(Re)Naissance.
Chétive, la petite ombre s’avançait, dans l’obscurité ambiante. Dans le Palais, tous et toutes étaient endormis depuis fort longtemps. Elle avait trouvé son chemin dans l’obscurité, s’aidant des quelques torches qui ne s’étaient pas encore éteintes, faute de combustible, des étoiles et de la lune dont les lueurs perçaient dans les fenêtres. Gravir les marches de l’une des tours de ce Palais où elle avait vu le jour avait été une toute autre histoire. Du haut de ses cinq années, son souffle lui avait manqué, à cette petite chose. Le simple fait de courir lui semblait être une tâche insurmontable. Gaelya était belle, elle. La petite le savait. Elle pouvait jouer avec les autres, elle. Et si elle était son aînée, elle était pourtant jugée trop fragile pour cela. Même monter en haut de cette tour lui était interdit. ‘’ Son cœur ne le supporterait peut-être pas. ‘’, avait dit sa tante. Une tante qui n’avait même pas conscience de sa présence, derrière l’huis.
Et pourtant, Naema était là, en haut de cette tour. Frêle, pâle, les traits marqués par une fatigue inexpugnable, la petite esquissa quelques pas, ses pieds nus lui donnant une démarche aussi silencieuse que celle d’un chat. Elle n’avait pas le droit d’être là. De cela, elle avait parfaitement conscience. Mais cette nuit, tout était différent. Ses rêves troublaient son sommeil, aussi étrange cela pouvait-il paraître. Ils étaient si vivaces, si prenants que sa fatigue n’en était que plus grande lorsqu’elle se réveillait. Des rêves où dragons et vouivres se mêlaient. Des rêves de feu et de cendres. Jamais Naema n’avait eu peur, cependant. De la fatigue, telle était la seule chose qu’elle ressentait, alors qu’elle s’approchait des créneaux de la tour, enveloppée dans ce châle deux fois trop grand pour elle. Il lui fallait trouver des réponses.
« … T'es là ? » bredouilla l’enfant.Pour toute réponse, la fine créature qui se trouvait posée là s’ébroua légèrement, repliant ses ailes cuivrées contre ses flancs. De son regard que Naema devinait perçant, le dragon l’observait. La dragonne, plutôt. Le terme était plus juste. Sa dragonne. C’était elle, la créature qui hantait ses rêves. Elle était là, attendant qu’elle fasse le premier pas. L’enfant resta cependant là, sans pouvoir bouger le moindre de ses muscles. Que dirait Père, s’il apprenait qu’elle se trouvait là ? Et Gaelya ? Elles avaient dormi ensemble, cette nuit-là. Pour ne pas qu’elle fasse de cauchemars, ou de rêves trop intense. C’était pour cela que leur tante leur permettait d’être ensemble même la nuit. Sa jumelle s’était-elle rendue compte de son absence ?
Passant son poids d’un pied à l’autre, se dandinant légèrement, ne sachant que faire, Naema tenait cependant toujours à portée de son regard Hyndrill. ‘’ Elle entend son appel, Daenerys. Je sais que tu tiens à cette petite. Nous tenons tous à elle. Mais elle ne pourra pas l’ignorer encore longtemps. Elle a besoin d’elle autant qu’Hyndrill peut avoir besoin d’elle. ‘’ C’était son oncle, qui avait parlé ainsi. Personne ne faisait réellement attention à elle. Elle était trop petite pour cela. Son souffle était trop léger pour que les adultes puissent l’entendre, alors que leurs discussions allaient bon train.
