Quadrant Sud & An 1066, mois 5
Aeganon frappait, aveugle à tout ce qui n’était pas chair écailleuse s’affaissant contre son épée. Le sang giclait, maculant ses doigts, ses bras, son visage, son corps, se mélangeant au sien. Tout son être n’était que souffrance, et il l’offrait en retour, dans une vengeance morbide contre cet ennemi qui l’avait tellement martyrisé. Il ne sentit même pas que la bête, enfin, avait fini de tressauter, qu’elle avait été emportée par le trépas. Inlassablement, il continuait son macabre massacre, se raccrochant au liquide qui gouttait au sol et l’empuantissait comme au témoignage que c’était celle vie-là qui était perdue, et non la sienne. Il trouvait dans cette expression de mort la plus pure le courage de continuer sa propre existence, au-delà de la douleur qui perçait par chaque pore de sa peau. Il se gorgeait de sa tuerie, pour oublier qu’il n’était qu’un mort sursis. Ivre de rage, de haine et de l’odeur du wyrm abattu, il se délectait de ce qu’il lui infligeait, de cette tête hideuse qu’il martelait, comme s’il s’en moquait, après tout ce qu’elle lui avait fait subir. Il se souvenait de ce qu’il avait vu dans l’œil de la créature, avant qu’il ne l’énuclée. Et un rire manqua le traverser, alors qu’il se rendait compte qu’il avait, pour un temps, triomphé. Ses côtes malmenées le ramenèrent à la réalité, ainsi que la voix de Maekar. Un sourire ironique le traversa : la victoire avait un goût amer. Il ne servirait plus à rien, désormais. Rampant tant bien que mal à l’abri, il laissa le Tergaryon vérifier la situation de son dragon ainsi que de Laedor. Lui s’affala contre un rocher, et tenta de se souvenir de la manière dont on respirait sans avoir envie de s’arracher les poumons de la poitrine. Chaque mouvement était une torture. Mais au moins, souffrir lui rappelait qu’il était encore vivant. Qu’il avait une chance de revoir les siens. L’image de Daemor s’imposa dans son esprit, à nouveau. C’était instinctivement vers son jumeau qu’il s’était tourné, lorsqu’il avait cru que la fin advenait. Et c’était encore vers lui que ses pensées se dirigeaient, maintenant qu’il repoussait la fin, pour un temps au moins. Ah, il rirait sans doute de voir le fier guerrier ainsi malmené. Ou peut-être qu’il serait fier de l’avoir vu lutter avec son épée pour toute compagne, face à un wyrm adulte. Qui serait assez fou pour le croire, lorsqu’il le raconterait ? Peut-être enfin qu’il serait inquiet, au moins un peu. L’espace d’un bref instant, Aeganon se perdit dans une rêverie réconfortante, celle d’imaginer les lèvres de son jumeau contre les siennes, venues lui murmurer à quel point il l’aimait. Chimères, mais douces pour celui qui n’était pas certain de tenir jusqu’à leur hypothétique réalisation. Voyant Maekar s’approcher à nouveau de lui, le Bellarys s’efforça d’afficher un sourire bravache, qui ressemblait davantage au rictus d’un cadavre, puis il crachota :
« Heureusement que je ne suis pas gaucher … Ce wyrm m’aurait arraché un atout de choix auprès des dames. Même si manifestement, ma langue a survécu. Déjà cela.
Enfin, si tu pouvais m’aider à sauver ma main … »Montrant sa senestre percée et tuméfiée, Aeganon entreprit sans plus de cérémonie de déchirer sa tunique, puisque de toute façon, il faudrait aussi lui bander les côtes. Avec le tissu réduit en charpie, il entreprit de faire des bandes à peu près régulières puis, se levant, il se tourna et, appliquant cette vieille technique connue depuis la nuit des temps, entreprit d’uriner sur les bandelettes de tissus afin d’obtenir un désinfectant très rapide, quoique peu ragoûtant. Au moins, l’armée avait suffisamment endurci leurs estomacs pour qu’ils n’en aient honnêtement pas grand-chose à faire. Une fois ceci fait, Aeganon récupéra donc les tissus humidifés et entreprit de nettoyer sa main avec, tentant de ne pas tressaillir. Apercevant une main qui sortait d’un monceau de rochers, il commanda à Maekar :
« Sors-moi ce macchabée de là … »Une fois le corps en partie découvert, il s’approcha et entreprit de tailler ses vêtements sans l’ombre d’un remords, puisque l’autre n’en aurait guère l’usage dans les bras de Balerion. Les nouvelles bandelettes propres faites, il entreprit de bourrer la plaie comme il le put, et de solidement bander la main pour maintenir la boule compacte en place. Au moins, le sang ne coulerait plus. Avisant la tunique de Maekar, Aeganon lança :
