La Flamme, Drivõ & An 1067, mois 4
Difficile de décrire l’émotion qui avait été celle d’Alynera Vaekaron lorsqu’elle fendit la foule, les hautes paroles du Grand Pontife du Dieu des Dieux résonnants encore dans la pierre.
Tournez-vous et contemplez le passé et le futur, l’or et l’argent, la gloire et la fortune, le feu et le sang. Joignez-vous à moi, applaudissez, criez votre joie, rappelez-vous l’Histoire. Les dix mille hères s’étaient retournés d’un même corps, le silence pieux de leur béatitude sur les lèvres, un instant long, suspendu, avant de rugir. L’ovation fut si forte que les Quatorze en frissonnèrent d’émois, et la Misio Lentor avec eux. Ce peuple, adoré, aurait-il pu répondre avec plus de chaleur ? Ragaenor s’était avancé en premier, au milieu de Maegon et Vaerys. De leurs corps en avant, fermes et majestueux, semblaient irradier toute la lumière de l’astre solaire. Depuis quand les Lyseon n’avaient pas ainsi marchés, en dehors de l’ombre ennemie dont ils étaient désormais libres ? La joie brûlante d’avoir sauvé ses pairs aurait pu la faire faiblir d’un sourire heureux. Pourtant, quelques mètres en arrière, le front porté haut, rien n’aurait pu trahir l’acte mené par la dynaste quelques semaines auparavant. L’Histoire, celle évoquait par le prêtre, jamais ne se souviendrait du rôle que trois femmes avaient pu tenir. Aveugle, Elle ne voyait pas même l’assassine descendue de sa Tour millénaire pour marquer d’une pierre blanche ce jour si spécial quand son cœur s’abreuvait, déjà, de l’âpreté d’une criminelle en devenir. Comment aurait-Elle pu le deviner sous la fureur de ces acclamations ?
Car le peuple avait acclamé la jeune épouse qu’il apercevait, pour la première fois, anoblie de toute sa condition. Il voyait un oncle enorgueillit par ces Dieux tutélaires, intimes de cette famille ancestrale. Les percevoir, tous deux, auréolés d’une gloire nouvelle, renvoyait à la foule les secrets initiatiques du monde détenus par quelques rares personnes. Jamais, depuis bien des décennies, on n’avait pu voir tel spectacle : la majorité de ces détenants unis face à l’adversité. Oui, dans ses vivats enfiévrés, la foule acclamait les divins parents et leur futur né. Bientôt cinq mois auparavant, elle avait assisté à leurs étranges noces pour lesquelles les Dieux avaient voulu que la première épouse de l’Érudit soit appelée en prêtrise. Des noces pour lesquelles des ragots, viles, grivois, terribles avaient longtemps ourdis. Mais, à tous ceux qui avaient appelés au parjure, le ventre arrondit de la belle semblait aujourd’hui leur donner bien tord ! Il était certain que l’apparition des anciens Triarques était une vue plus divine qu’humaine. Ses paumes sous ce ventre triomphal, dont les plis de sa robe, volontairement, accentuaient la noble courbure, Alynera avait remonté vers Drivõ aux côtés de Vaelya Riahenor. Majestueuses et vénérables, les deux héroïnes de la guerre étaient réunies pour une nouvelle bataille. Cette fois-ci, cependant, elles ne portaient pas leurs armures d’acier : dans leurs stolae blanches, elles étaient les filles des Mères de cette terre, héritières directes de la plus grande civilisation que le monde ne devrait jamais connaître. Elle avait traversé cette foule, inédite, avec assurance, le maintien, noble et grave, naturellement honnête. Évidemment, elle était née avec la certitude, inhérente à son sang, que le monde n’aurait pu être sans Eux. Et, bien plus important, que le monde ne pourrait être sans le pouvoir primordial du sang-magie des siens. Ils étaient la semence séminale du commencement.
Lorsque Jaeganon baisa son front offert, deux mains paternelles sur sa chevelure tramée aux fils d’or, la fierté, l’anxiété et l’impatience de son être firent place à une grande concentration. L’exposition venait de se clôturer avec une balance de la destinée favorable à leurs desseins, mais le nœud de la pièce, celui de tous les imprévus possibles, ne faisait que commencer. En prenant place derrière son époux, elle prit soin de saluer d’un regard tout le clergé réuni. Son regard magnanime alla jusqu’à rencontrer celui de la prêtresse Qohraenos, prêtresse de Tyraxès, mise à l’écart pour une raison qu’elle ne connaissait pas encore. Qu'importe, elle l’absolvait. Cette victoire serait la leur, à tous, si ils parvenaient à imposer leur parole face à ce peuple dont l’allégeance était aussi changeante que le Maître Vent. Mais les Dynastes étaient les premiers dragons et, désormais réveillés de leur sieste séculaire, rien ne pourrait résister à leur volonté.
