An 1066, mois 5.
Les ailes sereines, Yraenarys planait dans l’azur de l’après-midi. Il voguait au milieu des pics montagneux tel un colosse céleste. Ainsi déployé, immense, dynaste parmi tous les autres, sa mère paraissait encore plus chétive qu’à l’ordinaire. Assise entre ses omoplates, la dresseuse disparaissait dans la crête cuivrée du dragon. Seuls les filaments de ses longs cheveux, défaits par un vol compliqué, trahissaient son humaine présence. Ses mains blanches tenaient fermement les piquants de sa crête. Son corps entier était contracté — à croire qu’elle, Alynera Vaekaron, Princesse de Valyria, pouvait avoir peur de tomber du ciel ! Et pourtant… Pourtant, pour la première fois de sa vie, Yraenarys lui semblait trop grand, trop large, et par conséquent sauvage et imprévisible. Loin d’obéir à ses nobles volontés, il menait sa propre promenade dominicale. Il fut un temps, un âge d’or disparu, où sa mère l’avait mise en garde envers ce déséquilibre à venir. Selon elle, les leçons du meilleur dresseur de Valyria n’y feraient rien : sa fille ne pourrait pas garder l’ascendant sur son être de feu. Prononcées par une mère jalouse, ces paroles avaient été peu écoutées — voire raillées et méprisées. Cependant, depuis que les Quatorze avaient décidé de s’amuser avec sa destinée, la belle devait souvent repenser à cette mise en garde. Après-tout, les augures avaient peut-être livrés des présages secrets à Glaïa… qui les avaient emportés dans les flammes de Balerion. Quoiqu’il en soit, Alynera et Yraenarys étaient surtout en déséquilibre car ils menaient une guerre utérine contre eux-mêmes. Chacun se repliait dans un égocentrisme handicapant, leur faisant oublier la première partie magique de leur être. Du moins, c’était surtout vrai pour Alynera qui, depuis la décès de Daelor, avait été propulsée dans des problématiques très humaines. Trop humaines pour le lien divin qui unissait les deux êtres. Marqué par le départ soudain de ses frères, morts ou devenus sauvages, Yraenarys dépérissait. Il se sentait seul, abandonné dans une souffrance inexprimable. Aussi, le dragon avait pris l’habitude de déserter la fosse draconique. Et s’il observait la position dangereuse dans laquelle se trouvait sa mère, cela ne l’empêchait pas de se rebeller de plus en plus contre son autorité. De moins en moins perché sur la Tour Vaekar, où, à l’ordinaire, il aimait s’endormir sur la pierre chaude : l’être préférait côtoyer les affres de la liberté. Pour la première fois, Alynera pouvait voir en lui le danger et l’acrimonie de sa magie.
Si haut vue du ciel, belle endormie entre les bras des Dieux, la capitale valyrienne semblait inoffensive. Tels des milliers de nuages trop bas, les vela blancs flottaient dans la tiédeur étouffante de l’après-midi. L’été n’était pas encore installé que Shrykos leur offrait déjà le parfum prémices de la saison sèche. Bientôt, les hommes délaisseraient leurs après-midis à l’amphithéâtre pour préférer la fraîcheur des thermes publiques. D’autres se confineraient dans le secret de leurs demeures. Indubitablement, la présence masculine plus fréquente en leurs royaumes, les épouses réorganisaient ces heures-là pour se réunir entre amies. Elles disputeraient quelques rumeurs, fondées ou infondées, aidant leurs conjoints à gravir les échelons du pouvoir. Quoique veuve, Alynera aurait du se trouver dans ce cocon de dragonnes protectrices, où les sourires et les rires étaient plus protecteurs que des boucliers d’argent. Elle aurait du se trouver aux côtés d’Eleana, à protéger son futur de Sénatrice, mais elle avait préféré utiliser ces heures trop rares pour s’élever dans les horizons du ciel. Dans les hauteurs, elle avait espéré puiser fraicheur et jouvence. Malheureusement, à observer l’imposante Tour Vaekar, la chaleur semblait être davantage étouffante. Cet héritage lui appartenait. Il était sien. Elle devrait vouer son existence à faire perdurer la dynastie. Avant le courroux d’Arrax, là étaient déjà ses devoirs féminins. Désormais Mīsio Lentor, elle se rendait compte que sa responsabilité était bien plus grave. Daelor, Maelor, Taelor et Vaegor partis, l’héritière devrait mettre à mal la pureté du sang Vaekaron. Oui, afin de perdurer sa lignée, elle devrait soit se tourner vers d’obscure