« Je savais que tu m’attendrais… Oncle Taemon l’a dit. Tu… Tu m’attends depuis longtemps ? »Pour toute réponse, Hyndrill cligna doucement des paupières, tendant son museau écailleux dans sa direction. Alors, Naema esquissa un pas, s’arrêtant quelques instants, craignant la réaction de sa dragonne. La créature ne cilla pas, stoïque, semblable à une statue d’ébonite, dans la nuit. Mise en confiance par ce fait, l’enfant mit un terme à la distance qui la séparait de sa dragonne, tendant sa main dans sa direction. Hésitante, l’enfant l’était. Tout semblait si simple, lorsque son oncle était présent. Une erreur. Voilà ce qu’elle avait fait. Jamais elle n’aurait du monter en haut de cette tour. Son souffle en était encore court, alors que les marches se trouvaient derrière elle depuis de longues minutes, à présent. Aussi ne se voyait-elle pas redescendre maintenant.
« Hyndrill ? »Un simple nom, prononcé d’une voix étouffée, fluette. La dragonne appuyait désormais la pointe de son museau contre la paume de sa main. Surprise, Naema ne bougeait plus d’un pouce, une lueur de panique dans le regard. Les écailles orangées de sa dragonne étaient si chaudes. Une douce chaleur, plus douce encore que celle de ce lit qu’elle avait quitté. Plus douce encore que l’étreinte de sa propre sœur. Et pourtant, elle restait là, sentant le souffle de la créature contre sa chair. Un souffle tiède. Vivant. Plein de cette énergie qui lui manquait tant. Sentant ce souffle, l’enfant abandonna sa moue troublée, esquissant le plus grand des sourires dont elle était capable. Elle avait réussi !
« J’ai pas le droit d’être là, tu sais… reprit finalement l’enfant, penaude. Mais je voulais te voir… Je suis si fatiguée, Hyndrill… C’est pas juste. Les autres, ils viennent tous les jours ici, ou presque. Moi, j’ai pas le droit. Pourtant, t’es pas méchante. Enfin, pas avec moi… »L’enfant avait le souffle court, rien qu’à cette tirade. Doucement, Hyndrill lui donna un autre coup de museau, la faisait légèrement reculer. Alors, Naema s’installa à même le sol, assise en tailleur. Sa dragonne… Elle allait partir, maintenant. L’enfant en avait la certitude. Elle était trop faible. Trop petite pour elle. Jamais Hyndrill ne voudrait d’elle, lorsqu’elle serait plus grande. Ses bras étaient trop menus. Jamais Naema ne pourrait la diriger comme les autres Dames Dragons le faisaient si bien avec leurs propres dragons.
« Tu sais, Hyndrill, j’ai toujours été comme ça… Toute petite. Pas vraiment forte, aussi. Quand je suis trop fatiguée, un garde doit même me porter. Gaelya, elle est jolie. Elle te plairait plus. J’ai pas envie que tu sois triste.- Laisse-toi du temps, Naema. Une bonne Dame Dragon est une Dame patiente. »
Surprise, l’enfant releva la tête, de même qu’Hyndrill. Si la dragonne s’agita, une série de mots, accompagné d’un léger sifflement, sembla la calmer. Oncle Taemon. Il était le seul à avoir pareil pouvoir sur les dragons de leur lignage. Alors, sa dragonne reprit sa position, observant le nouveau venu, jugeant ses attentions. Naema ne se leva cependant pas. Le souffle lui manquait encore, pour cela. Aussi observa-t-elle son oncle s’approcher, pour s’asseoir finalement à ses côtés.
« … Je suis désolée… bredouilla l’enfant, la tête basse.- Cela sera notre secret, Naema. assura Taemon, calmement, portant son index à ses lèvres. Je ne peux briser un pareil moment. Vois en moi un simple spectateur de ce moment que vous partagez, toi et Hyndrill.
- Tu penses que je pourrai voler, un jour ?- Pourquoi ne le pourrais-tu pas ? »
Naema haussa légèrement les épaules. Récupérant le châle de sa nièce, qui avait glissé de ses épaules, Taemon le remplaça convenablement. Lui ne savait que trop bien le pouvoir qu’avait un dragon sur l’humain qui partageait ses jours. Sa nièce n’avait été que trop séparée d’Hyndrill. A présent que le lien avait été restauré, sa santé s’améliorerait, il en avait la certitude. Les récits de ses prédécesseurs ne pouvaient faire erreur, à ce sujet. Sortant de ses pensées, l’homme esquissa un sourire en voyant que sa nièce s’était endormie, la tête contre son épaule. Après tant de nuits passées sans sommeil, voilà que Gaelithox reprenait ses droits. Que la Vie reprenait son cours.
