Castel Maerion, An 1066 Mois 5
Aerys savourait le moment présent comme il essayait de le faire chaque fois qu’il en avait l’occasion depuis son retour de la guerre. Après quatre années de combats, de tension et de privations, revenir à une forme d’insouciance bienheureuse à pouvoir agir comme un enfant avait un goût proche de celui de la victoire. Bien entendu, il n’était plus un jeune garçon. Comme tant d’autres, il était parti enfant, il était revenu homme fait. Bien davantage n’étaient jamais rentrés chez eux. Les pertes valyriennes restaient encore aujourd’hui un sujet profondément tabou, y compris dans les cercles du pouvoir. On les estimait à plusieurs milliers mais certains chiffres dépassaient la centaine de milliers de Valyriens tués par les Ghiscaris : à la bataille, durant le siège de Tolos ou en mer. Pour certaines familles nobles, le tribut prélevé par la guerre était encore plus lourd. Des affaires entières avaient fait faillite, des clients avaient été exterminés, des héritiers avaient disparu, parfois avec leurs dragons. Le pire cas de figure était un dragon mutilé, ne pouvant plus voler et qui devenait aussi utile qu’un énorme crocodile cracheur de feu qu’il fallait nourrir et qui jetait un doute sur la bénédiction des dieux envers cette famille.
Il glissa tout entier dans l’eau, faisant la planche pour mieux apprécier la plénitude du moment. Il ferma les yeux, se laissant glisser dans une forme d’inconscience. Alors qu’il méditait, il flottait, dérivant légèrement selon les faibles courants, induits par les jets qui faisaient circuler l’eau.
Pour les Maerion, la guerre avait débuté alors qu’ils faisaient encore le deuil de Meleys, la fille aînée de la fratrie issue de l’union d’Arraxios et Vhaenyra Maerion. Les Quatorze avaient été magnanimes avec leur famille, les protégeant d’une nouvelle perte durant le conflit. Depuis, Aerys faisait en sorte de profiter des plaisirs terrestres qu’avait à offrir Valyria. Et s’il appréciait la froideur de cette eau, il avait également apprécié de pouvoir observer le reflet de la lune et des torches qui éclairaient doucement le patio sur la peau de Daenyra, révélant ses formes dans un clair-obscur aussi élégant que sensuel. Aerys Maerion avait été tout entier dédié à son amour de jeunesse et d’une vie : Daenerys. Les choses avaient toutefois pris un tour incongru et aujourd’hui, il faisait en sorte de repousser les limites qu’il s’était jadis imposé. Certains auraient pu y voir une forme de cynisme concupiscent alors que la réalité, parfois proche de cette perception, était souvent occultée. Aerys travaillait à oublier un amour impossible par loyauté pour les siens, par loyauté pour la famille Maerion, en l’honneur des ancêtres et des descendants. Son nom ne resterait pas gravé dans le marbre comme celui de Jaehaegaron et de Daenerys. Au retour de la guerre, il avait découvert combien de nouvelles jeunes femmes avaient fait leur apparition à Valyria. De belles demoiselles issues de certaines des familles les plus en vue de la Péninsule étaient revenues à la capitale après avoir passé leur enfance dans les villes situées parfois loin de Valyria. D’autres étaient parties alors que la guerre menaçait, cherchant refuge dans les villes moins importantes à l’Ouest, leur famille souhaitant les protéger d’une invasion ghiscarie. Ces filles parties de Valyria et de ses environs étaient revenues femmes. Et alors que les jours s’égrenaient depuis le Triomphe et la communion d’une Valyria réunifiée avec ses jeunes, le rythme des orgies, des bals, des soirées, des dîners, des représentations au théâtre et autres célébrations religieuses diverses et variées s’était enchaîné à un rythme étourdissant. Il y avait de quoi attraper le tournis : à chaque soirée, de nouvelles demoiselles aux yeux violets, roses, améthyste, parfois presque rouges ; à la peau d’albâtre, d’ivoire, rose ou parfois aux teintes caramélisées ; aux coiffures tantôt provocatrices, tantôt pleine d’élégance, souvent les deux à la fois ; faisaient leur apparition.
