older than the gods
Tour Vaekar était encore plongée dans l’obscurité. Il était encore tôt, la plupart des serviteurs de la dynastie dormaient encore, ou vaquaient à leurs premières tâches aux niveaux inférieurs. En d’autres lieux, on appelait cette heure l’heure du rossignol, car le chant des rossignols s’interrompt aux premières lueurs du jour. Tel un phare éteint, l’immense édifice semblait fendre le ciel qui s’éclaircissait en une nuance de gris rosés alors que le soleil dardait ses premiers rayons, trop bas pour passer la formidable barrière volcanique qui protégeait Valyria contre les périls du monde. Il ne restait que quelques lampes à huiles dégageant une odeur légèrement âcre pour fournir un peu de lumière. Le cœur de la place était, bien sûr, le monumental escalier en colimaçon qui permettait d’accéder aux quartiers de la famille régnante depuis le niveau du grand hall d’entrée. Tout autour de cette massive pièce de maçonnerie travaillée par les sorts les plus sophistiqués et le feu-dragon le plus ardent qui furent aux temps de jadis, rayonnaient d’imposants couloirs qui proclamaient avec une fierté éteinte la grandeur de jadis du nom de Vaekaron. Il restait quantité de témoignages des siècles où les Vaekaron, aux côtés des Lyseon et Riahenor, s’étaient trouvés au sommet du monde. De nombreux textes, artefacts et œuvres d’arts racontaient cette grande histoire et se trouvaient désormais réduits à une fonction purement ornementale, peuplant les nombreux couloirs de Tour Vaekar.
Il y avait dans la Tour une odeur à nulle autre pareil, un savant équilibre de poussière, de cendres volcaniques et d’encens. Parfois, selon les endroits, on pouvait sentir que quelqu’un faisait brûler des herbes aromatiques, souvent de la lavande ou du thym, pour chasser les ombres ou simplement pour parfumer la pièce. Le silence était une vertu cardinale de la Tour car il s’agissait avant tout d’un lieu d’érudition ; la vie ne venait qu’en seconde. Les vies, effectivement, étaient fugaces et frêles là où le savoir était absolu et intemporel. Ceux qui arpentaient la Bibliothèque finiraient par disparaître de cette terre, retournant auprès des Dieux. Les connaissances entreposées avec diligence par les Vaekaron depuis l’aube des temps leur survivraient, elles continueraient à être emmagasinées pour faire la somme des savoirs humains. Les fêtes que les Vaekaron donnaient – ou plutôt, avaient données – se trouvaient être bien moins tapageuses que celles organisées par les autres familles de Valyria, car il y avait ici un respect inné pour la connaissance. L’érudition était une déité à part entière pour les Vaekaron, et la Tour était son temple, imposant une nécessaire retenue. On disait des Maerion qu’ils n’avaient point de gardes mais qu’ils avaient une armée. De la même manière, on aurait pu dire des enfants de Vaekar qu’ils ne disposaient pas d’or, mais cela ne les empêchait guère d’être les plus riches du monde.
Maelor Vaekaron, jadis second des lieux, observait l’immense fresque qui siégeait face à l’imposant escalier. Ses yeux fatigués, dont l’éclat de fierté flambait jadis avec la force d’un feu sacré, parcouraient les figures divines des Quatorze, mêlées aux plus grands héros de son nom. D’aussi longtemps qu’il se fut souvenu, cette fresque trônait là, rappelant à tous – hôtes et visiteurs – qu’ils n’étaient pas dans des lieux anodins. Tendant l’oreille, il put de nouveau entendre le sort qui faisait vibrer les harpes et chanter les nymphes qui représentaient toutes les mères qui avaient enfanté pour donner suite à la lignée principale des Vaekaron. Les poèmes qu’elles déclamaient étaient les mêmes que lorsque Maelor était enfant, mais les entendre de nouveau murmurer ces paroles millénaires embua ses yeux. Il n’était pas capable d’arrêter le flot des larmes, car plus que tout autre chose, ce chant l’avait ramené chez lui. Il était de retour. Il avait hâte de retrouver les siens, de retrouver sa place et de reprendre le cours de sa vie interrompue quatre années plus tôt. Essuyant ses larmes, il resta concentré sur cette fresque. Il y avait du neuf. Cette fresque était en perpétuelle évolution, car elle racontait l’histoire des Vaekaron. Maelor l’avait usée à force de la regarder, il la connaissait par cœur.