Tendres années.
Boudeuse, assise sur les marches de leur demeure, Naema observait les alentours, la main sous son menton. Les mots de son oncle résonnaient encore dans son esprit. ‘’ Encore un peu de patience, petite Dragonne. Tu es encore trop jeune pour voler seule. Mais le jour viendra. Une bonne Dame Dragon est une Dame patiente. ‘’ Patiente, Naema l’était. Ou tout du moins essayait-elle de l’être, du haut de ses dix ans. Qu’y pouvait-elle, si les cieux l’appelait ? Si Hyndrill semblait déçue, lorsqu’elle quittait la tour où elle se posait si souvent, lorsque l’envie de se voir toutes les deux leur prenait ? Gaelya avait réussi à la raisonner, la dernière fois, la retenant alors qu’elle était montée sur l’un des créneaux de la tour. Lui évitant une douloureuse punition également, sans doute…
« Te voilà Naema ! Cela fait au moins une heure que je te cherche ! »
Intriguée, l’enfant ne put que relever la tête. Aekar la rejoignit en quelques enjambées, affichant sa mine joueuse des bons jours. Inclinant la tête sur le côté, oubliant quelques instants la raison de ses bouderies, Naema observa son frère aîné s’approcher d’elle. Son frère aîné la cherchait ? Avait-il était mis au courant de ce qu’elle avait tenté de faire, là où Gaelya avait juste dit à leur oncle qu’elle s’impatientait de pouvoir voler, sans pour autant préciser la dangerosité de la situation dans laquelle elle s’était mise ? Son sourire semblait laisser entendre le contraire. Alors, Naema se détendit, interrogeant tout d’abord son frère du regard.
« Tu me cherchais ? Mais pourquoi ?- Oncle Taemon veut m’emmener faire le tour des terres des alentours, demain ! Je pensais que tu souhaiterait nous accom…
- Je peux ? Vraiment ?! »L’enfant avant bondit sur ses pieds, manquant de dégringoler des quelques marches restantes par la même occasion. Aekar ne la retient que de justesse, l’attrapant par un bras, laissant échapper un rire par la même occasion. Naema ne pouvait se formuler de ces rires. La proposition de son frère ne l’intriguait que trop pour cela. S’il n’était pas uniquement question d’un quelconque vol sur son dragon, ou sur celui de son frère, cela signifiait bien d’autres choses. Une grande partie de leur famille résidait dans le cœur même d’Oros, pour des raisons évidentes. Naema et Gaelya n’étaient ici que pour quelques jours. Des séjours qui se répétaient assez fréquemment, qui leurs donnaient la possibilité de voler plus librement, sous la surveillance de leur oncle, et sans les risques inhérents à la vie en cité.
« Où irons-nous ? Est-ce qu’il y aura des animaux ? La dernière fois, il y avait des lapins, tu t’en souviens ? Nous serons accompagnés de quelqu’un d’autre ?- Calme-toi, Naema, calme-toi ! tempéra doucement son aîné, amusé. Il n’y aura que toi, moi et notre Oncle. Il souhaite que je découvre une autre partie de nos terres. Je ne puis t’assurer qu’il y aura des animaux mais d’autres choses, sans aucun doute !
- Rien que toi, moi et Oncle Taemon… répéta l’enfant, pensive. Je pourrais monter avec toi ? Mais tu me fais pas de blague, cette fois !- Tu as ma parole ! assura son frère, partant dans un nouvel éclat de rire.
