« Merci de nous avoir permis d’assister à ces débats, Sénateur Bellarys. »
« Je vous en prie, tous les deux, il est normal que les premiers concernés puissent contempler de tels échanges.
L’armée vous soutiendra toujours, ainsi que son humble représentant.
Profitez, mes amis. »
Laissant ses invités dans sa propre loge, Aeganon, vêtu de sa toge sénatoriale et rasé de près pour l’occasion, se dirigea vers celle de Lucerys Arlaeron, où il retrouva son compagnon Maekar Tergaryon. Après avoir salué les deux hommes, il prit place, attentif à balayer la salle de son regard d’aigle, perçant et tranchant. Il aperçut Elaena, resplendissante dans sa propre tenue, et avertit ses yeux pour éviter une remarque du frère de cette dernière, qui n’eut pas apprécié que son ami se laisse aller à ses errements ordinaires. A la place, il se contenta de lui adresser son éternel sourire en coin, conquérant et appréciateur, pour l’encourager, oubliant un instant les différences de faction pour se concentrer sur quelques souvenirs d’enfance. Qui eut cru, voici quinze ans, qu’ils se retrouveraient tous ici, les fiers fils et filles de la Valyria du Centre, éparpillés aux quatre coins de cette assemblée qui réunissait toute la péninsule. Seul son jumeau manquait à l’appel, et son cœur se serra douloureusement, tandis qu’il contemplait ce qui aurait dû être son siège. Il en avait tant rêvé, de cette première confrontation, de darder sur son aimé cette expression affectueuse et orgueilleuse à la fois qu’il avait tant perfectionné à son contact, cette douce musique de leur rivalité amoureuse qui n’était connue que d’eux, mais qui résonnait si délicieusement à ses oreilles, et la nuit au creux de son cou et de ses reins. Hélas, la confrontation tant attendue n’aurait pas lieu, ou plutôt sous une forme différente, car Jaegor Bellarys, le patriarche redouté, venait de prendre place, saluant ses voisins de la faction civiliste. Un bref instant, ses pupilles améthyste croisèrent celles de son second fils, si semblables aux siennes. Et il lui offrir son rictus caractéristique, déformation cynique de ce sourire chaleureux qui avait fait, dans l’armée et auprès des femmes, la réputation du cadet de la famille. Ce dernier, presque amusé, dévoila ses dents, comme un prédateur, et il eut l’impression, l’espace de quelques secondes, que son paternel et lui se jaugeaient, mais aussi, secrètement, se comprenaient, mus par le deuil familial et l’absence du fils et frère adoré. Ils ne s’aimaient pas. Qu’importe. Il en était un autre qui avait leur attention, et pour lui, ils étaient capables de s’entendre. Ou du moins, de faire semblant.
Et enfin, tout commença. Le polémarque appela au silence, et le silence fut. Puis, Aeganon vit son mentor monter à la tribune, son cœur se gonflant d’orgueil en observant l’éminent capitaine-général parler si puissamment, si fortement, si clairement de ce qu’ils s’apprêtaient à faire aujourd’hui. Voilà pourquoi il avait été élu par sa légion. Voilà pourquoi il était Sénateur. Voilà pourquoi il avait décidé de suivre l’Arlaeron : pour défendre les siens, et pour bâtir une Valyria plus juste, plus préparée, aussi, au pire. Ils ne seraient plus des proies. Ils avaient l’occasion de devenir des dragons, semblables aux montures que les plus éminents d’entre eux chevauchaient, en élevant leur civilisation au firmament. Quelle fierté d’être associé à de telles avancées ! Du coin de l’œil, il guetta sa propre loge, se repaissant des émotions passant sur le visage de ses invités. Oh, oui, ce jour serait grand. Et sinon, nul n’ignorerait en Valyria les noms de ceux qui avaient refusé assistance aux sacrifiés de la guerre. A cet instant, tandis qu’Oeil d’Argent achevait son discous, il se le promettait : chacun, dans cette assemblée, serait comptable de ses actes. Il y veillerait personnellement. L’intervention de Baelor Cellaeron, opportune, achevait de présenter un front uni bienvenu, entre les partisans de la guerre et l’artisan de la paix. Deux Valyria si opposées s’alliaient. Le signal était fort. Et le roué obligeait Elaena à prendre position, en pariant sur sa nature. Aeganon lui-même s’était demandé si la jeune fille aux farouches idéaux se trahirait pour tenter de prendre le rusé à contrepied, ou bien suivrait-elle, dans la surenchère ? La seconde option fut choisie. Durant toute son intervention, Aeganon ne la quitta pas des yeux, appréciant l’évolution de la petite fille d’antan qui parlait avec tant d’éloquence des pertes de sa famille. Le sang versé avait parlé … comme il l’avait parié, quelques jours auparavant, lors d’une réunion de travail auprès de Lucerys. Nombreux étaient ceux sensibles à leur proposition par le simple fait d’avoir perdu des êtres chers. Et puis, qui oserait expliquer doctement que tant de familles pouvaient crever comme des chiens, la langue pendante dans le caniveau ?