« Je crains de devoir profiter de toi … mais n’aie crainte, je ne dirai rien à quiconque. »Il avait un instant hésité à mentionner Elaena, mais puisqu’il ne savait pas exactement où la jeune femme se trouvait, il préféra s’en abstenir, laissant la plaisanterie planer entre eux, plus lourde qu’il ne l’aurait voulue, in fine, alors qu’il cherchait plutôt à détendre tant bien que mal l’atmosphère, et surtout à oublier qu’il ne savait si ce jour serait le dernier qu’il – et qu’ils – verrait. Et enfin, il prononça l’inévitable :
« Bande-moi les côtes. Serre aussi fort que tu le peux. »Ainsi fut fait. Stoïque, le Bellarys serra les dents autant qu’il le put, se souvenant de l’arrachage de la flèche reçue à Tolos pour se convaincre qu’il pouvait supporter la douleur en silence. La jointure de ses mains blanchit, mais il tint bon. Ils avaient fait tout ce qu’ils pouvaient. Aux dieux plaisent, désormais. S’appuyant sur Maekar pour avancer, Aeganon et lui reculèrent afin de se mettre encore davantage à l’abri. Avisant un imposant rocher, le sénateur déclara à son comparse :
« Va aider à dégager ceux qui sont plus bas … je leur dirai où avancer. »Appuyé là, comme un naufragé accroché à son radeau, le dos calé contre la pierre, il entreprit donc de guider les blessés qui revenaient vers la fragile chaîne mise en place par les autres survivants, leur indiquant le passage le plus aisé. Au loin, il entendait toujours Vaemor, Kyraxes, Laedor et le wyrm combattre, priant Vaghar pour que son frère d’armes triomphe et leur permette d’évacuer plus aisément les victimes les plus atteintes grâce à son dragon. Déjà, il imaginait comment les sangler, focalisait son attention sur les hauteurs, essayant de percevoir ce qu’il s’y passait. Cependant, ses pensées furent interrompues par un grondement insistant. Il ne put que voir les fissures dans le sol s’agrandir, puis s’ouvrir, alors que le soleil se voilait subitement, comme pour annoncer ce qui allait se passer, ce qu’il allait subir. Il n’eut pas le temps de réagir : s’il avait compris, son corps fatigué ne pouvait pas suivre. Comble de l’horreur, que d’apercevoir son trépas, à nouveau, et de ne rien pouvoir y faire. Tant bien que mal, il se retourna pour s’accrocher à son rocher, espérant vainement que cela le protègerait d’une chute où il finirait emporté par tous les débris. Cruel destin que celui de savoir la mort à portée de main, et de ne pas être capable de l’empêcher. Et pourtant, Aeganon resta étonnamment serein. Il le savait, que sa vie ne tenait qu’à un fil. Ainsi ou plus tard, dévoré par la fièvre, quelle différence ? Au moins, tout serait vite terminé. Et du reste, il avait déjà fait ses adieux, tandis qu’il était à la merci du wyrm. Il avait recommandé son âme aux dieux, et pensé à ceux qu’il quittait, à son frère. Il convoqua une dernière fois le visage adoré dans son esprit, et s’y raccrocha. Lorsque le sol se déroba sous ses pieds, il ne lutta pas. A la place, il étreignit la pierre comme il l’aurait fait pour son frère et amant, cherchant à travers les veinules de la roche à sentir les courbures de la peau aimée. Il cherchait dans la flagrance de dévastation le souvenir de l’odeur de Daemor après l’amour. Il voyait son sourire, qu’il aimait tracer du bout de ses doigts, après le plaisir, quand il contemplait son reflet dans ses yeux, et sur ce visage si semblable et si différent. Et la chute l’emporta. Il ferma les yeux, et se laissa aller.
Lorsqu’il les rouvrit, la première chose qu’il remarqua furent l’air frais et l’odeur caractéristique de chair écailleuse. Un instant, il se demanda s’il n’était pas dans les bras de Balerion, emporté vers son domaine. C’était donc cela, l’ultime voyage, après la mort des valyriens ? Pourtant, il sentait sa poitrine se soulever – avec difficulté, avec cahots, mais elle y parvenait – au rythme de sa respiration. Ses yeux, enfin, capturèrent le paysage autour de lui. Il était dans le ciel. Entouré par des griffes puissantes. Emprisonné dans une immense patte écailleuse. Et une présence se fit dans son esprit, impérieuse, antique, entièrement autre, et pourtant terriblement familière. Astyrax était là. A cet instant, Aeganon ne put s’empêcher d’éprouver une intense gratitude envers l’Ancien, et de le lui démontrer à travers leur lien. Il sentit comme un grognement lui répondre. Il n’obtiendrait rien de plus. L’imposante créature avait son attention focalisée ailleurs, il le sentait. Alors, plutôt que de l’attirer à lui, il décida de se glisser dans les pensées du roi des airs, qui l’accueillit sans trop rechigner.