- Viens, nous devons nous préparer ! Et préparer ton dragon, aussi ! On ne part pas en voyage si ton autre frère est malade ! »Prenant la main de son frère dans la sienne, Naema l’entraîna naturellement jusqu’à la plus haute tour de leur demeure. Elle connaissait ce chemin par cœur, l’empruntant plusieurs fois par jour. Mais ce n’était point cette pensée que l’enfant avait à l’esprit, alors qu’elle et son aîné montaient les dernières marches menant au sommet de l’édifice. Le vent y soufflait avec une certaine force, mais la jeune fille doutait que cela soit suffisant pour empêcher le dragon de son frère de les rejoindre. Oncle Taemon lui avait expliqué certaines choses, pour prendre soin de leurs frères et sœurs d’écailles. Une mission d’importance, dont l’enfant qu’elle était se sentait dépositaire désormais, son jeune âge l’empêchant de voir les très nombreuses lacunes dont elle souffrait.
« Tu vas voir, notre Oncle m’a appris plein de choses ! Même qu’il m’a laissé essayer son casque ! Bon, il est encore trop grand pour moi… Mais il a dit qu’un jour, je pourrais le porter sans qu’il me tombe sur les yeux !- Ah bon, il t’as vraiment dit ça ? s’étonna faussement son frère, qui avait déjà connaissance de tout cela, tout sourire.
- Oui ! Un jour, je serais comme lui ! Enfin, pas tout à fait, mais quand même ! Il m’a donné l’un de ses vieux fouets, même ! Mais c’est un secret, il faut pas le dire…- Je tiendrai ma langue, en ce cas. »
Depuis longtemps, Naema avait oublié la raison de ses mornes pensées. Elle souriait, insouciante comme tous les enfants de son âge pouvait l’être. Ne se rendant même pas compte de l’importance de cet apprentissage qu’elle suivait, ce dernier se trouvant encore à ses balbutiements. Seul son aîné se rendait compte de cela, alors que sa cadette s’était approché de son propre dragon, prudemment, répétant de manière quelque peu maladroite, les gestes mêmes de cet oncle qu’elle suivait comme son ombre.
Dans l’Ombre du Palais d’Oros.
« Ne peux-tu donc pas ressembler davantage à ta sœur ? marmonna Daenerys, dans un soupir, alors qu’elle observait une servante combattre la chevelure rétive de sa nièce. Elaena aurait aussi bien des choses à t’apprendre. Corrige-moi donc ton port de tête !
- Allons, ma tante, tempéra Naema, tout sourire. Gaelya et moi sommes semblables comme deux gouttes d’eau. Si je me vêts ainsi, c’est pour que vous puissiez nous différencier l’une de l’autre ! Tu m’en voudrais fortement, si j’avais le malheur d’abîmer les belles robes que vous m’offrez sur les écailles d’Hyndrill !- Meraxes et Aegarax sont priés pour que tu retrouves toute ta tête, ma pauvre nièce ! Tu passes bien trop de temps dans les airs pour que cela soit sans conséquences sur ton esprit !
- Ma tante, ne change donc pas une fourmilière en montagne ! Il ne s’agit que de quelques tâches de boue et de poussière. J’ai trébuché dans nos jardins en poursuivant Maerion. Nous ne faisons que jouer ensemble, voilà tout.- Naema, tu seras bientôt une femme faite. répliqua sa tante, poussant un nouveau soupir. Tu as déjà dix-sept ans. Tu ne peux plus te rouler dans la boue comme une enfant. »
En disant ces quelques mots, Daenerys avait chassé la servante qui se trouvait là d’un mouvement de main. Alors, la jeune femme s’était écartée, s’inclinant humblement avant de quitter la pièce. Naema l’avait suivi du regard, alors qu’elle passait un linge humide sur ses joues. Elle avait vécu là une journée bien remplie. Si la boue qui tâchait sa peau par endroit était due au jeu qu’elle avait accordé à son plus jeune cousin, la jeune femme ne supportant guère d’être appelée ‘’ Tante ‘’ par les Tergaryon qui vivaient à ses côtés, la poussière venait de choses bien différentes. L’un de leurs dragons avait manqué à l’appel, ces derniers jours. Et pour la première fois, son oncle lui avait permis de partir à sa recherche en sa compagnie. Le vol et les différents atterrissages qui avaient parsemé leur trajet avaient suffit à couvrir sa tunique et son épais pantalon de poussière. Les choses étaient ainsi faite. Elle n’était guère femme à se plaire toute la journée dans ce Palais, comme le faisait si bien sa jumelle.