Il y en eut. Gazarelys, ou ce qu’il en restait, prononça le discours le plus ahurissant qu’il ait entendu, et il avait connu les envolées lyriques de soldats sur les genoux et une puterelle en main, à moins que ce ne soit l’inverse. Manifestement, il avait reçu davantage de gravats sur la tête que ce que les mages avaient pu dire. A moins que tellement de sable ne lui soit rentré par les oreilles qu’il avait fini par avoir le cerveau aussi éboulé que sa propre maison. Et il déblatérait, encore et encore, sur les dieux, le destin, la grandeur de Valyria. Ah, tiens, bien sûr, qui n’avait pas essayé la prière pour nourrir sa famille ! Les gueux, quels idiots vraiment ! Il faudrait sûrement donner l’astuce aux mendiants du quadrant est. A moins qu’il ne soit plus sage d’expliquer doctement aux mutilés qu’ils n’avaient qu’à serrer les dents, parce qu’il y avait pire qu’eux ? Était-ce un concours sordide ? Celui qui mourrait était-il donc le perdant d’une sinistre farce divine ? Les fanatiques étaient la pire engeance du Sénat, et si Aeganon, en de pareils instants, avaient envie de lui crier d’aller se détendre dans les établissements de Cellaeron, il se retint, non sans penser avec mesquinerie qu’en même temps, le malheureux maquereau se demanderait bien par quel endroit faire passer ses étalons : le Brisé était après tout bel et bien troué.
Une fois le supplice terminé, et que les malheureux valets ramenèrent leur fardeau inepte à sa place, la torture continua, tandis que Maegon Riahenor prenait la parole. Mentalement, Aeganon se demanda combien de temps il mettrait à trouver un moyen de parler de ses glorieux ancêtres. Trois minutes, à vue de nez. Raté. Deux minutes trente, avec en bonus la dénonciation récurrente des fondations de la République. Original, de s’en prendre à l’institution dans laquelle on siégeait, et de rappeler à quel point on n’avait pas été digne de la charge offerte par les dieux, pour s’être fait renverser à cause de sa gestion pathétique. Bigre, c’est que cela devenait un spectacle comique, le Sénat ! Comparer la destitution de familles aux souffrances des soldats de la République, il fallait être aussi fat que l’ancien capitaine-général pour l’oser, mais rien ne semblait l’arrêter, surtout pas le niveau de décibels. Décidément, après avoir fait souffrir leurs neurones face à tant de récriminations puériles, voilà que l’auguste dynaste décidait de massacrer leurs tympans comme la dernière pucelle qu’il avait chevauchée. Et … oh, le fieffé coquin ! Pardi, le Bellarys s’attendait à des récriminations immédiates alors que, sûr de lui, la descendante d’une des Triarques expliquait doctement comment s’accaparer davantage de richesses en spoliant les valyriens. Mais … non ? Enfin, était-ils tous encore sous le choc de ses braillements ? Avaient-ils perdu l’audition, ou simplement la raison après les délires de Gazarelys ? Serrant les poings et contractant sa machoîre, Aeganon darda son regard de feu sur l’assemblée, cherchant les réactions attendues, avant de terminer par ses invités ? Leur expression de choc le rasséréna un peu. Il ne fallait pas perdre ses objectifs. Ils étaient là, à quelques mètres de lui. Tous auraient dû le savoir.