Quelle ne fut pas sa surprise de retrouver son propre visage ainsi que celui de ses frères face à Vhagar. Il voyait avec émotion le visage décidé de Daelor, le regard résolument tourné vers l’avenir. Il trouvait qu’on avait affublé sa propre représentation d’un regard bien trop sévère pour sa personnalité, mais il comprenait l’histoire ainsi racontée : Daelor était le dirigeant organisé et planifiant, Maelor était le stratège, à l’aspect aussi martial que sa fonction. Taelor avait l’air bien jeune mais déterminé. Revoir ses frères en mosaïque fit plus de bien à Maelor qu’il ne l’aurait cru. Les voir ainsi, tenant tous les trois la bannière de la République, le touchait énormément. Il trouvait curieux de voir également représentés Vaerys et Vaegor car on ne trouvait que peu de branches cadettes sur cette fresque. Le visage éploré d’Alynera les surplombant tous, les couronnant de ramures d’olivier, le rendit immédiatement triste, sans parvenir à expliquer pourquoi. La vision de la Bénédiction d’Aegarax, sa sœur de feu Maelyrax, arracha à Maelor un râle sourd et de nouvelles larmes. Il se revoyait heurtant le sol à ses côtés à Bhorash, il entendait son grognement plaintif lorsqu’elle avait compris que sa vie était terminée, il ressentait encore la douleur dans son épaule comme s’il avait reçu le projectile. Il se laissa choir à terre, s’asseyant péniblement sur les marches noires. Il ne détachait plus les yeux de la dragonne, de ses écailles blanches, de ses yeux bleus tristes.
Maelor était ignorant du sort des siens, il n’avait aucune idée de la tragédie qui avait frappé les Vekaron et dont il n’avait été que la première des victimes. Libéré de son purgatoire ghiscari, Maelor avait été ramené dans un bien triste état à Valyria par une alliée : Alyrea Lyseon. Relâchant la pression d’années d’exploitation et de privations, Maelor avait tenu bon jusqu’au moment où leur navire avait quitté les quais de Ghis. Alors, il s’était simplement effondré. Il avait émergé presque miraculeusement alors que Mhysa Faer était en vue. Intimant le silence à tous, ne souhaitant guère parler, il s’était réfugié dans un coin de la dunette du navire, observant les tours de la grande cité portuaire émerger de l’horizon. En débarquant, il n’avait pu s’empêcher de tomber à genoux, baisant ce sol qui était celui de ses ancêtres, qui était béni des dieux. Prit d’une nécessité absolue de revenir au plus vite chez lui, de retrouver ses frères, sa sœur et ses parents proches, Maelor avait sauté sur un cheval dès qu’Alyrea avait pu lui avancer l’or et il s’était lancé sur les routes vers Valyria, ne s’arrêtant que pour laisser sa monture se reposer. Il n’avait guère mangé durant trois jours, chevauchant jour et nuit, nuit et jour. Il était arrivé à Valyria peu avant la tombée de la nuit et il avait encore dû arpenter une cité qui avait bien changé en quatre années.
La nuit était tombée avant qu’il n’atteignît le Quadrant Ouest. Les rues s’étaient vidées et on lui parla du couvre-feu, l’enjoignant à rapidement rentrer chez lui. La situation était visiblement très tendue à Valyria, mais Maelor n’avait aucune idée de ce qui avait provoqué cela. Il s’était la réflexion qu’il n’aurait peut-être pas dû planter Alyrea à Mhysa Faer et écouter ce qu’elle avait à lui dire. Il était finalement arrivé à Tour Vaekar pour trouver les portes fermées et l’endroit plongé dans le noir. On était à l’heure la plus sombre de la nuit et tout le monde devait dormir. Cela n’avait évidemment pas arrêté l’un des Lierres, qui s’était retrouvé une âme d’enfant en recherchant ses anciens passages d’escalade. Il en découvrît de nouveau que son corps d’adulte lui permettait d’arpenter sans danger. Bientôt, il s’était de nouveau retrouvé au faîte du mur d’enceinte, le parcourant en équilibre, avant de finalement se glisser à l’intérieur pour finir face à la fresque qu’il admirait en pleurant de nouveau. Le décès de son père avait profondément touché Maelor et il brûlait de pouvoir apporter le réconfort de son retour à sa mère. Dans une prière adressée à voix basse à ses deux parents, il s’annonça enfin.
« Père, Mère. Je suis de retour. »