais rêve : le sang sur les draps, la silhouette inerte de son bébé, son enfant jamais né… Naerya a la voix brisée, comme si elle avait passé des heures à crier. Tout est arrivé si vite, pourtant. Les médecins accourus en hâte n’ont rien pu faire, si ce n’est sauver la mère. Elle. Elle qui se sent si peu mère pourtant, en cet instant.
Naerya sait pourtant, elle sait pertinemment, que les grossesses des femmes Deltheryon sont des moments périlleux. Combien de ses tantes, combien de ses cousines, combien d’enfançons la famille a-t-elle perdu au fil des ans ? Certes, les Deltheryon sont prolifiques. Mais elle avait oublié le coût terrible que peut exiger un accouchement. Cela aurait pu être pire, ont dit les sage-femmes ; au moins, vous êtes encore là, souvenez-vous de Laera.
Daekar, lui, n’a pas oublié. Le décès de sa première épouse, de sa sœur adorée, dans des circonstances similaires, l’a presque brisé. Dans l’obscurité nocturne, sa main vient enserrer celle de Naerya. Tu es encore là, mon amour. Nous sommes encore là. Je suis là pour toi. Les mots se posent, tels des pansements trop petits sur une plaie encore à vif. Peut-être, un jour, seront-ils suffisants.
Valyria - 1066, mois 12
Darya,
On me dit que des félicitations sont de mise : tes derniers exploits sénatoriaux ont fait le tour de la capitale plus vite qu’un dragon lancé au pas de course ! Quelle lumineuse idée que celle de soutenir notre nouvelle Lumière de Sagesse Baelor Cellaeron ! Son programme d’expansion coloniale est remarquable d’intelligence, sans même parler de sa proposition de réduction des taxes sur le commerce avec nos amis rhoynars.
Il ne nous reste plus qu’à espérer que le Seigneur Soie saura récompenser à sa juste mesure le soutien que nous lui avons apporté - que tu lui as apporté. Peut-être fera-t-il de toi son alliée officielle, ce qui ne pourrait que renforcer ta position au sein de la faction mercantiliste...
En attendant de recevoir l’expression de sa gratitude, reçois d’ores et déjà la nôtre. En effet, Daekar et moi-même souhaitons te nommer marraine du petit Viserys : il ne pourra que devenir un homme influent, s’il apprend auprès d’une maîtresse du jeu politique telle que toi.
Nous espérons de tout cœur que tu accepteras cette position, témoin de notre confiance et de notre amitié renouvelée. Laissons de côté les rancœurs du passé, et tournons-nous vers l’avenir : un avenir qu’il nous revient d’écrire, ensemble et unis comme devrait l’être toute famille.
Sois assurée, ma chère cousine, de nos meilleurs sentiments,
NaeryaMantarys - 1050, mois 8
Les enfants sont de retour, mais ils ont bien grandi. C'est que dix ans se sont écoulés entre ce jour et celui où, Naerya s'en souvient encore, elle a décidé qu'elle deviendrait la première des Deltheryon. Les couloirs retentissent à nouveau du bruit des conversations commerciales et diplomatiques, menées cette fois par la nouvelle génération. Et quelle génération : de Daekar, l'aîné aux affaires florissantes, à Laelys et Tyrion, les cadets d'Ānogaria tout juste nés, les cousins semblent promis à de brillants avenirs.
Ainsi de l'impétueuse Vysera de Draconys, devenue novice au service de Tessarion ; ou de son cousin Aegamon, très en vue au sein du culte de Vermithor. Et tant pis si le second rumine encore son exclusion de l'héritage familial, comme le veut la coutume des Deltheryon pour ceux qui deviennent membres du clergé... La matriarche en a décidé ainsi, et rien ne la fera changer d'avis.
Parmi les cousins qui se pressent pour se saluer, on aperçoit encore les Deltheryon de Volantis, à la peau hâlée par leur séjour permanent dans la colonie valyrienne, ou Darya, qui a pour l'occasion abandonné ses habituels voiles sombres mais a conservé sa moue dédaigneuse. Et flânant parmi ceux-ci, avec une aisance soigneusement travaillée, la jeune Naerya.
Comme par inadvertance, elle frôle au passage le bras du plus âgé de ses parents. Les regards se croisent, et la conversation s'anime, une parmi tant d'autres. La jeune femme, sous ses dehors innocents, sait exactement ce qu'elle fait. Son affection est sincère, mais pas désintéressée : après tout, elle s'est juré d'occuper un jour la place de sa grand-mère. Pour ce faire, elle s'est déjà rapprochée des membres de la Guilde des Tisserands, impressionnés par la réputation familiale en matière commerciale. Mais c'est loin d'être son unique plan...