« Ma Tante, épargne-moi cette moue agacée, je t’en conjure. Il ne peut pas y avoir deux Gaelya. Comme il ne peut pas y avoir deux Naema. Je serais présentable ce soir pour accueillir nos cousins de Volantis, si c'est cela qui t’inquiètes. Ma sœur a choisi elle-même ma tenue et le parfum que je porterai. Il était même dans ses idées de proposer à Elaena de se prêter à cette tâche avec elle. Ne leur fais-tu pas confiance ?- Là n’est pas la question, Naema. Tu ne peux quitter et revenir en ce Palais ainsi. Je ne serais pas là pour m’assurer de ta tenue éternellement.
- Oncle Taemon se comporte d’une manière semblable, pourtant. Et cela ne te dérange guère. »Les traits de la jeune femme s’étaient faits plus durs, alors qu’elle déposait le linge sur ses genoux. Les plaisanteries s’arrêtaient là. Les belles étoffes et les fins bijoux n’avaient jamais eu son intérêt. A quoi bon porter de jolies choses, lorsque ses journées se résumaient à voler dans les cieux, à parcourir des lieues et des lieues en compagnie de son frère aîné afin de s’assurer de la bonne gestion de leurs terres ou à prendre soin des célestes créatures qui étaient les leurs ? Cela ne serait que du gâchis. Un bien malheureux gâchis, même. Car Naema aimait les jolies, là n’était pas la question. Le fait était qu’elle ne pouvait leur rendre honneur, de part la vie qu’elle menait. La seule fantaisie qu’elle se permettait dans de telles circonstances était ces écailles de dragon, qu’elle portait aussi bien sur son plastron, que sur ses avants bras, sur les brassards de cuir qui resserraient ses manches. Une écaille pour chaque dragon qu’elle soignait. Pour chaque dragon qu’elle accompagnait au quotidien. Dès lors, sa collection grandissait au fil des semaines.
« … Ton père se trompe sans doute sur ton compte, ma nièce. avoua finalement Daenerys, esquissant un sourire contrit, caressant la joue de la jeune femme délicatement. Il n’a pas eu deux fils, mais bien trois. Il est fort dommage que tu ais un si joli visage. Sans doute ne voit-il que cela. »
Se saisissant du peigne d’ivoire qui reposait non loin, Naema entreprit d’achever de démêler sa chevelure, alors que sa tante s’asseyait à ses côtés. La voyant faire, la jeune femme esquissa un sourire. Les seuls souvenirs de sa mère dont elle disposait était ceux d’autrui. Au fil des années, Daenerys avait prit la place laissée vacante dans le cœur de ses nièces. Jamais Naema ne l’avait repoussée, pas plus que Gaelya, trop heureuse d’avoir un modèle à imiter. Elles avaient besoin d’une mère. Une personne à qui se confier. Une personne qui voyait au-delà de la poussière et de la boue qui tâchait sa peau d’ivoire. Qui avait accepté ses faiblesses, qui s’était réjouie de la voir se fortifier au fil des années. Qui, dans les faits, s’était rendue compte de cela la première.
Zaldrīzes Giēñatī.
Le regard perçant, Naema observait l’œuf qui se trouvait entre ses mains, jouant de ses reflets opalins, causés par la lumière d’un jour naissant. Il serait parfait, le moment venu. Elle en avait toujours eu la certitude, dès l’instant où elle l’avait aperçu. Une naissance future était toujours un événement d’importance, qui ne pouvait se de préparer dès les premiers instants. Son oncle se chargeait normalement d’une telle tâche. Mais cette fois, il lui faisait l’honneur de faire ce choix d’importance pour lui, lui conférant son casque aux ailes de dragon par la même occasion. Pour eux. Pour son frère. Dès lors ne pouvait-elle que prendre cette responsabilité avec le plus grand sérieux, malgré les regrets qui lui tenaillaient le cœur. Si son oncle avait su cela, sans doute n’aurait-il pas insisté pour qu’elle prenne part à ce rituel.