Sa fureur se transforma en un dédain suprême quand Echya Odenys décida de se joindre à la danse, complétant le trio des mercantilistes. Les mouches voletaient toujours après les déjections des prédateurs de premier ordre. Elle se positionnait à l’inverse de ses deux concurrents, ce qui n’étonnerait personne. La tactique était grossière, le discours vomitif, bref, tout était parfait. Mais finalement, c’était peut-être la plus attendue. Elle n’avait pas tenté de surprendre, et sans doute n’en était-elle pas capable. Aeganon manqua lever les yeux au ciel face à la docte leçon, et une fois encore, ses yeux se tournèrent vers ses invités, qui exprimaient une rage contenue en entendant la maîtresse de guilde pérorer sur le coût des vies humaines – de leurs vies. L’attaque contre Œil d’Argent et les militaristes le laissa de marbre. Plutôt que de réagir, il affecta de regarder ses ongles d’un air chagrin, comme si tout cela n’était qu’une longue pièce qui tardait à trouver sa conclusion, et que les insultes d’Odenys lui faisait autant d’effet que sa première chaude-pisse. Alors qu’elle finissait de pérorer, il attrapa un bout de parchemin et y griffonna la seule information dont il avait besoin :
« Oui ? »
Il la passa à Lucerys, et son imperceptible mouvement de tête lui donna toutes les informations dont il avait besoin. Après toutes ces années à ses côtés comme aide de camp, Aeganon avait appris à lire entre les lignes de son front plissé, la moindre inflexion de son visage prenant l’apparence à ses yeux d’une phrase complète. Il savait ce qu’il lui restait à faire. Cela avait été convenu entre eux : au capitaine-général la glorieuse ouverture, et à son chien fidèle la mission de remettre à leur place les importuns, ou de galvaniser la foule. Il faudrait faire les deux. Mais il relèverait le défi, s’en pourléchant les babines. Il n’avait pas été choisi par un Ancien pour rien : le Bellarys était fait d’un feu ardent, qui brûlait tout sur son passage, qui était fait pour attiser les flammes, emporter les fétus de paille, et protéger son maître en allumant des contre-feux. La demande de parole fut faite. Puis acceptée. Et ce fut à son tour de se diriger vers la tribune. Arrivé devant cette dernière, il prit une profonde inspiration, balaya à nouveau l’assistance de ses pupilles de fauve, puis son sourire s’élargit, et il prit la parole :
« Estimées Lumières, honorables Sénateurs, vénérable polémarque, c’est avec émotion que je me tiens devant vous pour la première fois. Je suis, pour beaucoup d’entre vous, un inconnu, mais j’espère que, par cette prise de parole, vous me connaîtrez un peu mieux. Quant à moi, j’ai déjà énormément appris en écoutant les nobles voix qui se sont succédé ici. Alors, j’aimerai que vous vous joigniez tous à moi pour applaudir tous ceux qui ont eu le courage d’exprimer les convictions que nous avons pu entendre. »
Il joignit le geste à la parole, amusé intérieurement des expressions interloquées qui se peignaient sur le visage de certains. Il s’arrêta, et reprit son discours, une lueur que ses proches ne connaissaient que trop bien dans le regard :
« Oui, j’admire tous ceux qui m’ont tant fait grandir aujourd’hui. Et je tiens à leur exprimer tous mes remerciements. A la Sénatrice Echya Odenys, je veux offrir toutes mes félicitations, pour m’avoir montré ce qu’était la franchise. Elle nous a rappelé qu’effectuer son devoir de citoyenne de Valyria en concourant à l’effort de guerre lui avait été déjà particulièrement insupportable, et que par conséquent, il était impensable qu’elle sacrifie davantage sa fortune, et surtout celle des autres, puisque nous avons parlé tantôt d’utiliser le butin de guerre. Mais Echya Odenys a l’honnêteté de nous dire, en conscience, que voir tant de richesses qui ne lui appartiennent pas aller à ceux qui en ont le plus besoin, et pire, à la défense des frontières de Valyria et au développement des villes de notre glorieuse péninsule, lui est proprement insupportable. Comme je la comprends !