Partager ce lien si difficilement définissable avec Astyrax était une expérience à la fois vertigineuse et fascinante. L’esprit du vieux dragon était totalement insondable pour un cerveau humain, et Aeganon avait toujours tenu à ne jamais s’éloigner du fil rouge qui les reliait, car il avait conscience que la folie le guetterait, sinon. Alors, il marcha sur la ligne de crête de sa consciente de la magie qui les étreignait depuis son Epreuve du Feu. Là, dans cet espace-temps si particulier, il fit face à Astyrax, et toucha son museau. Il plongea ses yeux dans les siens, et vit. Il observa la dévastation de Valyria, ce creux béant qui défigurait, furoncle immonde ayant éclaté et tout englouti, la place des esclavagistes. Il contempla ces petits points qui s’agitaient, luttaient pour vivre, mourraient. Comme tout cela paraissait futile, depuis ces hauteurs, que ces malheureux corps de chair humaine qui se trouvaient pilés, concassés, par la force de la nature. Ils n’avaient pas la force d’un élu d’Aegarax. Seul un des souverains du ciel savait quel était le vrai risque, le réel danger. Il en sentit avec l’Ancien la senteur putride. Son cœur se emplit de haine alors que des images de temps immémoriaux passaient en lui, contant cet affrontement millénaire entre deux espèces destinées à s’affronter. Il eut l’impression que de la lave en fusion coulait dans ses veines tandis que la certitude de la lutte se dessinait. Une seule créature pouvait dominer Valyria. Et elle se trouvait inextricablement liée à lui. Elle était la force, la ruse, l’expérience. Et il était impensable qu’elle ne réponde pas à ce défi, à ce gant projeté dans sa face comme le faisaient les humains. D’autres visions lui apparurent : celles de petits dévorés, d’autres wyrms, plus loin. Et la haine se mua en rage. La vengeance engloutit sa vue, alors qu’Astyrax plongeait. Avec une folie guerrière, emporté par les sentiments du vieux dragon qui déferlaient en lui, Aeganon s’immergea profondément en lui, jusqu’à perdre le souvenir de son identité, des limites de son corps et de celui de la noble créature. Ils formaient un tout, et ce dernier avait soif de sang et de revanche.
Par Astyrax, Aeganon vit clairement Maekar et Laedor ainsi que leurs montures. Il vit la victoire sur le dernier wyrm. Mais il ne s’y arrêta pas. Il savait, désormais, qu’un autre obstacle les attendait. Son désir de protéger Valyria se mêlait à l’instinct primaire de sa monture de défendre les siens. Ensemble, ils rugirent. Ensemble, ils descendirent en piqué pour prendre par la surprise la Mère des Wyrms. L’impact fut terrible. Dans le poing serré de son dragon, Aeganon ressentit durement l’impact, qui le projeta contre les immenses griffes d’Astyrax. La transe fut temporairement atténuée, et il en profita pour reprendre ses esprits humains, sans pour autant rompre son lien avec le dragon. Il ouvrit sa bouche avec lui pour cracher un déluge de feu, et sa gueule s’ouvrir en même temps pour tenter de déchirer le cou de leur adversaire. Mais en même temps, son humanité le poussait à voler au secours de ses compagnons, comme ils l’avaient fait pour lui, et à élaborer d’autres tactiques. Leur tandem avait toujours fonctionné ainsi, et il sentit, confusément, l’approbation de l’Ancien. Toussant pour s’éclaircir la voix, Aeganon hurla :
« Le Pont de Kharkolis ! »La référence, obscure, serait pourtant aisément compréhensible pour Laedor et Maekar – du moins, il espérait que l’adrénaline ne ferait pas perdre à ses deux comparses le souvenir de leurs classes militaires. Il s’agissait en effet du nom d’une manœuvre connue de la plupart des Seigneurs-dragons, qui impliquait la neutralisation d’une cible en l’enchevêtrant, tandis qu’un troisième se chargeait d’occuper son attention. A l’entraînement, Aeganon avait presque toujours tenu le dernier rôle, compte tenu de la taille de son dragon, qui n’avait pas l’agilité nécessaire à de tels mouvements. En revanche, il avait toujours brillé dans son domaine, car Astyrax avait la puissance nécessaire pour l’occuper. Avec son siècle passé d’existence, la créature était une montagne majestueuse, certes, mais surtout un prédateur retors. Ainsi, aiguillé par Aeganon, il entreprenait là de couper les trajectoires à la Mère des Wyrms pour l’empêcher de se déployer entièrement, et la forcer à se battre sans tous ses moyens, notamment son immense queue. Et il conservait son attention, pour éviter qu’elle ne se perde à taquiner les deux autres dragons plus petits, pour leur donner la plus grande amplitude de possibilités. A eux, après de jouer.
« Vhagar … arme nos bras et les crocs de nos frères. »Et sur cette ultime prière au dieu de la guerre, Aeganon joignit à nouveau son esprit à celui de sa monture, le duo combattant férocement contre leur ennemi antique et honni. A la mort comme à la vie, il n’y avait pas d’autres alternatives que de s’offrir entièrement. L’ivresse du combat les gagnait, comme celle du destin qui s’approchait.
Puisse les dieux être de leurs côtés.