« Comme j’aurai aimé pouvoir te garder pour moi... » murmura la jeune femme, les yeux désormais clos.Ses larmes, seule Gaelya avait pu les voir, alors qu’elle l’avait rejoint dans sa chambre, s’étonnant de ne point participer pleinement aux festivités qui avaient eu lieu il y a de cela quelques mois. Aekar s’en serait montré quelque peu tourmenté, s’il l’avait aperçue ainsi. S’il l’apercevait ainsi en ce jour. Alors préférait-elle garder ses larmes pour elle. Les choses étaient déjà faites. Pleurer ne lui serait d’aucune utilité, et blesser ce frère qu’elle aimait tant lui ferait bien plus de mal encore. Elle aurait du prendre la parole ce jour-là. Elle aurait du convaincre son aîné d’aller parler à leur père de tout cela. Mais elle avait préféré se taire. Pour le bien de la famille. Réunir deux branches différentes d’un même lignage sous la même bannière, afin de s’éviter des troubles futurs.
« Naema ? Tu voulais me voir ?
- Aekar, approche. » se contenta de répondre la jeune femme, lui faisait un signe de la main.La jeune femme ne rouvrit les yeux qu’en sentant la présence de son frère à ses côtés. Lui adressant un sourire, faisant rouler l’œuf entre ses mains. Elle n’avait plus qu’à procéder. Le plus dur pour elle était fait, malgré la douleur qui lui transperçait le cœur. Jetant un dernier regard en direction du lointain, appréciant les douces couleurs qui s’écoulaient délicatement dans le ciel, Naema reporta cependant son attention sur son frère aîné après quelques instants. Rien que le nécessaire, juste le nécessaire. Car sa tristesse, elle, reviendrait dès qu’elle lui en laisserait l’occasion.
« J’espère que Maelys se porte bien et que tu la traite bien. commença la jeune femme, un fantôme de sourire aux lèvres.- Elle n’a guère à se plaindre de ma présence. Aekar leva la tête. Si tu avais été plus grande, sans doute aurais-je pu te prendre pour notre Oncle, ainsi coiffée. L’homme se tut. Cela te va bien.
- Cesse donc tes flatteries, mon frère. répliqua Naema, réellement amusée pour cette fois. Nous ne sommes guère là pour parler de moi, mais de toi et Maelys.- … C’est l’œuf que tu as choisi pour nous ? s’enquit son frère, alors que son regard mauve se posait sur l’œuf, toujours posé là, sur la balustrade du balcon.
- Si les Dieux jugent que le destin de votre enfant est de voler à nos côtés, c’est cela. Naema se tut, son sourire devenant comme plus triste. Je l’avais gardé pour une occasion spéciale. Très spéciale même. Je pense avoir trouvé pourquoi je le gardai si précieusement. »Un mensonge. Il ne s’agissait-là que d’un odieux mensonge. Mais son sourire, et le casque qui masquait une partie de ses joues, suffiraient à masquer son méfait. Cet œuf, elle avait espéré l’offrir en cadeau de mariage à son frère. A leur mariage, pour leurs enfants. Cela aurait été leur secret. Un possible bonheur qui lui avait échappé, qui coulait entre ses doigts comme une poignée de poussière. Elle enviait Maelys. La jalousait même, bien que ne se laissant aller à de tels sentiments qu’une fois seule, ou dans les airs. Dès lors, seuls les Dieux, et Gaelya, étaient instruits de cela. Son aîné ne méritait pas cela. Jamais ne pourrait-elle lui faire du mal.