« Honore ton père ! » marquait le retour de l’ordre sur le chaos.
Dès le moment où Ragaenor commença son élocution, il devint clair qu’il était né pour ce moment. Son défunt frère l’avait toujours su, son testament n’avait été qu’une tactique supplémentaire, depuis l’au-delà, pour faire enrager son oncle. Comment avait-elle pu être si sotte de croire que Daelor avait eu le souci de préserver le sang de leur lignée ? Comment avait-elle pu croire qu’il avait souhaité la protéger ? Savaient-ils, eux, les membres de cette assemblée étrange, que le porteur de ces mots avait du s’infliger une discipline de fer pour parvenir à ce jour ? Et, alors qu’il s’avançait vers cette foule en liesse, porté par ses idéaux, Alynera ne put qu’échouer à la conclusion, unique, qu’ils avaient défié les règles pour le meilleur. Jamais, ses frères, les Lierres, n’auraient été à la hauteur de ce moment historique. Elle-même, élevée dans le carcan féminin de son monde de brocart, n’aurait jamais pu rivaliser avec l’aura du
Misio Tembyr. Bien sûr, si la parole lui avait été donnée, nul doute qu’elle aurait fait les choses différemment. L’Érudit avait une vision humaniste, égalitaire du monde, où elle percevait les choses avec plus de froideur.
Puis, la sénatrice Melgaris reprit la parole. C’est à ce moment qu’Alynera sentit la première goutte de pluie sur sa joue. Elle leva son regard vers le ciel embrumé : Yraenarys était haut dans les nuages, invisible, mais elle pouvait sentir sa présence protectrice. Les larmes de dragon étaient aussi rares que précieuses et leur magie, peu connue, avait le pouvoir de renverser le cours vivant des éléments. Était-ce là un présage ? La petite révolte, car s’en était une, impromptue de la marchande de soie avait bien failli renverser tous leurs plans. Heureusement, malgré elle, sa protestation avait donné un théâtre naturel à leur machination. Aussi, Daera, pouvait-elle scander, trépigner par quelques tours de parades, rondement menés, son attachement pour le peuple et sa volonté qu’il soit entendu comme si avant elle les nobles n’avaient jamais eu connaissance de son existence, mais, en vérité, elle n’était rien. Elle pouvait, le geste impérial, elle qui pourtant se targuait de porter haut les couleurs républicaines, nouer son ruban de satin bleu autour de la main de son époux, braver toutes les convenances édifiées et parader de quelques phrases vides de sens réel qui ne pouvaient faire écho qu’à un peuple n’ayant aucune connaissance des jeux du pouvoir.
« En signe de bonne foi, je propose d'abolir dès maintenant et sur ces marches, symboles de votre volonté, le couvre-feu qui empoisonne vos vies et d'entamer par la suite les négociations qui seront menées avec vos représentants. »
La future mère sourit, quand au fond d’elle-même un souffle rageur réchauffait ses humeurs. Cette fille de rien venait de leur ravir leur prochaine carte. Son outrecuidance, tout comme sa vulgarité, n’avait donc aucune limite ? Elle força un peu plus son sourire, pour le peuple. Ce n’était rien, tout ceci n’était rien. Qu’elle vive donc sa journée de gloire, les siens en avait déjà vécus presque trois cent-mille ! Le jour d’après, le suivant ou l’autre encore, elle devrait se repaître des miettes de son orgueil. Car Daera Melgaris avait tord et le peuple plus encore s’il était assez bête pour penser qu’elle était l’une de leurs. La femme était une opportuniste : née dans les bas-fonds de la cité, ses premiers vagissements au milieu des cris lascifs donnés par ses pères, elle ne semblait vivre que pour gravir les échelons de cette société qu’elle voulait pourtant tant réformer. Nul doute qu’un jour, elle vendrait l’une de ses filles à un aristocrate désargenté pensant ainsi être arrivée au sommet de la pyramide. Là était son vrai masque : elle se souciait tant d’abolir les choses sans même comprendre que tout était régi, jusqu’à la cadence de son souffle, par la primauté de sang-magie sur lequel elle crachait.