Et chez les hommes aussi, les nouveaux étaient nombreux. Ceux qui n’avaient pas eu le privilège de servir Valyria sous ses bannières l’avaient fait autrement, ceux qui avaient atteint leurs seize ans après la paix étaient à leur tour prêts à entrer dans la ronde du monde valyrien. Les soirées de présentations se tenaient tous les soirs. Des amertumes apparaissaient à mesure que les guerriers de jadis voyaient ces jeunes hommes pimpants discuter avec tant d’aisance avec des femmes qu’ils avaient continué à fréquenter pendant qu’eux se battaient contre la Harpie. Chez ces jeunes privilégiés, une crispation égale les frappaient alors qu’ils constataient à quel point leurs aimées étaient attirées par les histoires, les muscles et les cicatrices de ces héros partis charger des légions hérissées de piques et d’arbalètes à dos de leurs dragons.
Ses oreilles immergées, Aerys n’entendait plus rien de ce monde et il rouvrit les yeux lorsque sa tempe cogna contre quelque chose qui n’avait décidément pas la texture du bord en marbre. Il rouvrit un œil, puis l’autre. Tout d’abord, il ne vît que le ciel étoilé et les constellations que son père lui avait jadis appris à reconnaître. Puis, il croisa le regard apeuré – le mot était faible – de Daenyra Tergaryon, qui le regardait comme s’il était porteur d’une peste mortelle. Il papillonna et puis courba son dos de façon à couler la partie inférieure de son corps pour se retrouver assis aux côtés de la Tergaryon.
«
Je suis vraiment confus, je n’ai rien entendu de ce que tu as pu me dire… il me semble avoir entendu ta voix sans parvenir à sortir de l’état dans lequel je me trouvais. »
Il lui adressa un sourire penaud et encourageant, la laissant répéter ce qu’elle avait dit alors. Au début hésitante, ayant peur de passer pour une idiote, elle avait fini par accepter alors qu’il inclinait la tête dans sa direction pour mieux la convaincre.
«
Ah ! Oui, effectivement, c’est pour nous deux une situation assez inattendue, je dois bien te rejoindre sur cette position. Mais ma foi, j’ai connu plus désagréable, » continua-t-il en baissant les yeux vers le corps de Daenyra, où le froid faisait se dresser certaines aspérités.
Sans autre forme de procès, il se détourna un instant de la jeune femme pour se frotter la nuque et le torse, ainsi que pour se concentrer sur ne pas avoir l’air trop bestial alors qu’il sentait son corps réagir à la présence de la jeune femme. À la différence de certains de ses frères d’armes, Aerys n’était revenu que peu affligé de marques physiques de son passage dans l’armée. Il n’avait que quelques cicatrices infimes infligées par des accidents, par un ou deux combats un peu compliqués ou simplement par les écailles de son dragon lorsque ce dernier faisait des manœuvres serrées, le forçant à se coller à lui et, parfois, à subir une petite coupure au visage. La plus vilaine de ces cicatrices, qui tenaient plus de la coupure qu’autre chose, était la marque laissée par un carreau ghiscari qui avait manqué de le tuer. Ce dernier l’avait frappé à l’aine, déchirant sa tunique, sa cote de mailles légère et ressortant tout aussi rapidement. Sa hanche n’avait pas été touchée, mais il gardait une large trace brune et légèrement sur son flanc gauche, celui du côté duquel Daenyra était assise. La voyant se débattre avec ses longs cheveux pour les rincer, Aerys ne put s’empêcher de laisser échapper un rire moqueur en la voyant se débattre avec son cuir chevelu souillé par la boue et la cendre.