« Vous devrez le garder en votre présence aussi souvent que cela vous sera possible, suis-je bien clair ? rappela Naema, sur un ton qui n’admettrait aucune réplique. Il est important de tisser un premier lien dès les premiers mois. Et si l’avenir de votre enfant est différent du tien ou du mien, cela ne sera que partie remise. Cet œuf est à Maelys et à toi aussi longtemps que vous penserez en avoir besoin.- On croirait entendre Oncle Taemon. souligna Aekar, alors que sa sœur déposait l’œuf entre ses mains. Je te remercie, Naema. Nous ne pouvions pas espérer meilleur choix que celui que ton esprit te dictait.
- Remercie donc la clairvoyance de ceux qui officièrent durant mon Épreuve du Feu. »Cette mascarade ne durait que trop. Jamais Naema ne pourrait soutenir un tel jeu encore longtemps. La blessure était encore trop fraîche, sanguinolente même. Aussi demanda-t-elle le congé à son aîné, arguant que d’autres missions l’attendaient. Un mensonge de plus. Une unique larme lui échappa, alors qu’elle s’apprêtait à quitter le balcon, son frère la hélant finalement avant qu’elle n’ait le temps de réellement fuir. Alors, précipitamment, la jeune femme essuya cette larme traîtresse d’un mouvement de pouce, ne se retournant cependant point. Elle pleurerait sans doute davantage, en agissant de la sorte.
« Que se passe-t-il, Aekar ? Il y a-t-il autre chose dont tu aimerais t’entretenir avec moi ?- … Je pars dans quelques jours pour notre autre demeure, des affaires m’y appellent, et… Voudrais-tu m’accompagner ?
- Il y aura-t-il des animaux ? répondit, amusée et rhétorique, la jeune femme, reconnaissant là l’un de leurs jeux.- Des lapins, sans doute. commenta son aîné, sur le même ton. Dois-je voir cela comme un accord ?
- Je ne suis peut-être pas ton épouse, Aekar. Mais tu serais fou de croire que tu peux te débarrasser de moi aussi facilement ! J’accepte et passerai voir ton dragon dans la journée, pour m’assurer que tout est en ordre à ce sujet.- L’affaire est donc entendue ! Sois prête dans deux jours. Nous partirons à l’aube ! »
Hochant la tête davantage pour elle-même qu’à l’attention de son aîné, Naema s’engouffra dans le couloir qui se présentait devant elle. Disparaissait au détour de ce dernier, la jeune femme sentit ses épaules s’affaisser. Elle avait réussi. Contre toute attente, mais elle avait réussi. Sentant des larmes lui venir à nouveau, la jeune femme trouva instinctivement le chemin de la tour la plus proche. Il lui fallait voir Hyndrill. Gaelya dormait encore, à pareille heure. C’est le souffle étranglé par des sanglots que Naema parvint à son but. Elle sentait Hyndrill agitée, sans doute par sa propre détresse. Cela ne manqua pas. Au bout de quelques minutes à peine, la fine silhouette écailleuse de sa compagne de toujours se posait devant elle.
« Je… Nous devons partir en quête du dragon de mon frère. Partons de suite, ma sœur. »Essuyant les larmes qui roulaient sur ses joues, la jeune femme s’approcha de sa dragonne. Il lui fallait avoir la vision claire, pour s’harnacher convenablement à sa selle. Hyndrill ne demanda guère son reste, prenant son envol à l’instant même où la Dame Dragon lui en donna l’accord. Bientôt, le Palais d’Oros lui sembla être aussi grand qu’une fourmilière. Toujours plus haut, toujours plus vite. Il n’y avait guère que dans les cieux où elle pourrait laisser la vérité éclater au grand jour. Elle avait agi pour le mieux. Pour le bien des siens. Et pourtant, les larmes, toujours plus nombreuses, inondaient son visage.
De l’Ombre à la Lumière.