Imaginez, Sénateurs, à quel point il est douloureux de penser que de tels trésors vont servir à financer les investissements de demain, et les profits d’après-demain ! Non, vraiment, son opposition farouche est aussi compréhensible que ses évidentes lacunes économiques. Mais sans doute, elle nous l’a démontré avec détermination, qu’en tant que représentante de la guilde des orfèvres, manquer de vue à long terme est une qualité évidente pour en défendre les intérêts. Après tout, qui suis-je, modeste soldat, pour laisser entrevoir les profits évidents qui viendront des contrats à venir ? Vraiment, je salue sa prise de position si franche et intéressante, qui m’a tant appris sur son manque éclairant de lucidité et de clairvoyance. Heureusement que le Sénateur Cellaeron et la Sénatrice Tergaryon nous ont fait la démonstration éclatante de leur propre intelligence toute mercantile, et de leur capacité à choisir le meilleur.
In fine, la Sénatrice Odenys, pour nous expliquer qu’elle laisserait le reste du peuple mourir de faim, nous a aimablement rappelé qu’il n’y avait aucune noblesse en elle ou dans son nom. Je tiens à la rassurer : au vu de ses propos, nul n’oserait prétendre le contraire. »
La pique finale fut accompagnée d’un immense sourire destiné à ladite Sénatrice, tandis que la salle bruissait de murmures. Le ton doucereux des premières phrases avait laissé place, sur la fin, à l’attaque. Aeganon avait ferré l’attention du Sénat, et il n’allait plus lâcher sa proie.
« Je salue également le discours du Sénateur Maegon Riahenor, qui restera probablement dans les annales de notre noble assemblée comme un superbe exercice oratoire. Que dire de plus, face à cette pirouette acrobatique exécutée sous nos yeux, qui consiste à voir un ancien capitaine-général trahir ceux qui sont morts par ses ordres et pour Valyria ? »
Murmures appuyés dans la salle.
« En vérité, nous venons de descendre d’au moins soixante-dix pieds sous terre, tant la proposition qui nous a été faite est d’une bassesse rarement égalée. Cependant, en dénonçant l’hypocrisie régnant dans cette assemblée, le Sénateur Riahenor nous a également offert un rare témoignage d’autocritique, que nous saurons tous apprécier à sa juste valeur, je n’en doute pas. »
Quelques ricanements furent tus autant que possible.
« En tant que jeune homme un peu simple, je n’imaginais pas possible, voyez-vous, Sénateurs, de prêcher la fin d’un statut apparemment, je cite, pire que celui d’un esclave, pour après enchaîner sur un succédané qui, s’il n’en a pas le nom, en a l’apparence, le goût et … oh, mais, ne serait-ce pas exactement la même chose ?
Examinons de plus près cette remarquable idée. Ainsi donc, des valyriens qui se sont héroïquement sacrifiés pour leur patrie verraient leurs biens confisqués, puisque, je sais que cela peut surprendre ceux qui n’ont que peu passé de temps avec leurs soldats, mais nos valeureux hommes ont des femmes. Des enfants. Des cousins. Des neveux. Ce qu’on appelle communément une famille, et qui, elle, n’a pas disparue. Cette famille est le principal souci du Sénateur Arlaeron, et je partage pleinement cette noble inquiétude. Ainsi donc, ceux qui, par la perfidie ghiscarie, ont été privé d’un père, d’un frère, d’un fils, de toute une branche de leur gens, verraient donc leurs biens donnés à d’autres. Seraient obligés d’en devenir les débiteurs. Et n’en auraient plus l’usufruit … ni le fruit, puisque la propriété serait diluée.