Tout comme une décennie auparavant, les enfants s'écartent pour jouer, tandis que les adultes s'attablent pour poursuivre leurs discussions. Bienôt, Daekar délaisse sa place en haut de table pour se joindre à la branche cadette venue de Draconys. Tous observent avec attention ce qui se joue sous le couvert d'une innocente conversation sur le commerce local. Serait-il question d'une seconde union pour le veuf de la douce Laera ?
Valyria - 1066, mois 12
Assise à un petit bureau, face à la lumière du jour qui pénètre à flots, Naerya repose la plume. Ses longs cheveux blonds sont attachés en une longue tresse épaisse, dégageant son visage pensif. La journée écoulée a marqué son retour à la société, et quel retour : mère comblée, épouse épanouie, Dame accomplie, elle a distribué faveurs et sourires au côté de son mari le matin, avant de se diriger vers le temple pour un bref moment de calme. Là où d’autres dames se rendent aux thermes pour bavarder, elle privilégie les lieux de culte pour se ressourcer.
Il faut dire que la gestion de la maisonnée Deltheryon n’est pas de tout repos : entre les leçons des enfants, dont elle supervise attentivement les précepteurs, et les requêtes des clients, la Dame a peu d’instants pour elle. Même son mari est une figure distante, pris dans le flot de ses affaires et des dernières nouvelles militaires.
La jeune femme - car elle est encore jeune, et compte bien vivre aussi longtemps que sa grand-mère, la célèbre matriarche Megaera - souffle sur l’encre pour qu’elle sèche, avant de plier et de sceller soigneusement sa missive. Daekar n’est pas le seul à mener des affaires, et le couple ne fonctionne jamais aussi bien que lorsqu’il se répartit les tâches. À la charge de Monsieur, les affaires militaires, les commandes de l’armée et les soirées sénatoriales ; pour Madame, les intrigues de la Guilde des Tisserands, dont elle a pris la tête il y a maintenant trois ans.
Elle se rappelle vivement, comme si c'était hier, de sa nervosité le jour de l'élection. Toute son habileté diplomatique avait été déployée dans cette campagne : elle avait cajolé, promis, conclu des accords et même offert des cadeaux aux plus acharnés de ses adversaires. Son nom, garantie de bonne réputation dans le milieu des tisserands, n'était pas suffisant, et elle le savait : il avait fallu qu'elle use de tous ses talents personnels pour faire miroiter aux membres de la guilde l'avenir radieux qu'elle leur offrirait. Elle avait joué de ses contacts familiaux pour faire venir en dernière minute des étoffes sarnores de la plus haute qualité ; elle avait poussé sa cousine Sénatrice pour obtenir l'adoption d'un amendement majeur des règles commerciales en vigueur ; et enfin, elle avait exploité sans vergogne la moindre faveur qu'elle pouvait extorquer aux contacts militaires de son époux pour signer deux gros contrats une semaine à peine avant l'élection.
Cet après-midi encore, son programme est bien chargé : entre deux entrevues privées avec des membres de la Guilde pour discuter affaires, il lui faut caler une visite à ses nouveaux voisins, une famille venue du Sud et réputée pour son goût en matière artistique. Si elle a hâte de voir de ses propres yeux la collection que l’on dit impressionnante de ces nouveaux venus, la dame ne peut s’empêcher de ressentir un frisson d’appréhension. Il faudra qu’elle pense à porter une robe opaque, pour mieux cacher la cicatrice infamante qui recouvre la moitié supérieure de sa cuisse droite, reliquat d’une Épreuve du Feu qui a marqué sa chair et son esprit.
Naerya ne fait pas partie de ceux qui croient que la naissance détermine le destin ; elle a grandi dans une famille où l’intellect et la volonté comptent davantage que le fait d’être né premier, et c’est ce qu’elle veut à présent inculquer à ses enfants. Née dernière d’une branche cadette d’une famille de rang secondaire, la Dame de Lin - comme la surnomment les membres de la Guilde, en référence au tissu qui a tant enrichi sa dynastie - est la preuve vivante que travail acharné et inflexible ténacité sont d’excellents atouts pour survivre et exceller dans ce monde.
Néanmoins, encore aujourd’hui, certains à Valyria croient dur comme fer que seul compte la pureté du sang… Elle compte bien leur prouver qu’ils ont tort, et quel meilleur moyen pour ce faire que d’élever encore le statut de sa famille ? Le soleil fait naître mille reflets dorés dans sa chevelure lorsqu’elle se lève. Un fin sourire glisse sur ses lèvres : Valyria n’a qu’à bien se tenir, voilà Naerya !