Elle avait accepté sans un mot de laisser sa place à Maelys auprès de leur frère aîné, reconnaissant, acceptant plutôt, qu’il s’agissait-là de la meilleure chose à faire pour assurer la paix de leur lignage. Acceptant de se taire, de cacher ses larmes. De ne les offrir qu’à Gaelya, qu’à Hyndrill. Même Oncle Taemon et Tante Daenerys n’en avait rien su. Cette dernière avait pourtant tenté de lui tirer un aveu, sans doute pensant pouvoir la consoler. Mais toujours, Naema avait souri.
‘’ Si Aekar est heureux, je le serais aussi, ma Tante. Père m’a déjà trouvé un autre parti. Je n’ai guère à m’en plaindre. ‘’Elle accepté sans la moindre tristesse les fiançailles officieuses d’Elaena et de Maekar, reconnaissant l’amour qui les liait. Ne comprenant que trop bien les raisons d’une telle annonce. Son cœur même était en liesse. Car elle aussi, inspirait à l’amour. Un amour fort. Pur. Puissant. Car elle aussi inspirait au bonheur. Son droit le plus inaliénable, pensait-elle. Le prix de cette vie pour laquelle elle avait lutté dès ses premiers instants, frêle comme elle était. Pour s’imposer dans sa propre demeure, souvent trop peuplée, malgré le fait qu’elle préférait l’ombre. Un dernier rêve de fillette qui tombait petit à petit en poussière. Une poignée de poussière qu’elle ne parvenait plus à retenir, qui filait entre ses doigts.
Un homme dont le sang ne contenait que quelques flammes. Une tortue de la Rhoyne. Telle était le lot de consolation qu’on lui offrait. Une tortue qui n’avait point souffert de la guerre, là où son frère cadet en était revenu brisé. Pourquoi n’aurait-il pas pu mourir ? Qu’avait-il de plus par rapport à Raegnar ?! Après tous ses sacrifices. Après avoir déjà tant accepté. Après avoir remis son bonheur entre les mains de d’autres personnes. Après avoir tant renoncé. Trop renoncé sans doute. Une cadette encombrante. Voilà ce qu’elle était devenue, à son grand désarroi. Une cadette qu’il fallait marier, bien contre son gré, dans une fratrie qui ne contenait plus assez d’hommes. Sa demi-sœur dansait dans la lumière par son sacrifice. Et elle, elle n’en récupérait que de la poussière. Des cendres. De l’amertume.
Elle ne pouvait cependant accepter cet affront. Un de plus.
Un de trop.
Qu’importe les richesses. Qu’importe cet or, cet encens. Ces étoffes précieuses.
Un affront que son sang se refusait à accepter.
Alors, Naema refusa.
Intérieurement, de toute son âme, de tout son corps.
Et jamais Hyndrill ne rugit aussi fort qu’en ce jour, alors qu’elle et Naema s’élevaient dans les cieux, laissant derrière elle, pour quelques instants seulement, ce mariage qu’elle haïssait déjà de toute son âme. Cette couche nuptiale qu'elle n'honorait que peu, depuis qu'ils avaient été unis devant les Dieux. Il lui fallait fuir, encore et toujours. Serrer entre ses poings cette seule poussière qui lui restait. Son dernier espoir. Mais pour aller où ? Leur demeure dans les plaines environnant Oros serait toujours trop proche. Bien trop proche. Alors où ? Les Dieux, en la main de sa cousine Elaena, lui offrir une réponse.
Valyria. On avait besoin d’elle à Valyria. Pour leurs dragons, agités depuis le Grand Effondrement, les Tergaryon avaient besoin d’elle. Ses cousins et ses cousines avaient besoin d’elle. Alors, Naema quitta Oros, n’emportant avec elle qu’un minuscule paquetage. D’autres choses viendraient par d’autres voies, si elle en ressentait le besoin. Personne ne chercha à la retenir, à Oros. La lettre d’Elaena était la clef qui lui permettrait de fuir sa prison. Seule Gaelya compris, gardant pourtant le silence à ce sujet. Il y avait des choses que les jumelles n’avaient pas besoin de se dire pour se comprendre. Ou pour garder un secret.