Bien entendu, je n’oserai émettre d’hypothèse sur les noms de ces grandes familles qui centraliseraient ainsi un pouvoir usurpé et ignoble. Qui profiteraient de la détresse de certains pour leur offrir cette pomme empoisonnée dont l’odeur putride n’a pas échappé, j’en suis certain, à la vigilance de l’ensemble de cette assemblée ? Sûrement pas celui qui, après nous avoir rappelé avec amabilité qu’il vient d’une famille qui a été déjà été coupable de tels agissements, tenterait de remplir les coffres de sa famille sur le dos de nos morts ? »
Fini l’hypocrisie et les faux-semblants. Il était temps que les choses soient dites.
« Comment ne pas aborder, enfin, la leçon magistrale du Sénateur Gazarelys, qui nous a doctement expliqué qu’il n’y avait rien à lui apprendre. En effet, je n’ai rien à apprendre au Sénateur Gazarelys en matière de souffrance et de compassion. Manifestement, son empathie s’arrête à mi-cuisse, si tant est qu’il en ait été un jour pourvu. »
Les cris d’indignation se mêlèrent aux expressions d’approbation. Cette fois, cependant, Aeganon abandonna sa posture de douceur vicieuse. Son visage luisait de colère, et sa voix s’éleva avec force :
« Ce que nous avons entendu aujourd’hui est une insulte à la face de nos morts, à la face de nos dieux, à la face de Valyria toute entière.
Comment peut-on proférer de telles ignominies ? L’on veut gloser sur notre civilisation ! Parlons-en ! Notre proposition est la base d’une nouvelle Valyria, oui. Car la question qui se pose, est bien de savoir si nous voulons n’être rien de plus qu’un amas sans intérêt et sans âme, comme la cruelle Ghis, ou bien une République qui s’élève en se souciant des siens, qui promeut la grandeur de notre sang, en honorant ceux qui se sont battus pour elle ?
Chacun a fait des sacrifices. Mais tous ne se valent pas. L’honorable Sénateur Gazarelys en est l’exemple le plus frappant : une fortune se reconstruit, oui. Mais rien ne remplacera jamais un être aimé tombé sous la barbarie de nos ennemis. Tous, dans cette assemblée, nous le savons. Qui n’aurait pas sacrifié or, pierres précieuses, soieries, pour revoir un instant le visage d’un fils, d’un père, d’un frère, d’un ami, d’un fiancé, d’un mari ? Et, tous n’ont pas la chance d’être aidé par une fortune existante. Echya Odenys nous l’a dit avec élégance : il est des situations plus avantageuses que d’autres.
Oui, Sénateur Gazarelys, tu as réussi à te construire une nouvelle vie. Grand bien te fasse. Souffre que j’en attribue le mérite non pas à ta ferveur, mais aux comptoirs que ta famille possédait, aux amitiés que tu as su faire jouer, et au soutien que certains t’ont accordé.
Le fils du cordonnier qui pleure son père, a perdu son bras et est étranglé par les dettes n’aura pas cette chance. La fille du tanneur qui ne peut plus faire le mariage dont elle rêvait avec le jeune tanneur d’en face et réunir leurs deux établissements restera abandonnée. La tisserande qui est si fière de son travail ne pourra pas trouver un moyen de s’occuper de ses enfants en bas-âge et continuer son métier.
Mais que sont ces histoires, me direz-vous ? Elles sont devant vous. En ce moment même, elles vous écoutent. Elles sont dans ma loge. Elles espèrent tant de vous. Elles veulent seulement avoir la possibilité de continuer leur vie, et de voir leurs noms honorés. Elles y ont droit. Et elles le rendront au centuple. »
S’adressant aux trois figures à sa loge, qui s’étaient avancées et apparaissaient en pleine lumière, jeune fille drapée dans sa robe avec dignité, gironde et jolie, jeune homme raide et moignon replié contre son torse, femme tenant dans ses bras un paquet de langes, symbole de ses espoirs passés et, désormais, de ses difficultés à venir, il déclara :
« Mes amis ! A quoi serviront ces dons ?