Peuple de Valyria laisse-moi te représenter en ces négociations comme je l'ai fait durant toute cette journée, réunissons le Peuple et ses héros, le Peuple à sa République. Une héroïne ? parce qu’elle avait réussi à réunir dix mille pauvres gens fatigués et appauvris par une guerre intestine ? qu’elle essaie donc d’abattre la flamme sur la Harpie ! Alynera balaya son regard sur ce peuple que la sénatrice pensait connaître, elle se trompait tant ! Contrairement à ce qu'elle avait dit les Dynastes — comme elle avait craché le mot ! — pouvaient écrire l’histoire sans lui. Ils l’avaient déjà fait, ils pourraient le refaire. La Melgaris ne voyait-elle donc pas, dans sa fureur de lumière, que le peuple, qu’elle avait cru son allié, l’avait tout aussitôt oublié lorsqu’ils avaient parus ? Alynera appartenait plus au Peuple que Daera ne le serait jamais. Après-tout, elle était leur « Princesse. » Elle avait grandi dans leurs yeux, dans leurs cœurs et leur imaginaire avant même qu'elle ne naisse !
Ce fut ce moment qui choisi Maegon Riahenor pour s’adresser, à son tour, à la foule réunie.
« Sous son étendard, le Valyrien entraîné dit en gémissant : Père Infortuné ! Que n’avons-nous vécu loin de ce temps impie, dans les jours moins affreux de Bhorash et Lucerys ! Dieux, nous n’aspirons pas aux douceurs de la paix : éloignez nous des combats, et au loin des forfaits. »
Sous ses longs cils, elle jeta une oeillade discrète au patriarche. Qui aurait cru que l’homme s’adonnait à l’art de la prose ? Il n’y avait aucune parade qu’il ne pouvait donc, définitivement, faire. Il ne manquait pas de cran de demander à la foule de « ne pas aspirer aux douceurs de la paix. » Elle l’écouta, les yeux bas, les lèvres closes. Le passif récent des Riahenor et des Vaekaron n'était pas des plus facile à comprendre. Maegon et son oncle s’étaient unis politiquement, socialement, contre elle afin de la déstabiliser et de la décrédibiliser. Puis, quand leurs bans avaient été prononcés, ils avaient horrifiés leurs pairs et les Riahenor avaient cessé leur volonté d'alliance politique. Mais, désormais, ils se retrouvaient, par la force de leur héritage commun, liés. Pour autant, elle se méfiait de lui comme on se méfie de la maladie. L’homme était pétri d’une volonté tyrannique toute personnelle… aussi ne fut-elle qu’à moitié horrifiée lorsqu’elle l’entendit déjouer les plans qui avaient convenus, et préparés, en amont.
« Qu'il en soit ainsi ! Nous nous vengerons seulement des plus pervers et des plus coupables. Nous le ferons autant dans votre intérêt que dans le nôtre parce que, aussi longtemps que nous restons en conflit, vous encourez les plus grands dangers, et il est nécessaire pour nous aussi de faire quelque chose pour calmer l'armée qui a été insultée, offensée, par quelques tyrans. Maintenant, nous préférons prévenir nos ennemis plutôt que de souffrir de leurs mains et les faire souffrir. »Par instinct protecteur, elle enveloppa son ventre. Ainsi donc il n’était pas assez pour lui d’être un dragon à tête tricéphale, il fallait qu’il coupe celles de ses frères pour mieux rugir ! Qu’avaient donc t’ils, tous, à vouloir brandir ce peuple, mais à vouloir aller, toujours, plus haut ? D’un visage inquiet, Alynera observa la foule amassée devant eux. Qu’avait-elle compris, elle, de ce discours étrange dans lequel on demandait la tête des coupables, des traitres et des ennemis mais dans lequel on promettait de ne pas faire souffrir et d’apaiser ? Un sourire furieux aurait voulu déformer la contenance parfaite de son visage. Le plan avait pourtant été d’entrer dans le Sénat avec le soutien du plus grand nombre ! Désormais, après ce coup d’éclat, obtiendraient-ils le soutien des Rouges et des Lumières ? Imperceptiblement, son regard croisa celui de son oncle-époux. La veille, il l’avait prévenue.