magie, soit trouver un réceptacle mâle. Dans tous les cas, leur sang serait puisé trop profondément ou trop dilué pour qu’il n’y ait aucune conséquence. La Tour Vaekar pouvait être haute à défier les sommets des Dieux, mais les événements futurs allaient mettre à mal son prestige et sa notoriété. Du ciel, le Quadrant Ouest ressemblait à un échiquier dont il suffisait de faire bouger les tours d’ogives. L’enjeu de la prochaine partie serait le mariage… vers qui se tourner ? Nul n’était assez prestigieux pour venir jusqu’en son lit nuptial et nul n’était trop plébéien pour accepter une union matrilinéaire. À cela, il fallait ajouter un problème supplémentaire. Les fils puînés ne possédaient aucune perception réaliste des devoirs des fils aînés — encore moins de ceux exigés par les familles dynastes. Les critères étaient nombreux. Le seul homme capable de trouver grâce était Vaerys. Hélas, propulsé à la tête de sa famille, il était désormais impossible que celui-ci l’épouse. Finalement, le seul prétendant honnête demeurait Aelarys Targaryen dont la noblesse d’âme et de caractère en aurait presque fait oublier ses basses origines. Bref, l’impasse était formelle : si elle n’enfantait pas par la magie, elle devrait se vendre chez les aristocrates. Tragique désillusion pour celle qui avait était l’une des femmes les plus courtisées de Valyria !
Possessif, Yraenarys ne supportait pas qu'Alynera puisse penser à de futurs époux, des hommes sans visage, alors que ses blessures n’étaient pas pansées. Il était le premier à devoir bénéficier de ses attentions. Vindicatif, sans crier garde, il se laissa tomber en piqué vers le temple d’Arrax. Surprise, la dresseuse sentit son cœur se soulever et elle laissa échapper un cri apeuré. Un bref instant, minuscule au milieu de l’étendu du ciel, la pensée que d’ici haut la mort était la même pour tous la rassura. Mais elle n’avait pas été élevée pour avoir peur. Au contraire, elle avait été élevée pour la créer. Keligon. Le visage plaqué par le vent, sa voix est inaudible. Elle n’a pas besoin de parler, l’être magique la comprend parfaitement. Dans son corps, toute douceur féminine a disparu, ses genoux, devenus aussi dur que le roc, s’enfoncent dans les écailles du dragon. Il ne prendra pas le contrôle. Désirant se faire entendre, le dragon rugit en piquant davantage à la verticale. Alynera pouvait sentir sa colère lui parcourir les pores. Une sensation bruyante, tout aussi brulante que glacée. Il voulait lui faire peur, l’intimider, pour qu’elle lui ploie à nouveau allégeance. Ao jorrāelagon naejot keligon sir. La chute dura encore un moment avant que le dragon accepte l'ordre de sa dresseuse. Ses lourdes pattes dérapèrent devant le parvis du temple. C'est tremblante de terreur et de stupeur qu'Alynera se laissa glisser sur la terre ferme. « Jusqu'à quand continueras-tu ce petit jeu meurtrier ? » D'une main, elle tenait son bras écorché, ouvert à vif par la dureté des écailles. Yraenarys et elle avaient été élevés en parfaite symbiose depuis leur naissance. Ils pouvaient réaliser de nombreuses choses que des dresseurs ne soupçonnaient même pas. Et pourtant... elle se retrouvait là, devant lui, apeurée. Un tel comportement n’était pas admissible - encore moins devant le temple d’Arrax, Dieu des Dieux. Quel outrage était-ce ? Heureusement, en ce milieu d'après-midi, le lieu était désert. « Je n’ai pas voulu que tes frères disparaissent. Si j’avais pu sauver Vadion je l’aurais fait ! » Surplombant de sa taille imposante sa frêle dresseuse, Yraenarys baissa son long cou. Il l’observait de deux grand yeux jaunes larmoyants. Pourtant, la faute qu'il avait commise était irréparable. En proie au choc, Alynera ne pouvait trouver de punition assez sévère. Elle avait peur qu'il se retourne contre elle, la blesse à nouveau et pire... l'abandonne. « Nous ne pouvons pas continuer… » La gueule du colosse s'ouvra pour montrer ses crocs acérés. Elle eut un mouvement de recul avant de comprendre que le souffle sur son épaule indiquait une menace. Finalement, ils n’étaient pas seuls. Dans une longue inspiration, dissimulant sa blessure dans l’ample manche de sa tunique, Alynera plaqua un sourire public sur son visage. Quand elle se retourna, il disparut tout aussitôt.
« Toi ici ? »