Maelara Diteros, tu épouseras ton promis, et vous travaillerez d’arrache-pied pour agrandir votre bien commun, et avec ta dot, tu achèteras un esclave pour aider à tanner les peaux pour fournir les fourrures dont se pâment nos plus belles coquettes, je suis certain que bon nombre de Sénatrices et de Sénateurs avides de plaire à une dame sauront apprécier ton travail et celui de ta gens.
Araxes Todanys, tu pourras redresser la boutique de ton père, et engager un aide pour lui transmettre le savoir-faire que tu as reçu, mais que tu ne peux désormais utiliser toi-même, et ce, sans devoir te vendre pour obtenir un patronage qui t’étranglera.
Gracialys Saeremon, tu pourras continuer à exercer ton métier tout en payant une garde pour tes enfants, et peut-être pourras-tu prendre un aide dans ton atelier ? Sinon, que te resteras-tu ? Abandonner tes enfants pendant de longues journées, alors que le dernier est si jeune ? Rester avec eux, et attendre que la faim te contraigne à la mendicité, ou à un autre destin ?
Est-ce à cela que vous voulez contraindre nos veuves ? A ce destin que le Sénateur Baeriar a si bien évoqué, avec tant de sensibilité et d’intégrité ? »
S’animant, Aeganon les pointa avec virulence :
« Regardez-les ! Mais regardez-les ! Ils sont les visages du renouveau de Valyria. Ils sont notre avenir. Nous pouvons les aider à devenir grands. A nous rejoindre, peut-être, un jour. Je sais que les honorables Sénateurs issus de la Guide des Tisserands et ne me contrediront pas : Gracialys Saeremon représente un noble métier, et pourrait être une noble dame de notre Assemblée.
Allons-nous y pourvoir ? Allons-nous céder à la division, aux petites ambitions, aux promesses serpentines qui ne profitent qu’à ceux qu’elles engraissent ? Aux imprécations stériles qui préfèrent attendre, plutôt que d’agir ? »
Sa voix tonna :
« Pour ma part, j’ai choisi. Comme les Sénateurs Cellaeron et Baeriar, comme la Sénatrice Tergaryon, dont j’applaudis encore une fois la hauteur de vue, la dignité, mais aussi la finesse d’avoir vu tous les aspects de cette loi, qui réparera le passé comme elle pavera notre avenir, sans compromission ni volonté de tirer un abject parti de la détresse de notre noble peuple.
J’ai choisi la grandeur de Valyria. J’ai choisi la grandeur de nos villes. J’ai choisi la grandeur de son peuple. J’ai choisi la prospérité de son économie.
Et je refuse d’entendre que cette proposition dénature la République. Elle l’honore. Je refuse d’entendre que cette proposition abaisse notre peuple. Elle lui permet d’accéder à des positions dont certains n’osaient rêver. Je refuse d’entendre que cette position nuirait à notre économie. Elle lui profitera au centuple, car elle libérera les énergies, permettra à nombre de valyriens de s’établir, améliorera ses infrastructures, et ainsi facilitera notre commerce, tout en amenant de nouveaux clients à nos guildes, à savoir ces travailleurs qui investiront le fruit de leur labeur dans les splendides créations de nos artisans, dans les merveilles importées par nos marchands.
Il n’est pas lieu de se demander à qui profite cette loi. Elle profite à tous. Elle profite à Valyria. Elle est l’âme de notre peuple, si inventif, si vigoureux, si prompt à se relever. »
D’une voix vibrante, où perçait la détermination, il acheva :
« Sénateurs, Sénatrices. Votez pour ceux qui ne sont pas ici pour se défendre. Votez pour ceux qui, tremblant, attendent votre verdict. Votez pour ceux qui enrichiront Valyria, plutôt que de grossir les rangs des déshérités, des malcontents, des fauteurs de troubles poussés par la faim et la misère. Votez pour eux. Et votez pour vous.
Votez pour Valyria.
Estimées Lumières, honorables Sénateurs, vénérable polémarque, je vous remercie. »