1066, mois 12
Ses yeux clos frissonnent. Par colère ou par grande lassitude ? Nul ne saurait dire. Les gestes se suspendent. Dans l’ombre des murs de la vieille forteresse, la princesse n’est plus. Avachie sur sa chaise curule, le corps maigre replié en une courbe maniériste, perdue dans des mètres de soie, elle médite. Ces méditations sont bien connues des servantes de la maison. Les tourments de la jeune mariée ne laissent aucun répit.
« Ma Dame, j’ai grand crainte que nous ne puissions nous le permettre ce mois-ci… »
Ses doigts translucides viennent presser ses paupières. Ces chiffres lui donnaient le vertige. Une terrible nausée ne la quittait plus. Haute était la chute de la Tour Vaekar. Le silence est profond. Il n’y a rien à dire. Il n’y a rien à faire. La stabilité de la dynastie, déjà fortement ébranlée, s’est fissurée pour toujours. Elles le savent bien elles, les abeilles qui lui servent d’essaim, que la fin est proche. Inexorable. L’oncle et la nièce ont voulu se marier, la tante ne voulait pas. C’est vrai que, dans la haine qu’ils se vouaient, personne n’avait vu venir ce retournement de situation. Pas même l’épouse. Surtout pas l’épouse qui, sans avoir donné d’héritier mâle, avait malgré tout fécondé deux parfaites filles… Oh ! que des cieux les dragons n’avaient enviés le feu qui avait dès lors embrasé la maison ! Un grand et long malheur s’était abattu sur eux tous. Finalement, un statu quo avait été établi. Il était simple. Le poids des cris en or massif ; le poids des larmes en joyaux scintillants. Par une journée claire, les portes s’étaient ouvertes et les licteurs étaient sortis, un par un, de la demeure ancestrale. Daenesa Vaekaron se vouait au sacerdoce d’Arrax. Soudain, l’Érudit n’avait plus d’épouse. L’opacité était totale sur qui avait voulu quoi, quoi avait voulu qui. Le Maître des lois était-il réellement derrière cette habile farce du destin ? Pendant de longues journées, la Cité braqua son regard sur la vieille forteresse. Sans aucun égard pour la « répudiée », horrifiée, elle attendait le dernier coup acte du huit clos. Dans cette société où l’on pouvait se marier entre frère et sœur, un divorce était intolérable ! La nouvelle tomba. Les noces furent somptueuses. Cette fois, il fallait rétablir la balance à l’envers. De l’or et des joyaux jusqu’à effacer l’outrage des bonnes mœurs. Dans les hautes sphères, personne n’était dupe : cet appel du divin était une mascarade éhontée. Ce conte merveilleux était bon pour les ignares et la populace. Demeurait une question pourtant, pourquoi le clergé d’Arrax acceptait-il de se mêler à ce scandale ? Et puisque seul un commandement du divin pouvait répondre à cette question, les invités répondirent présents. Les noces furent grandioses. Une pompe baroquement antique. Une claque orchestrée par les nombreuses lectures de l’Érudit. L’oncle et la nièce avaient marché pieds nus, côte à côte, sur cette terre que leur ancêtres avait érigé. Vêtus des tenues amples des temps oubliés, on aurait pu croire une apparition de leurs aïeuls. Aucun détail n’avait été laissé au hasard, ce mariage, c’était le retour de l’Ordre sur le chaos. La grande mage Rhaenyra Celtigar elle-même avait discouru sur l’exemple céleste que formait ce couple élu par la volonté divine. Le triomphe du Ciel contre les Enfers. Après la noce, car le spectacle ne pouvait oublier quiconque, devant une foule de badauds, le nouveau couple avait béni quatorze pauvres d’une goutte de leur sang divin. Il n’aurait pu y avoir plus pédant que ces heures tristement glorieuses. Valyria avait été honorée. Hélas, cette pompe marmoréenne se payait au juste prix. Et, il fallait bien se confronter à la vérité vraie, désormais, les caisses étaient vides.