***
- FLASHBACK:
La veille des événements de la place du Sénat, le repas du soir pris à Tour Vaekar entre les deux époux se trouvait sans doute plus pesant que d’habitude. Peu loquace par nature, Ragaenor ne prêtait qu’une attention distraite à son assiette, et presqu’aucune à son épouse attablée en face de lui. A un moment, pourtant, ses yeux se fixèrent sur elle, comme pris d’une réalisation, et il prit la parole :
« Demain, je parlerai au Sénat, leur présenterai notre vision de l’avenir, main dans la main avec les autres dynasties. Notre union est primordiale, ce faisant nous sommes forcés à une confiance qui peut-être est prématurée. Une fois les événements lancés, je ne pourrai corrigé les possibles élans des autres chefs de famille, et il est possible que l’un d’eux cherche à tirer la couverture à lui, voire à imposer son propre agenda sans que nous ne puissions rien y faire. Sans que je ne puisse rien y faire.
Je déteste te demander cela, surtout dans ta condition, mais il est possible que tu sois alors notre seul moyen de sauver ce que nous avons construit, Alynera. Là où je devrai montrer un front uni quoiqu’il soit dit, l’enfant que tu portes, et ton statut de femme, te permettront de faire en sorte que celui qui s’écarte de la voie tracée ne soit pas pris au sérieux. Il se sentira probablement insulté, et toi, tu seras pour un moment humiliée également, mais peut-être ce faisant sauveras-tu notre avenir. Si cela devait arriver, le choix sera le tien, mais mieux vaut que tu y sois préparée.
C’est un sacrifice que je te demande, mais que je n’exige pas. »
***
« L’émoi te fait perdre le sens des mots, Maegon. »
Sa voix avait été un murmure, une caresse menaçante sur le marbre, mais ceux assez proches l’entendirent. Vaelya, trop surprise pour être choquée, la dévisagea d’un air interdit. Elles avaient toutes deux été admises en qualité d’épouses, mais il avait été clair qu’elles demeureraient silencieuses. Le secret qu’elle partageaient, lourd, dangereux, les forçaient à accepter cette voie d’abnégation publique. Plus vite on les oublierait, mieux cela serait. Avançant d’un pas, la grimace sur les lèvres, comme si elle avait soudain mal en son corps déformé, elle observa avec défiance le patriarche. Ils ne pouvaient se montrer désunis face à tous, mais ses mots insensés, sa détermination à vouloir briller seul, quand sans elle il n’aurait jamais été sur ce parvis en ce jour, devaient être matés.
« Le sève de cette terre coule si fort en ton sang qu’elle exacerbe ton humeur biliaire… si prompte au feu ! Je crains cependant que tes mots ne sois pas compris, tels que nous les entendons. Valyria ! Notre République fortifiée ne sera pas synonyme de vengeance, mais de justice. Justice pour notre Mère, offensée, violée, trahie. Nos ennemis seuls sont sont ceux qui souhaitent affaiblir le pouvoir de l’unité de notre peuple. Et seuls, eux, esclaves, métèques ou Valyriens, seront jugés par le Sénat et, s’il le faut, par ordalie divine. La République, réformée, ne sera pas une tyrannie. Et les sièges des familles militaires, sous prétexte qu’ils aient appartenus à la faction Rouge, ne seront pas mis en péril sous notre garde ! »
Une honnête épouse n’aurait jamais du se comporter de la sorte et, dans cet habit officiel, elle n’avait pas même de palla pour se couvrir la tête. Elle hésita. Ragaenor lui avait demandé d’agir, certes, mais lui pardonnerait-il réellement ? Comment, devant ces dix milles hommes, pouvait-elle couper la tête du dragon Riahenor sans altérer publiquement à l’unité divine ?
« En plaçant ce ruban autour du poignet des familles dynastes, la Sénatrice Melgaris a confié aux héritiers des Dieux le rôle de protecteurs de notre Institution. C’est ainsi que nous pénétrerons à l’intérieur de Drivo ! »
Et, pour le moment, il n’en serait pas autrement. Maegon devrait garder sa hargne, son désir de vengeance, bien contre lui, ou il les ferait tous tomber. Ce ruban, si important aux yeux de cette assemblée, n’avait aucun poids pour les sénateurs qui les attendaient derrière. Les Dynastes possédaient le pouvoir religieux, civique et bientôt magique... mais les géants de l’hémicycle ne se sentiraient obligés de ployer devant aucun, ou de très mauvais grès. Lorsqu’elle reprit sa place, proche des prêtres, son regard croisa celui du patriarche. Si le corps de l’épouse était frêle, chancelant, nul doute qu’il avait pu y voir les deux pupilles carnassières d’Yraenarys. Ils seraient unis ou rien.