«
Laisse-moi t’aider. Il ne sera pas dit que l’hospitalité des Maerion laisse à désirer. Si je ne suis plus capable d’honorer une invitée telle que toi, je n’ai plus qu’à faire mes bagages et partir m’installer dans la cité souterraine. »
En même temps qu’il passait une main dans le dos nu de la jeune femme pour la faire pivoter, il se tût soudainement. La cité souterraine était un endroit dont on parlait rarement dans l’aristocratie valyrienne. C’était un lieu d’extrême pauvreté et de perdition. Les plus viles créatures rôdaient dans ses niveaux les plus inférieurs et c’était là que finissaient par aller s’entasser les plus pauvres, les plus vulnérables et les plus désespérés. Il y avait également des rumeurs très dérangeantes de cannibalisme. C’était là ce que la plupart des nobles les plus renseignés par ces légendes urbaines connaissaient de l’endroit. Aerys, lui, y avait mis les pieds plus d’une fois. C’était un endroit intéressant mais très hostile. Jamais les Maerion n’avaient réussi à dompter les habitants des souterrains et ces derniers vivaient sous la coupe de différents petits seigneurs du crime locaux qui agissaient à leur guise. Ils ne sortaient jamais, ou presque, à la surface et en conséquence, ne posaient que peu de problèmes aux habitants de la surface. Se vanter de la connaître, ou même la mentionner, alors que personne chez les seigneurs-dragons n’abordait son sujet était une chose idiote à faire.
Ces réflexions en tête, Aerys resta silencieux durant plusieurs minutes alors qu’il s’installait en tailleurs derrière la jeune femme. Il la fit basculer légèrement en arrière en appliquant une unique pression sur ses épaules pour qu’elle l’aidât puis utilisa régulièrement ses mains pour apporter de l’eau sur ses cheveux qu’il essayait de laver mèche par mèche avec une douceur qui le stupéfiait. Il avait toujours eu des mains plutôt fines et son gabarit trahissait qu’il tenait plus de sa mère que de son père mais en quatre ans, il s’était habitué aux cals laissés par les rênes lui permettant de contrôler son dragon Mythrax ou la poignée de son glaive. Il redécouvrait qu’il était capable de travaux plutôt subtils et fins avec ses mains. Il voyait la couleur originelle des cheveux de Daenyra qui apparaissait de nouveau. Sa position de cadet avait fait de lui qu’il avait eu beaucoup de temps avec sa mère et sa sœur, et s’il n’était pas à proprement parler efféminé, il avait appris bien des choses du monde des femmes. Il avait vu plus d’une fois sa mère aider sa sœur avec ses cheveux. Il s’appliquait donc à réitérer ces gestes qu’il avait jadis vu faire, tout en laissant courir ses doigts sur le cuir chevelu de la Tergaryon en une forme de massage crânien.
«
Tu es tendue. J’ignore si je suis particulièrement empathique ce soir, mais force est de constater que tu projettes un sacré sentiment d’inconfort. »
Il délaissa les cheveux de la jeune femme et fit glisser ses mains le long de sa nuque pour arriver sur ses épaules qui semblaient bien frêles sous ses mains de rustres. Il sentait le grain de sa peau douce sous ses pouces et la chaleur de son corps, qui irradiait jusqu’au bout de ses doigts. Daenyra avait peut-être froid, elle était peut-être assise dans un bassin d’eau qui lui semblait glacée, elle n’en restait pas moins une Valyrienne. Comme le peuple élu, elle avait le feu sacré. Elle brûlait en permanence d’une chaleur naturelle qui rappelait les volcans de la terre dont leur peuple était issu. Il laissa ses mains là, ne pouvant pas voir quelle expression était peinte sur le visage de la jeune femme. Il laissa ses mains s’attarder sur les épaules de Daenyra, se demandant quelle serait la suite de leur discussion. Il se pencha en avant, pour venir poser sa question à la Tergaryon en en faisant volontairement un peu trop. Il se moquait d’elle et dans le même temps, il se sentait comme happé en avant vers la jeune femme, comme pour mieux sonder ce que serait sa réaction.
«
C’est le fait de partager une fontaine avec un Maerion qui te dévaste à ce point, Daenyra ? As-tu entendu beaucoup de racontars sur les miens ? Je n’ose croire qu’une si belle et fière créature comme toi se laisse intimider par le premier butor à la langue bien pendue que tu croises. »