Depuis Vaekar, depuis la nuit des Temps, depuis la nuit de leur temps, chaque génération avait appris à subsister sur leur fortune colossale. Un océan d’or. Vrai, les caves des dynastes étaient à l’origine de ce mot étrange, qui se confondait tant avec la destinée humaine, « fortune ». Puis, les vents avaient changé. Des nobliaux avides, ceux-là même qui avaient renversés le cours du monde, s’étaient enrichis en multipliant leurs propriétés. Les plus téméraires s’étaient adonnés au commerce voire, pire, avaient forgé des alliances monétaires quitte à pourrir la pureté de leur sang. Aucun dynaste n’avait pu s’accorder à ces penchants néfastes. Malheureusement, de nos jours, la source d’or tarissait. Oh ce n’était un secret pour personne, mais, on ne savait comment, ni pourquoi, les dynastes gardaient la face. Combien de temps le pourraient-ils encore ? Pour les Vaekaron, aucun. Aux lendemains des noces et des festins, les coffres pouvaient être comptés et savamment pesés. La répudiation de la tante, le silence des autres, les offrandes aux Dieux, les noces… l’argent était allé à vau-l’eau avec le prestige. Alynera s’accordait mal à cette nouvelle réalité. Une désillusion nouvelle dans sa vie feutrée. Sa race n’était pas faite pour la pauvreté. Alors pourquoi ? Elle n’avait pas eu le choix car la primauté du sang l’avait exigé. Au fond d’elle, dans le silence de ses gouffres, elle savait bien que tous auraient agi à son instar. Après tout, ceux qui acceptaient de voir mourir la pureté de leur sang étaient de dangereux fanatiques ! Mais voilà, à lutter contre le fanatisme contemporain, on se retrouvait vite, et pour la première fois, à se voir refuser l’achat de nouveaux parfums. Une futilité matérielle. C’était dire jusqu’à quel point son mode de vie était chamboulé ! L’odeur même de ces embrumes interdites lui souleva le cœur. Elle appuya un peu plus sur ses paupières. Dans les ténèbres, le monde tanguait encore plus que sous l’astre solaire. Il n’y avait nul part où s’échapper. Toutes les échappatoires étaient des marais plus dangereux les uns que les autres. Pourtant, au bout du compte, il faudrait bien en choisir un.
« Il faut t’habiller. »
Ses pieds se balancent dans l’air. Avant, elle aimait danser. Ses mains imitaient les branches des peupliers d’autres monde, graciles et volatiles. Avant, bien avant encore, ses pieds avaient pris l’habitude de fouler un monde solide comme le roc. Ses pieds brassent l’atmosphère. Elle est en train de mourir avec les siens et tous sont bienheureux du sort qui leur est réservé. Les alliés d’hier étaient rares aujourd’hui. Par delà les murs rouges, une guerre sans merci est livrée aux dynastes. Ce Baelor, ce fat grassouillet, avait fait voter l’hallali et tous, petites gens ingrats à la tradition, l’avaient suivi en rêvant que le sang magique des dynastes abreuve une dernière fois ce sol de légende. Alors, quel marais choisir ? Il suffirait de se lever et de fouler la terre en comptant allègrement le nombre de pile, le nombre de face, jusqu’à se laisser happer.
« Ton époux doit déjà être prêt. »
Perçants, ses yeux s’ouvrent grands. Pourquoi fallait-il encore faire des efforts ? Ils n’étaient plus reçus nul part. Seulement par ceux qui étaient assez croyants, ou assez fous, pour croire, ou bien vouloir croire, en la volonté d’Arrax. À cela, il fallait ajouter une poignée, bien maigre, d’hommes sensés qui montraient encore leur vénération aux Dynastes et, plus particulièrement, aux savoirs des Vaekaron. La majorité de cette petite assemblée était bien évidemment formée par des proches de Ragaenor, autant dire d’autres fanatiques. Ses pieds s’immobilisent. Ce soir elle allait danser, mais pas comme avant. Elle allait danser avec les affres de la destinée.
***
À l’heure où les femmes et les hommes s’aiment entre eux dans les bras de Meleys, Alynera s’est assise dans les gradins de la future Arène. Seule au milieu des échafauds, de ces rêves d'architectes, elle se sent étrangement petite voire... insignifiante. Silencieuses, les étoiles caressent son corps nu que la lumière lunaire rend presque visible sous sa stola. Il faut dire que la gaze était d’une transparence à faire pâmer un Dieu. Un vestige d'un temps fastueux. Pour faire faire oublier les frasques humaines de sa famille, son corps était son meilleur atout. Et, quoiqu’il en dise, le meilleur allié de son oncle-époux. La soirée avait été longue, mais elle se refuse à se donner à la lassitude. Cette soirée ennuyeuse n’était rien quant au tunnel dans lequel elle s’apprêtait à s’engager. La nuque renversée, elle observe les astres où les siens racontent les exploits légendaires. Si elle appartient à ce monde céleste, il ne lui a jamais semblé aussi loin.
« Ce jour-là, tu n’as jamais dit que j’étais blessée. »
Son ouïe bestiale, l’avait entendu. Son pas était légèrement plus lourd qu’à l’ordinaire, lui l’éclaireur de la troisième armée. La nuit bleue était avancée. Ces dernières heures, le vin avait coulé à flots. Le fils cadet avait repris ses vieilles habitudes. Arraxios avait perdu et avec lui tous leurs espoirs. La faction n’était plus. De toute manière, elle n’était plus sénatrice. C’était une femme acculée contre un mur triplement millénaire. Il y avait tout à perdre et, à la fois, il n’y avait plus rien à perdre. C’était une sensation étrange. Et cette sensation valait bien une question qui la tourmentait depuis quelques mois.
« Pourquoi ? »